Les résultats des élections législatives en Allemagne sont bouleversants, mais ils ne sont pas surprenants. Ils correspondent à peu près aux résultats des sondages des dernières semaines, sauf, peut-être, pour lesVerts dont les chiffres sont finalement restés encore en dessous de ce qu’ils attendaient après les déceptions de l’été quand leur campagne avait été victime des gaffes de leur candidate Annalena Baerbock. Avec 14,8% (8,9 % en 2017) ils ont quand même obtenu leur meilleur résultat dans les élections législatives.
Alors que le parti de la chancelière sortante, l‘“Union“ CDU/CSU, enregistre le plus mauvais résultat de son histoire avec 24,1% (33% en 2017), les sociaux-démocrates (SPD) du vice-chancelier Olaf Scholz renaissent de leurs cendres avec 25,7% (20,5% en 2017) et vont former le premier groupe parlementaire au prochain Bundestag, qui va se constituer le 26 octobre. Les libéraux du FDP améliorent légèrement leur score avec 11,5% (10,7% en 2017). A côté des chrétiens-démocrates, il y a encore deux perdants : l’extrême droite de l’AfD tombe à 10,3% (12,6% en 2017) et le parti „La Gauche“, héritière de l’ancien parti communiste de la RDA, divise pratiquement son score en deux, arrivant à 4,9% (9,2% en 2017). [1]
Ce résultat laisse deux options pour la constitution d’une majorité : soit une coalition formée par le SPD, les Verts et le FDP et dirigée par le chancelier Olaf Scholz (coalition dite „feu tricolore“ rouge, jaune, vert) ; soit une coalition formée par la CDU/CSU, les Verts et le FDP et dirigée par le chancelier Armin Laschet (coalition dite „jamaïcaine“ noir, jaune, vert – les couleurs du drapeau de la Jamaïque). Ce résultat ne surprend personne. Il est pourtant bouleversant, car il apparaît que, depuis le 26 septembre 2021, le système traditionnel des partis ne fonctionne plus comme avant.
Une coalition de progrès
Il n’y a plus deux grands partis et un ou deux petits partis avec lesquels l’un ou l’autre formerait un gouvernement à deux – un „chef“ et un „garcon“ comme l’avait décrit l’ancien chancelier Gerhard Schröder. Même ensemble, les anciens „grands“ (CDU/CSU et SPD) n’arrivent plus à 50% des voix. Depuis dimanche soir, ce sont les „petits“, les Verts et le FDP, qui s’organisent pour discuter entre eux de la manière dont ils pourraient s’entendre pour monter un „grand projet“ (selon le co-chef des Verts, Robert Habeck) et une „coalition de progrès“ (selon le chef du FDP Christian Lindner). Ils n’ont pas attendus d’être invités par un des „grands“ pour sonder les conditions pour former une majorité. Pour la première fois, ce sont eux qui sondent les uns et les autres pour voir s’ils peuvent trouver un terrain d’entente à partir duquel ils négocieraient avec les „grands“. Est-ce que ce seraient eux, les „petits“, qui choisissent lequel des deux prétendants à la chancellerie leur convient ?
On n’en est pas encore là. Mais une chose est claire : les Verts et les libéraux feront partie du prochain gouvernement tous les deux, sinon, il n’y aura pas de majorité – sauf, selon des calculs purement mathématiques, en répétant en sens inverse la „grande coalition“ sortante, ce que personne ne peut imaginer. „On n’a pas le droit d‘échouer“, a constaté Robert Habeck avant leur première réunion mercredi.
En effet, ce sont les divergences politiques entre les libéraux et les Verts qui posent le problème le plus difficile à résoudre. Et cela indépendamment de la question de savoir qui sera chancelier, car dans un cas comme dans l’autre ils sont obligés, tous les deux, de s’accorder. D’une part, les libéraux ont leur place dans „le camp bourgeois“, défendent l’économie libérale, proposent une baisse des impôts et, en même temps, un retour à la discipline budgétaire stricte, faisant confiance aux marchés pour réussir la transition écologique qu’ils veulent, eux aussi, mettre en route.
Le camp de la gauche
D’autre part, les Verts se trouvent dans „le camp de la gauche“ ; issus d’un mouvement de protestation pacifiste et anti-nucléaire, ils attendent de l’Etat un rôle actif pour accélérer la lutte contre le changement climatique et la transition écologique qui doit être au centre de toute activité du prochain gouvernement ; ils prévoient de mobiliser des ressources financières supplémentaires, que ce soit par une imposition plus lourde pour les plus riches ou par une flexibilité plus grande avec des crédits de l’Etat, car la transition va coûter cher. Ce sont des divergences importantes, qu’il sera difficile de surmonter.
Mais il y a aussi des questions politiques sur lesquelles ils peuvent s’entendre : pour la défense des droits de l’homme et des droits civiques, y compris la protection des données, pour la modernisation du pays dans l’informatique et dans l’éducation, pour une ouverture à la migration réglementée, pour l’intégration européenne et une position plus ferme par rapport à la Chine et à la Russie, mais aussi à tout régime autoritaire. Finalement, comme l’a exprimé Christian Lindner dimanche soir déjà, ce sont deux partis d’opposition à la „grande coalition“ qui proposent le changement. Et si on veut arriver à former une majorité solide pour le changement, pourquoi ne pas commencer par le plus difficile – combler le fossé existant entre les deux partis qui se trouvent les plus éloignés l’un de l’autre ?
