A la suite d’un voyage en Algérie effectué en avril 2012, qui m’avait conduit à visiter de nombreuses villes, où j’étais intervenu devant un public d’étudiants, j’avais livré des impressions de voyage qui soulignaient la nature très particulière des relations avec la France, mêlant de façon paradoxale fascination et rejet.
Lors de ce nouveau séjour effectué dans la région d’Alger, avec un seul déplacement à Sétif via la Grande Kabylie, j’ai eu essentiellement des contacts avec des représentants de la société civile. Ce séjour s’est effectué dans un contexte assez différent. Alors qu’en 2012, l’Algérie bénéficiait de ressources financières importantes, ce n’est plus le cas actuellement. Autre élément nouveau : l’Algérie, compte tenu de l’état de santé du Président, traverse une période politiquement délicate : celle d’un processus de transition qui se déroule à la fois dans l’opacité, car les jeux de pouvoir se font dans l’ombre et en pleine lumière car les médias, malgré les pressions qu’elles subissent, en débattent quotidiennement. Il en résulte un climat délétère, mêlant inquiétudes et résignation, qui est très perceptible lors de conversations avec des Algériens qui n’hésitent pas à s’exprimer très librement.
Une société en pleine évolution.
Depuis l’indépendance, la société algérienne a connu une profonde mutation. Cette transformation est tout d’abord démographique, avec une population qui est passée de 1962 à 2015 de 10 à 40 millions d’habitants. L’indice de fécondité se maintenant à trois enfants par femme, cette progression va se poursuivre, avec la perspective d’une population de 60 millions d’habitants en 2050.
Dans le même temps, ce pays a connu une forte urbanisation puisque le pourcentage des habitants des villes sur la population totale est passé de 33% à 70 %. L’agglomération d’Alger est une des principales métropoles de la Méditerranée avec 6,7 millions d’habitants. Le taux d’alphabétisation a fortement augmenté — il est de 72 % pour la population adulte, bien supérieur à ce qu’il est au Maroc par exemple ou en Egypte — et le système éducatif s’est généralisé, y compris au niveau du supérieur : actuellement, il y a 1,5 million d’étudiants. Certes ce système éducatif souffre de nombreuses imperfections, notamment la qualité de l’enseignement et son inadaptation aux besoins de l’économie censée offrir des emplois à cette main d’œuvre fortement diplômée.
Les femmes jouent un rôle de plus en plus important dans la société malgré la pression islamiste et conteste de plus en plus l‘ordre patriarcal figé par le Code de la famille de 1984. Enfin, il est indéniable qu’il existe depuis les années 1980 un phénomène d’islamisation de la société qui n’a pas disparu, loin de là, avec la dissolution du Front islamique du Salut. Il est alimenté notamment par les chaines religieuses des pays du Golfe et les réseaux sociaux. Certes, cette islamisation est sous contrôle, non sans une certaine ambigüité de la part du pouvoir, et les trois partis islamistes sont étroitement surveillés.
L’arrivée de nouvelles générations
Cette mutation de la société et l’arrivée de nouvelles générations qui arrivent à des postes de responsabilités constituent un élément majeur pour l’avenir de l’Algérie. Cependant force est de constater que, pour le moment, il existe une certaine apathie de la société civile et une certaine résignation face à des joutes politiques qui la dépassent. Le souvenir de la décennie noire, le chaos et les violences engendrées par l’échec des révoltes arabes, en Syrie et en Libye proche notamment, servent de repoussoir et contribuent à expliquer le calme politique, non exempt cependant de manifestations de mécontentement social.
Le spectacle de la rue à Alger illustre cette évolution. De jour, la capitale algérienne, est une vibrant city, avec une foule très diverse, où les jeunes filles en jupe côtoient des femmes en niqab, où les terrasses de café sont bondées et les embouteillages permanents. Les magasins offrent un choix de produits de consommation courante, le plus souvent étrangers, en provenance notamment de la Chine et de la Turquie. Le petit commerce reste la règle. Il y a encore peu de grands centres commerciaux à Alger ou en province : mais on constate une évolution, comme à Sétif, où un centre particulièrement luxueux et très fréquenté vient de s’ouvrir. On n’y retrouve cependant pas les marques internationales habituelles, la législation algérienne n’autorisant pas les franchises.
