La Turquie, qui a préféré combattre les Kurdes plutôt que Daech, ne fera pas partie de la solution en Syrie ; en tout cas son rôle s’en trouvera amoindri. Le maître du Kremlin en sort renforcé, les Kurdes soulagés et l’Europe victime d’une forme de chantage. L’UE a promis 3 milliards d’euros au « bey d’Ankara » et lui a fait miroiter une reprise des négociations d’adhésion pourvu que la Turquie retienne sur son sol les centaines de milliers de Syriens candidats à l’exil dans la riche Europe.
Les objectifs militaires russes
Etrange similitude des comportements entre le président turc et le maître du Kremlin : un égocentrisme exacerbé, une politique intérieure autoritaire qui ne souffre aucune opposition et une mauvaise foi caractérisée. Mais dans ce jeu de brutes, c’est celui qui maîtrise ses nerfs qui a les meilleures chances de l’emporter. Et c’est le Slave qui l’a emporté.
Partie du nord-ouest de la Syrie, dans la zone côtière de Lattaquié surplombée par la montagne des Alaouites, l’offensive russe pour sauver le soldat Assad de la débâcle a pour objectif de reprendre le contrôle de l’axe Damas-Alep et d’assurer ainsi la survie du régime.
La reprise de la ville centrale de Homs au début de décembre et la construction prévue d’un deuxième aéroport russe après celui de Lattaquié, permettra à la coalition russo-irano-syrienne de s’étendre vers l’est en direction de Palmyre conquise par Daech et vers le sud-ouest frontalier du Liban où Daech et le Front al Nosra ont conquis les monts du Qalamoun.
Mais l’objectif principal de ce déploiement pourrait être le nord avec la volonté de reprendre Alep où plusieurs milliers de combattants du Hezbollah encadrés par des pasdaran iraniens sont massés. Alep, deuxième ville syrienne et poumon économique du pays, se trouve à 50 kilomètres de la frontière turque.
Poutine savoure sa revanche
Présents à Paris, les 29 et 30 novembre, pour l’ouverture du Sommet sur le climat COP21, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan se sont royalement ignorés alors qu’ils étaient courtisés l’un et l’autre par leurs pairs.
Le président russe savourait sa revanche après l’humiliation qu’ont voulu lui faire subir les Occidentaux en Ukraine. Le contraste est saisissant. Voilà que Vladimir Vladimirovitch fait son blitzkrieg en Syrie et que la coalition occidentale lui demande de se joindre à elle pour combattre l’hydre Daech. Poutine impose sa stratégie en se jetant dans la bataille. Il n’a que faire, pour l’instant, des subtilités de la négociation.
Erdoğan accueille sur son sol plus de deux millions de réfugiés syriens dont les Européens ne veulent pas. Il courtise et on le courtise. Trois milliards d’euros pour garder les migrants dans les camps. Ce n’est pas suffisant pour Erdoğan, mais la Turquie se montre généreuse alors que les Européens essaient de s’entendre sur des contingents de quelques milliers.
Les « déchets » de la guerre syrienne ne sont pas prévus au programme de la COP21, alors qu’ils sont de toutes les conversations des chefs d’Etat.
Les sanctions économiques
Les sanctions économiques infligées par la Russie à la Turquie vont peser sur l’économie turque, notamment le tourisme et l’agriculture. Les deux pays devaient tripler le volume de leurs échanges pour les faire passer de 32 milliards de dollars en 2013 à 100 milliards à l’horizon 2023. Cet objectif semble aujourd’hui hors d’atteinte. La récente crise est un revers majeur après une décennie d’efforts pour construire un partenariat commercial et énergétique.
La Russie fournit le deuxième contingent de visiteurs annuels de la Turquie, derrière l’Allemagne : 4 millions bon an mal an. L’appel au boycottage pourrait représenter un manque à gagner de 3 milliards de dollars, soit 0,4 % du PIB turc.
L’agriculture représente le deuxième secteur sur lequel pourraient le plus peser les sanctions russes. L’exportation de fruits et légumes turcs avaient bénéficié de l’embargo décrété par Moscou contre les agriculteurs européens, en représailles aux sanctions financières de Bruxelles pour cause de crise ukrainienne.
De son côté, la Russie fournit à la Turquie 55 % de ses besoins en gaz et 30 % du pétrole, mais ce secteur n’est pas visé, pour l’instant, par les sanctions. Cependant Moscou n’a pas exclu de geler deux projets d’infrastructure d’importance : la première centrale nucléaire turque, dont l’entrée en service est prévue en 2020 (20 milliards de dollars), et le gazoduc Turkstream, qui doit permettre à Moscou de livrer son gaz en Europe sans passer par l’Ukraine.
Le secteur des BTP pourraient également être touché : 35 % des marchés attribués par la Russie à des entreprises étrangères l’ont été à des groupes turcs, selon des statistiques de la Banque centrale russe.
Quoiqu’il en soit, l’arme des sanctions est à double tranchant pour une économie russe touchée par l’inflation.
Erdoğan marginalisé ?
Cette relative marginalisation d’Erdoğan dans le conflit syrien a le mérite de clarifier le débat. Membre de l’OTAN, la Turquie a joué un double jeu vis-à-vis de Daech et son offensive antikurde contrariait grandement la stratégie de la coalition occidentale.
En outre, la mise à l’écart de la Turquie réduira les ambitions des mouvements islamistes syriens qui empêchent le bon déroulement des négociations de Vienne et la recherche d’un cessez-le-feu, prélude à la mise en place du plan de sortie de crise prévu pour dix-huit mois.
Russes, Iraniens, Américains, Européens et Arabes recherchent un compromis sur la Syrie tout en participant à la poursuite des combats. Le point d’achoppement reste encore la question du départ de Bachar el Assad pour la tenue d’élections législatives et présidentielle.
Entretemps, la pression militaire permet aux deux coalitions opposées de marquer des points : la campagne de bombardement aérien de la coalition occidentale relayée au sol par les Kurdes pour réduire Daech et l’offensive russo-irano-syrienne pour sauver le régime.
Le faux pas d’ Erdoğan a le mérite d’avoir clarifié le jeu.