Ce sera difficile, sans doute. Annalena Baerbock a déjà déclaré haut et fort qu’elle veut voir la CDU/CSU dans l’opposition, Robert Habeck constate une „préférence“ pour un chancelier Scholz, alors que Christian Lindner continue à confirmer que son premier choix serait une coalition avec un chancelier Laschet. Mais il ne faut pas sous-estimer non plus que ce sont les Verts et le FDP qui ont obtenu leur meilleur score parmi les plus jeunes, loin devant les „grands“. Et ce sont les jeunes qui ont le plus l’ambition et l’envie de changer la politique. Dans ce contexte, il est aussi intéressant de noter que désormais un tiers des députés du SPD ont moins de 40 ans. Y aurait-il une coalition des „jeunes“ ? Avec une motivation forte d’aller à l’avant ?
Une phase de négociations qui peut durer
On n’est qu’au début d’une phase de discussions, de concertations, de négociations, qui peut durer. Et il y aura d’autres problèmes à résoudre, en dehors des nombreux sujets conflictuels où il faut trouver des compromis avant de former un gouvernement solide. Par exemple : le SPD et Olaf Scholz ont gagné les élections, mais est-ce qu‘Olaf Scholz peut compter sur le SPD ? Il y a deux ans, le SPD n’a pas voulu de lui comme président du parti. Un bon nombre de ceux qui ont voté pour le SPD, selon les sondages après le vote, n’auraient pas voté SPD s’il n’y avait pas eu Olaf Scholz. Est-ce donc une victoire d’Olaf Scholz malgré le SPD ou du SPD malgré Olaf Scholz ? La moitié du nouveau groupe parlementaire du SPD est formé de nouveaux élus, dont une grande partie de jeunes, dont beaucoup avaient fait campagne contre lui dans la campagne pour la présidence du parti. Le nouveau groupe sera plus à gauche. Cela va-t-il poser des problèmes à un chancelier Scholz ? Les futurs partenaires du SPD sont très intéressés à le savoir.
Par ailleurs, la coalition préférée des libéraux, celle avec les conservateurs de la CDU/CSU, est-elle une véritable option ? D’une part, des leaders du FDP rappellent que la dernière fois qu’ils ont gouverné avec la CDU/CSU (2009-2013), ils n’ont pas été bien traités par Mme Merkel et ses amis et ils ont fini par être éliminés du Bundestag en 2013. Les Verts, eux, seraient-ils vraiment prêts à s’engager dans une coalition pour élire un chancelier qui est le grand perdant de ces élections au lieu de s’allier avec celui qui les a gagnées ? D’autre part, Armin Laschet n’a même pas le soutien de tous ses „amis“ ; il ne l’a jamais eu. C’est Markus Söder, son rival pour la candidature de l‘“Union“ à la chancellerie, qui vient de déclarer que Olaf Scholz avait les meilleurs chances de devenir chancelier et qui, le premier de la CDU/CSU, a félicité Olaf Scholz de sa victoire, parce que „cela se fait dans une démocatie.“ Il y a des raisons pour douter des chances réelles d‘Armin Laschet de réussir son pari et d’occuper la chancellerie malgré sa défaite.
Pourtant, il n’a toujours pas reconnu sa défaite par rapport à Olaf Scholz, car, vu les résultats des élections, ni l‘un ni l’autre, dit-il, n‘aurait le droit de réclamer la chancellerie. Sera chancelier celui qui arrive à former une majorité au Bundestag, avait-il déclaré le soir de son échec. Et ses électeurs attendaient de lui de faire barrage à un gouvernement de gauche. La seule issue possible : une coalition „jamaïcaine“. Elle, seule, permettrait aussi la survie politique propre d’Armin Laschet, car il n’a pas voulu se porter candidat à la tête du nouveau groupe parlementaire. Faute de réussir à former une telle coalition et à la diriger comme chancelier, il ne serait que simple député du Bundestag. Armin Laschet et sa formation politique sont, après cette défaite, plongés dans une recherche d’eux-mêmes. Ce n’est pas vraiment encourageant pour ceux qui seraient intéressés à s’engager avec eux plutôt qu’avec d’autres.
Succès de l’extrême droite à l‘Est
Reste un autre problème bouleversant auquel la CDU et Armin Laschet sont confrontés. Bien que l’AfD ait encore perdu des voix aux législatives, après avoir perdu des voix aux élections régionales de cette année, l’extrême droite est arrivée à la première place en Saxe et en Thuringe ; en Thuringe elle a même pu améliorer ses résultats d’il y a 4 ans. La Thuringe, c’est la fédération la plus extrême du parti d’extrême droite. Et l’AfD est arrivée en deuxième position dans deux autres „Länder“ de l’est, le Brandebourg et le Mecklembourg-Poméranie Occidentale. Effectivement, là où elle s’est radicalisée le plus, l’AfD réussit le mieux. Et c’est le cas de plus en plus souvent à l’est où elle est implantée de manière solide. Les chefs de la CDU à l’est étaient, par conséquent, les plus furieux après la défaite de leur candidat pour la chancellerie – un candidat qui n’a jamais été le leur. Armin Laschet a encore des jours et des semaines pénibles devant lui, et la CDU avec lui.
Voilà un paysage politique bouleversé par une défaite sanglante du parti de la chancelière sortante qui doit, maintenant, commencer à recoller les morceaux ; par le rôle tout à fait nouveau joué par les deux „petits“ partis (des jeunes), les Verts et le FDP, très loin les uns des autres, qui tentent de s’entendre entre eux pour lancer une „coalition de progrès“ ; par une radicalisation et des succès de l’extrême droite à l’est où elle pose un problème urgent pour la CDU ; par la quasi-disparition de l’ancienne Gauche. Malgré cela, il n’est pas impossible que la nouvelle coalition voie le jour avant Noël. C’est l’ambition affichées d’Olaf Scholz. Mais tout dépendra de l‘entente entre les deux „petits“.