Dans le centre d’Alger, les librairies sont nombreuses et bien pourvues de livres en français et en arabe. Il y a un large choix de livres édités en France, notamment à la célèbre Librairie du Tiers Monde face à la statue équestre d’Abdel Kader. Les nombreux éditeurs locaux proposent une gamme d’ouvrages relativement étendue. On remarquera en particulier les livres de plus en plus nombreux de récits ou de témoignages sur la guerre de Libération et sur la période qui s’est ouverte depuis l’indépendance. Certains ouvrages n’hésitent pas à remettre en cause la version officielle de l’histoire. Ceux de Ferhat Abbas ou de Messali Hadj sont librement en vente. Aux nombreux kiosques de presse, on a le choix entre plusieurs dizaines de quotidiens, francophones ou arabophones. Les transports en commun – un métro impeccablement tenu, un tramway récent qui dessert la banlieue est, des autobus parfois à bout de souffle, des taxis service — sont surchargés et ont un coût dérisoire (20 dinars la course soit environ 0,15 €).
La police est présente, mais sans ostentation : elle assure la sécurité et régule une circulation dense à toute heure du jour. Certains bâtiments publics font l’objet d’une protection particulière, notamment le siège du premier ministre qui surplombe le centre et les grands hôtels. On trouve, place de Port Saïd, des changeurs ambulants qui, sous l’œil bienveillant de la police, proposent un change au noir avantageux et évolutif. L’étranger semble rare , pour ne pas dire absent mais est reçu en général avec amabilité s’il cherche un renseignement ou s’il veut visiter une mosquée. « Vous êtes ici chez vous » m’a assuré l’imam alors que j’entrais dans la mosquée-mausolée du saint protecteur d’Alger, Sidi Abderrahmane.
Le Front de mer comme les bâtiments officiels sont bien tenus et le nom des rues est indiqué à la fois en arabe et en français. S’agissant des rues les plus fréquentées, les appellations coloniales continuent de prévaloir dans les conversations au détriment des nouveaux noms, qu’il s’agisse de la rue d’Isly ou de la rue Michelet. A aucun moment, même dans la Casbah délabrée, qui a pourtant mauvaise réputation, on ne sent un climat d’insécurité.
A la réflexion, plusieurs éléments peuvent surprendre le voyageur étranger. La première est que, sauf pendant la période du ramadan, la vie s’arrête le soir. Le centre d’Alger est mort, ce qui est sans doute unique dans une ville méditerranéenne. Les cafés, dont la quasi-totalité ne sert pas d’alcool, ferment vers 19 heures et les restaurants ouverts – à part ceux des grands hôtels ou du Bois des Arcades - sont rares avec une clientèle clairsemée. Il reste un peu de vie dans certains quartiers populaires, avec des restaurants disposant d’une salle séparée, « familiale », comme en Arabie saoudite, et sans alcool. On est frappé par l’absence totale de cinéma. Il existe quelques salles de spectacle, dont l’ancien opéra et un second qui vient d’être achevé à la programmation intermittente. Un des rares lieux de vie culturelle est l’Institut français, très bien situé, qui attire dans un cadre convivial des jeunes et programme films et conférences.
Quelques musées existent : legs de la colonisation, ils ne sont pour la plupart guère attirants avec une présentation muséographique souvent vieillotte qui remonte à plusieurs décennies et sont peu fréquentés. Un effort a été fait récemment pour restaurer quelques anciens palais ottomans comme le musée du Bardo. Un musée d’art moderne, le MAMA, a été créé dans un ancien grand magasin de style mauresque mais il s’agit plus d’une galerie d’expositions temporaires que d’un véritable musée. Le tourisme n’est pas à l’évidence une priorité gouvernementale. En fait Alger est une ville sans distraction : l’espace de loisir est la voiture où les jeunes fument, boivent et éventuellement reçoivent leur ami(e). Mis à part le centre d’Alger, on est frappé par le délabrement des immeubles et la saleté des rues où s’entassent les ordures.
