La disparition, le même jour, de Jacques Delors et de l’ancien bras droit du chancelier Kohl, Wolfgang Schäuble, demande à ce qu’un hommage commun soit rendu à ces deux dirigeants auxquels on doit d’avoir cimenté l’Union européenne autour d’une Allemagne réunifiée qui à l’époque en effrayait plus d’un. La réunification allemande, le 3 octobre 1990, après la chute du mur de Berlin, avait été précédée des accords entre les quatre anciennes puissances qui depuis la guerre exerçaient leur tutelle sur une Allemagne divisée, l’Union Soviétique à l’est, les Etats Unis, la Grande Bretagne et la France à l’ouest où ils étaient garants de la jeune démocratie allemande. Ces accords entérinaient les frontières de l’après-guerre, notamment celles de la Pologne, qui s’était vu attribuer après-guerre de très nombreux territoires de l’ancienne Prusse. Mais l’arrivée de l’Allemagne réunifiée dans l’Union européenne n’était pas non plus une affaire simple.
L’Allemagne de l’ouest, dont les succès économiques avaient longtemps fait pâlir la France de jalousie, avait à peu près la même population que la France et la Grande Bretagne. Lui succédait une Allemagne avec 16 millions d’habitants en plus, placée désormais non plus sur la ligne de front mais au cœur d’une nouvelle Europe. Même s’il lui fallait rebâtir l’économie de la partie orientale, ce surcroit de puissance à venir ne pouvait fonctionner dans le cadre de la construction européenne que sur la base de la confiance et d’une plus grande intégration.
Les crispations n’ont pas manqué, comme on le verra lors du traité de Nice où le chancelier social-démocrate allemand Gerhard Schröder a arraché au président Jacques Chirac une représentation proportionnelle aux populations du nombre de députés au parlement européen. Mais chacun dans leur rôle, le chrétien démocrate Wolfgang Schäuble, ministre de l’Intérieur, chargé de la négociation allemande sur la réunification, et le socialiste Jacques Delors, qui dirigeait alors la Commission européenne, ont su jeter les bases de cette confiance sans laquelle rien n’aurait été possible. Sous l’autorité de François Mitterrand, toujours un peu méfiant, du chancelier Kohl, les deux hommes ont ouvert la voie à ce qui deviendra en 1992 le traité fondateur de l’Union européenne, le traité de Maastricht, qui repose sur un deal principal : la prise en charge par la communauté européenne d’une partie du coût de la réunification en échange d’une accélération du rythme de l’intégration économique qui conduira à la création de l’Euro, la monnaie unique européenne, lancée en 1998 après des négociations compliquées, et dont la Grande Bretagne se tient à l’écart ;
Une confiance qui conduira aussi à l’intégration dans le droit de l’Union, en 1999, des accords de Schengen sur la suppression des contrôles de frontières entre les Etats signataires ; et au renforcement progressif des prérogatives du Parlement européen. « l’Allemagne est aujourd’hui un pays normal » , aimait à dire Wolfgang Schäuble dont les convictions européennes ont joué un rôle important pour la coopération entre les deux parlements, français et allemand, dans toutes les années où il présidait le parlement allemand.
Schäuble partage avec Jacques Delors d’avoir été longtemps pressenti comme un chef d’Etat en puissance sans jamais le devenir. Que dans de grands médias français comme le Monde les commentateurs politiques aient préféré s’attarder à propos de Jacques Delors sur les circonvolutions d’une carrière politique nationale pour eux inachevée en dit long sur leur incompréhension de l’héritage européen de ces deux personnages hantés par l’après-guerre et la conviction absolue de devoir construire l’Europe pour lui éviter de retomber dans ses désastres habituels. Au moment où les extrême-droites allemande et française, qui questionnent cet héritage, ont le vent en poupe, il est assez curieux de voir dans nos deux pays les classes politiques de droite et de gauche et un grand nombre d’intellectuels s’enfermer dans leurs bagarres de sérail en s’éloignant des visions de ces grands acteurs européens qui avaient réussi à transcender leurs propres engagements pour aller vers ce qu’ils percevaient comme essentiel. Un idéal que l’agression de Poutine contre l’Ukraine rend plus urgent que jamais si l’on ne veut pas voir réduire en miette tôt ou tard leur héritage.
L’hommage national rendu le 5 janvier aux Invalides à Jacques Delors, celui décidé par le président de la République allemande en l’honneur de Wolfgang Schäuble, qui se tiendra au Bundestag le 22 janvier, jour de la commémoration de l’amitié franco-allemande, seront à la hauteur de cet héritage. A quelques mois des élections pour nos députés au Parlement européen, cela aidera peut-être les électeurs à s’y retrouver.