Une vie politique optiquement animée
La vie politique, telle qu’elle est retracée par les médias, apparaît comme animée voire active. Les actions et déplacements du premier ministre ou des ministres sont suivis et souvent commentés en termes critiques. Des décisions importantes ont été prises récemment : programme de redressement économique, réforme de la constitution, remaniement ministériel. Les visites de personnalités étrangères sont fréquentes et largement couvertes par les médias. Mais, derrière cette activité de façade, il est clair pour les Algériens que cette activité cache mal l’immobilisme du pouvoir. Le président Bouteflika n’est plus aux commandes et le premier ministre gouverne, ou plutôt gère les affaires courantes sous le contrôle du clan présidentiel et de l’armée.
Comparés à d’autres pays arabes, y compris un pays voisin comme le Maroc ou, plus lointain, l’Egypte, certains quotidiens – Liberté, El-Watan, le Quotidien d’Oran, El-Khabar, peuvent avoir un ton très libre. Si El-Moudjahid, organe du FLN, reflète la ligne officielle, de nombreux titres ont un contenu parfois très critique à l’égard du pouvoir et des caricatures parfois dévastatrices, comme celles de Dilem ou du Hic, récemment décoré par l’ambassadeur de France. Cette liberté d’expression ne doit pas faire illusion. Certains journaux sont à l’évidence manipulés par des intérêts variés, y compris par les services de sécurité. Un certain nombre de dispositifs sont prévus pour éviter que les journalistes ne franchissent des lignes rouges, qui sont parfois fluctuantes. L’Etat en effet imprime la plus grande partie des quotidiens, et assure leur diffusion.
D’autres moyens plus insidieux sont utilisés, notamment la publicité. S’agissant de l’Etat ou des entreprises publiques, les ressources de publicité sont soigneusement distribuées. Quant aux entreprises privées, plusieurs moyens sont pratiqués, y compris la menace d’un contrôle fiscal. Cette situation a conduit les journaux les plus libres à se doter de leur propre imprimerie et de leur propre service de diffusion. Malgré cela, le caractère aléatoire des ressources de la publicité a contraint les journaux les plus critiques à faire des économies en réduisant leurs effectifs, en diminuant la pagination et leur diffusion. On constate un net déclin du tirage des journaux les plus libres, comme El-Watan, francophone (120 000 exemplaires) ou El-Khabar, arabophone (300 000 exemplaires). Il est à noter également un déclin relatif de la presse francophone au profit de l’arabophone : Echorouk, de sensibilité islamiste, a le plus gros tirage avec de l’ensemble des quotidiens avec 440 000 exemplaires.
S’agissant de la télévision, les chaînes publiques sont moins regardées que les chaînes privées. Ennahar TV, proche de services de sécurité, et Echourouk de sensibilité islamiste sont les plus populaires. La généralisation des paraboles permet à la plupart des Algériens de regarder en priorité les chaînes étrangères, françaises, égyptiennes, qataries (Al-Jazeera) ou saoudiennes, y compris les chaînes religieuses.
Une autre limite à la liberté de la presse est la difficulté d’accès des journalistes à l’information, qui relève de l’Etat ou des entreprises publiques. La divulgation d’informations confidentielles peut conduire à des mesures de rétorsion, visant directement le journaliste concerné, même si les moyens utilisés sont moins violents qu’à une certaine époque. Cette divulgation peut aussi cacher des luttes de clans qui règlent leur compte. Il faut donc relativiser cette liberté sur laquelle pèsent de nouvelles menaces.
Le retour à la sécurité et à la paix civile
Pour le voyageur qui arrive à Alger et qui se déplace à l’intérieur du pays, la vie se déroule normalement, sans contrainte sécuritaire majeure. Ce retour à la sécurité et à la paix civile est porté au crédit du président Bouteflika. Les quelques attentats graves ont eu pour théâtre le Sahara. Le 16 janvier 2013, une attaque spectaculaire dirigée par Mokhtar Belmokhtar, accompagnée d’une prise d’otages qui a visé le site pétrolier d’In Amenas, et s’est traduite par la mort de 37 otages et 29 terroristes, a rappelé que le Sahara et ses sites où travaillent de nombreux étrangers, restaient des cibles vulnérables. Elle a été utilisée pour dénoncer les défaillances du DRS et a contribué au limogeage de son chef Toufik Mediene.
En juillet 2015, un attentat meurtrier près d’Alger contre l’armée – 13 militaires tués –, et plus récemment (automne 2014) l’enlèvement et l’assassinat d’un alpiniste français, Hervé Gourdel, dans le Djurdjura par les Soldats du califat, un groupe se réclamant de l’Etat islamique, ont montré que des cellules terroristes conservent leur capacité de nuisance. Des tentatives d’attentats de même que des opérations militaires contre des éléments terroristes sont régulièrement ébruitées.
Cependant, les autorités considèrent qu’il s’agit d’un terrorisme résiduel, parfois proche de la délinquance de droit commun, constitué de petits groupes qui se réfugient dans les massifs montagneux, parfois proches d’Alger. Il semble que les opérations pour les éradiquer, rapportées par les médias, se soient amplifiées récemment et que la découverte de stocks d’armes soit fréquente. Certains milieux spécialement sensibles sont sous surveillance, notamment les universités, où le radicalisme islamiste peut rencontrer un certain écho. L’armée et la police quadrillent le terrain, en utilisant le système de localisation identifiant chaque immeuble, mis en place par l’armée française pendant la guerre et depuis lors entretenu. La présence est relativement discrète dans les villes et les contrôles routiers assez rares, ce qui n’empêche pas une certaine vigilance.
Cependant la menace terroriste est toujours présente aux frontières, qu’il s’agisse de la Tunisie, de la Libye ou du Mali. Il existe une coopération avec l’armée tunisienne qui lutte contre les terroristes réfugiés dans les Monts Chambi, aux confins de la frontière avec l’Algérie. La situation en Libye inquiète fortement les autorités, en raison d’une longue frontière commune, mais fidèle à sa doctrine de non intervention à l’extérieur, l’armée algérienne n’opère pas en territoire libyen et reste hostile à toute intervention européenne. L’Algérie soutient le gouvernement d’union nationale de Fayez Sarraj mis en place à l‘issue du processus engagé par les Nations Unies. Quant au Mali, l’Algérie a contribué au processus de réconciliation et facilité l’intervention de la France, notamment en donnant une autorisation de survol de son territoire, malgré les réticences évidentes de l’armée.
Une situation économique difficile.
La chute des prix du pétrole – 47 % en 2015 pour le Sahara Blend - affecte sérieusement l’Algérie. Les exportations d’hydrocarbures représentent plus de 95 % des recettes d’exportation et contribuent à hauteur de 70 % au financement du budget. De fait un certain nombre d’indicateurs sont préoccupants. Le déficit de la balance des comptes courants a été de 27 milliards de dollars en 2015 et devrait être du même ordre en 2016. Les réserves de change vont continuer à baisser : elles ne sont actuellement que de 113 milliards de dollars, soit moins de deux ans d’exportations. Quant au déficit du budget, il a été de 15 % du PIB en 2015 alors que le montant du Fonds de régulation des recettes, qui avait atteint l’équivalent de 45 milliards de dollars en 2013, est en voie d’épuisement. La croissance économique a été réduite à moins de 3 % en 2015 et devrait être du même ordre en 2016, affectant l’emploi.
Un certain nombre de mesures ont été prises : diminution des subventions de produits de base comme l’essence et, de façon modulée, l’électricité et le gaz ; taxe sur les téléphones portables ; augmentation de la TVA. Par ailleurs, un certain nombre de projets d’infrastructures a été gelé. Pour l’instant, ces mesures n’ont pas suscité de fortes réactions : il y a une certaine résignation face à ce takachouf, terme utilisé par la population pour qualifier la nécessaire austérité.
Cependant la situation de l’Algérie reste beaucoup moins difficile que celle d’autres pays pétroliers, comme le Venezuela ou même l’Arabie saoudite. L’Algérie dispose de plusieurs atouts, notamment un taux d’inflation qui reste sous contrôle et une absence d’endettement extérieur. Des prêteurs potentiels ont été approchés, y compris des institutions financières internationales, mais pour l’instant aucune décision n’a été prise. Les mauvais souvenirs du passé, notamment lorsque l’Algérie a dû se résoudre à faire appel au FMI, n’incitent pas les autorités, toujours très ombrageuses lorsqu’il s’agit du respect de la souveraineté nationale, à s’engager de nouveau dans une politique d’emprunts extérieurs.
Mais ces mesures sont de circonstances alors que le pays a besoin de profondes réformes de structure. En effet, l’économie souffre de plusieurs maux structurels. Le premier est la forte dépendance par rapport aux hydrocarbures, alors que les champs exploités arrivent à maturité et que les nouvelles découvertes ne suffisent pas à maintenir le niveau des réserves prouvées. Il s’y ajoute une politique budgétaire obérée par la part excessive tenue par les subventions aux produits de première nécessité, dont le champ reste encore très large. L’importance d’un secteur public peu compétitif et une administration hypertrophiée, lourde, peu compétente, où règne l’absentéisme, qui décourage les initiatives privées et les investissements étrangers, représentent également un handicap. Ainsi le niveau des investissements étrangers –IDE – n’est que de 1,6 milliard de dollars alors qu’en 2015, ils ont été de plus du double au Maroc (3, 6 milliards).
Le secteur privé se développe cependant sous l’impulsion de quelques patrons innovants, parmi lesquels Issab Rebrab, patron du groupe Cevital, est le plus dynamique, avec un groupe diversifié. L’importance du secteur informel, qui échappe donc à l’impôt, est également une caractéristique de l’économie algérienne : celle-ci est composée de petits entrepreneurs individuels, souvent d’anciens islamistes repentis et reconvertis dans les affaires, qui bénéficient d’une tolérance de fait. Mais la part la plus importante relève d’un système organisé sous la protection du pouvoir, notamment de hauts responsables de l’armée. On retrouve en Algérie un phénomène comparable à celui d’autres pays arabes, notamment l’Egypte : l’armée est de plus en plus impliquée dans l’économie.
Ainsi cette situation de normalité est fragile tant du point de vue politique que sécuritaire ou économique. C’est dans un tel contexte que se développe dans une grande opacité la lutte pour la succession.
Le bilan du président Bouteflika
D’une façon générale, même si beaucoup d’Algériens pensent que le président Bouteflika n’aurait pas dû briguer un quatrième mandat, son bilan apparaît globalement positif à une grande partie de la population. Il est l’homme qui a réussi, après la décennie noire des années 1990, traumatisante pour tous les Algériens, à rétablir la paix et la concorde civile. Il est vu comme un rempart contre la poussée des islamistes, même si on peut estimer qu’il a montré une certaine complaisance à leur égard. Il a réussi à grignoter les pouvoirs de l’armée et affaibli le tout puissant DRS en limogeant son chef, Toufik Médienne. Il a assuré une répartition de la rente pétrolière – qui est restée élevée pendant la période 204-2014 - de façon sinon totalement satisfaisante, tout au moins suffisamment juste et large, en faveur de la population la plus déshéritée, à travers une politique de subventions massives des produits de première nécessité, d’aide sociale généreuse au profit des jeunes (aide à la création d’entreprise) et à des travaux d’infrastructures importants (logements neufs, universités, réseau routier et autoroutier).
Enfin, il est apparu soucieux d’améliorer le sort de femmes, au moment même où la pression islamiste était la plus forte. Le président a annoncé en mars 2015, une réforme du code de la famille de 1984, rétrograde à bien des points de vue, notamment quant au statut de la femme, profondément inégalitaire. Mais ce projet n’a pas encore abouti compte tenu de l’hostilité qu’il rencontre de la part des éléments les plus conservateurs. Sa façon d’être à l’écoute de la population et ses talents de communicant ont naturellement contribué à cette image favorable.
Cependant, il est clair pour la population que le président n’exerce plus effectivement le pouvoir. Le témoignage de Jean-Louis Debré dans ses mémoires, largement repris par la presse algérienne et les rares photos prises récemment - celle diffusée par le tweet du premier ministre français n’est pas la seule en cause- le montrent à l‘évidence. Un certain nombre de décisions, notamment le renforcement du contrôle des médias à travers l’affaire al-Khabar ou le retour ostentatoire de l’ancien ministre de l’énergie Chakib Khelil, accusé de corruption et dénoncé dans les Panama Papers, ou même la décision de poursuivre le journal Le Monde, apparaissent en contradiction avec sa façon de procéder. Les décisions essentielles semblent prises par le clan présidentiel où dominent Saïd Bouteflika, le frère du président, Ahmed Ouyahia, son directeur de cabinet et Amar Saadani, le chef du FLN. Le premier ministre, Abdelmalek Sellal, n’apparaît que comme un exécutant.
Un affrontement dans l’opacité
Le pouvoir est moins monolithique que dans le passé et des acteurs plus nombreux y jouent un rôle : outre l’armée et les services de renseignements, la police – la DGSN - le clan présidentiel, les chefs de partis, quelques grands patrons, l’UGTA participent au pouvoir avec un degré d’influence variable et sont partis à l’affrontement en cours.
Cet affrontement, au niveau de « l’Etat profond », résulte de l’importance des enjeux qui sont en cause pour les différents clans ou personnalités en présence. Pour Saïd Bouteflika, c’est l’assurance qu’il ne sera pas poursuivi pour corruption par les nouveaux détenteurs du pouvoir ; c’est aussi la volonté de conserver au clan Bouteflika, force dominante dans l’ouest du pays, l’influence politique qui est la sienne. Amar Saadani, qui a été le tombeur du chef du DRS Toufik, affirme son influence comme en témoigne le récent remaniement gouvernemental : son l’objectif est de conforter la place du FLN sur la vie politique. Mais d’autres intérêts sont également en jeu, notamment ceux de l’armée qui entend rester au cœur du pouvoir.
Parmi les acteurs de ce théâtre d’ombres, certains ne sont pas candidats ou ont peu de chances. Il en est ainsi de Saïd Bouteflika lui-même mais également du premier ministre Abdelmalek Sellal qui se dit non intéressé. L’éventuelle candidature d’Amar Saadani manque de crédibilité. Il en est de même, malgré un retour remarqué, de Chakib Kelil, compte tenu de son image et des accusations de corruption qui sont portées contre lui. Des hommes d’affaires peuvent avoir une influence et s’impliquer dans ce jeu. C’est le cas d’Ali Haddad, président du patronat algérien, le Forum des Chefs d’Entreprise. Issad Rebrab semble également entrer dans le jeu politique : dans des déclarations récentes au Monde, relayées largement par les médias algériens, il prend à partie l’Etat qui « veut tout museler, tout contrôler alors que (son) rôle est d ‘encourager, réguler et redistribuer la richesse et de ne pas la freiner ». En fait l’un et l’autre apparaissent surtout désireux de développer leurs affaires et non de revendiquer le pouvoir politique.
Les noms d’anciens premiers ministres comme Mouloud Hamrouche ou Ali Benflis apparaissent, mais le premier appartient à une génération du passé et le second a été marginalisé par le système.
Deux candidats en revanche semblent déterminés et ont une réelle crédibilité : Ahmed Ouyahia, qui a exercé dans le passé les fonctions de premier ministre ; Gaïd Salah, le chef d’Etat-major de l’Armée nationale populaire qui a le handicap de son âge – 76 ans - mais ne cache pas son ambition.
Si les « acteurs » sont nombreux, l’armée reste le « décideur » ultime : en fait, personne ne doute que l’arbitrage sera fait au sein de l’armée. Certes le pouvoir peut apparaître moins monolithique qu’il y a quelques années : le président Bouteflika a grignoté les prérogatives de l’armée, des hommes d’affaires, comme Ali Haddad, jouent un rôle important, les présidents des partis, Amar Saadani pour le FLN, Ouyahia pour le RND, sont des personnalités d’influence, comme le syndicat l’UGTA. Mais dans le contexte actuel, l’armée aura le dernier mot. La décision tarde car elle est difficile à prendre : le clan présidentiel comme l’armée sont divisés en leur sein. D’un côté, les relations entre Ahmed Ouyahia et Amar Saadani sont exécrables. Quant à la candidature du général Salah, elle ne semble pas faire l’unanimité. Le général Bachir Tartag, conseiller pour la sécurité du président et de fait nouveau patron en tant que coordinateur des services de sécurité (CSS) des trois services de renseignements maintenant rattachés à la présidence, s’affirme face à Gaïd Salah, bien que cette institution soit affaiblie à la suite du limogeage de Toufik. En définitive, il est très difficile d’avancer un nom, une autre personnalité pouvant être choisie par défaut, par exemple le général Abdelghani Hamel, qui est à la tête de la police nationale, la DGSN.
Cet affrontement se déroule devant une opposition impuissante et divisée, même si elle est formellement regroupée au sein de la Coordination nationale pour les libertés et la transition (CNLDT). Avec la mort d’Ait Ahmed, tous les grands chefs historiques ont disparu et laissent orpheline une opposition sans dirigeants d’envergure.
Ces joutes, alimentées par des fuites dans la presse, souvent manipulées, contribuent à créer un climat délétère. Elles ne reflètent pas des désaccords idéologiques : un socle est commun à l’ensemble de la classe politique : attachement à une souveraineté ombrageuse, affirmation de l’unité et de l’identité nationales algériennes, promotion de la justice sociale. Il s’agit d‘un affrontement entre des personnalités ou des clans soucieux de préserver leurs privilèges et leurs prébendes et d’assurer leur sécurité contre une mise en cause de leur intégrité, au nom de la lutte contre la corruption. Il semble difficile que cette lutte pour le pouvoir puisse perdurer longtemps. D’une part, il est clair que la santé du président Bouteflika se dégrade rapidement : il reçoit de moins en moins de visiteurs. D’autre part, la situation actuelle demande des décisions que seul peut prendre un pouvoir, doté d’une nouvelle légitimité.
Des dommages collatéraux.
En effet cette situation crée des diversions et engendre des dommages collatéraux. Parmi ceux-ci, l’affaire du groupe de groupe El-Khabar, qui comprend entre autres, une chaîne de télévision et le quotidien arabophone, en est une illustration. Issad Rebrad, déjà propriétaire du quotidien Liberté, se propose de racheter ce groupe. Après une période de flottement, le ministre de la communication, Hamid Grine, a décidé de bloquer la transaction en invoquant la loi, qui stipule qu’une personne physique ou morale ne peut détenir qu’un seul titre. En fait ceci est considéré, notamment par le milieu de la presse, comme une nouvelle étape dans la reprise en main des médias jugés trop indépendants. Dans le contexte actuel, le pouvoir ne veut pas prendre le risque de voir un homme d’affaires qui affiche une comportement indépendant, étendre son influence et jouer un jeu politique qui n’est pas celui du pouvoir.
Une autre victime collatérale est paradoxalement la France dont certains médias, voire le pouvoir lui-même, dénoncent les ingérences. Ils essaient d’accréditer l’idée qu’Issad Rebrab est instrumentalisé par la France. Le simple fait que Le Monde s’intéresse au personnage avec une certaine sympathie – une interview plutôt élogieuse – est dénoncé par la presse officielle comme un signe d’ingérence évident. Le quotidien Algérie patriotique n’hésite pas à écrire le 7 juin : « cet intérêt du journal parisien réputé proche des cercles de décision français s’apparente à un soutien clair à l’homme d’affaires dans ses démêlés avec le gouvernement ». Ce genre de dénonciation est fréquent : en Algérie, le meilleur moyen utilisé pour disqualifier un adversaire est de le faire paraître comme appartenant au « parti de la France ». Ainsi dans cette période de transition, les attaques contre la France ont tendance à se multiplier. Ces polémiques contribuent à détériorer une relation qui avait repris avec le président Hollande un cours plus favorable.
Lire le deuxième article : les relations avec la France, toujours la schizophrénie