L’Allemagne, trop faible, trop puissante

La Maison Heinrich Heine, l’European Council on Foreign Relations et Boulevard-Extérieur ont organisé, le jeudi 17 janvier, un débat sur le rôle de l’Allemagne en Europe, avec Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne, Thomas Klau, directeur du bureau parisien de l’ECFR, et Daniel Vernet, président de Boulevard-Exterieur. Le débat était animé par Alberto Toscano, président du Club de la presse européenne.

Pour parler du rôle actuel de l’Allemagne dans l’Europe Jacques Delors a d’abord rappelé ce qu’avait écrit Joseph Rovan pour la revue Esprit. Le 1er octobre 1945, l’auteur des Contes de Dachau avait publié un article intitulé « L’Allemagne de nos mérites », qui fut un audacieux pilier intellectuel et politique de la coopération franco-allemande.

Des divergences productives

En replaçant ensuite le traité de l’Elysée dans un contexte historique marqué par trois moments forts, des accords Schuman à la réunification de l’Allemagne, l’ancien président de la Commission européenne a souligné le fait que les divergences n’avaient jamais été absentes entre les deux pays et qu’elles n’avaient pas empêché la création du système monétaire européen par Helmut Schmidt et Valéry Giscard d’Estaing, alors que les Allemands pensaient qu’il fallait surtout se serrer la ceinture et que les Français tablaient sur la croissance pour absorber la crise pétrolière.

Et plus tard les différences de position entre Helmut Kohl et François Mitterrand au moment de la chute du mur de Berlin et de la tragédie yougoslave, quand l’Allemagne se sentait proche de la Croatie et la France de la Serbie, tout cela n’avait pas empêché qu’ils proposent ensemble, en avril 1991, une initiative européenne qui devait conduire au traité de Maastricht.

Le contexte a changé, mais seulement en partie : la France apportait à l’Allemagne la reconnaissance internationale dont elle avait besoin alors et cette contribution politique compensait sa relative faiblesse économique. Aujourd’hui, l’Allemagne n’est plus tributaire de la caution politique de la France même si elle a du mal à assumer un rôle à la mesure de sa puissance économique. Mais elle ne pourra pas toujours s’y dérober, remarque Daniel Vernet.

« Ce qui a été fait n’est pas suffisant, affirme Jacques Delors. Ce qui manque le plus c’est la pensée de la grande Europe, celle des 28 ; elle est effacée par la crise de l’euro. » Il faut montrer que le partage de la souveraineté entre 28 Etats peut être positif même si tout le monde ne peut pas avancer dans l’intégration à la même vitesse. L’union économique et monétaire pourrait être une coopération renforcée.

Insistance de la question allemande

Trop forte pour se couler dans un ordre européen mais pas assez forte pour en imposer un : les racines de ce qu’on a appelé depuis le XIXème siècle," la question allemande " réapparaissent après avoir semblé disparaître grâce à l’intégration de l’Allemagne de l’Ouest dans l’Europe, avant 1990, analyse Daniel Vernet. C’est vrai dans le domaine économique et monétaire : l’Allemagne ne veut pas s’intégrer dans une union monétaire qui ne respecterait pas ses propres règles de fonctionnement mais elle a du mal à les imposer aux autres. En même temps, elle ne peut revenir en arrière vers le deutschemark. Le même dilemme vaut a fortiori pour la politique. Jusqu’à maintenant, l’Allemagne fait preuve d’une grande retenue, comme le note un récent éditorial de la Frankfurter Allgemeine Zeitung à propos de l’intervention au Mali, tout en étant parfois tentée de jouer dans la cour des grands, par exemple en revendiquant un siège de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies.

Un des problèmes fondamentaux de la coopération franco-allemande, pour Daniel Vernet, c’est que les deux nations ont des conceptions différentes du rôle qu’un grand pays doit jouer dans le monde, donc du rôle que doit y jouer l’Europe.

L’intervention au Mali montre bien, pour Thomas Klau, directeur du bureau parisien de l’European Council on Foreign Relations, que s’il existe une relation privilégiée entre la France et l’Allemagne, c’est seulement dans le domaine économique. Certainement pas dans le domaine de la politique extérieure. Elle montre aussi que l’outil de politique extérieure créé par le traité de Lisbonne est totalement insuffisant. La France n’avait pas d’autre choix que d’intervenir pour empêcher l’Etat malien de s’effondrer, reconnait Jacques Delors.

Angela Merkel a proposé à plusieurs reprises d’avancer sur la voie d’une union politique de l’Europe. La France est réticente, comme elle l’a toujours été face aux propositions allemandes dans ce domaine. Au lieu de prendre au mot le gouvernement de Berlin, le gouvernement français, l’actuel comme les précédents, a peur de s’engager dans de nouveaux abandons de souveraineté.

Pour les Allemands, l’approfondissement de l’intégration politique semble être la condition d’un développement de la solidarité avec les Etats membres en proie à des difficultés budgétaires. Ce serait un moyen d’exercer un contrôle plus strict sur leurs politiques. Mais la notion d’union politique dépasse les simples mesures punitives contre les contrevenants à la règle. Elle pose la question de l’Europe comme puissance politique.

Je suis toujours partisan d’une fédération des Etats nations, de l’union dans la diversité, rappelle Jacques Delors. On ne peut pas dire que les nations doivent disparaître. La mondialisation montre au contraire que les citoyens ont tendance à s’adresser aux Etats nationaux pour corriger les déséquilibres. « Seul le fédéralisme permet de partager avec efficacité la souveraineté. »

Politiser la Commission 

Thomas Klau relève un paradoxe. Alors qu’en France existe un réel courant eurosceptique, plus ou moins virulent, personne n’a mis en question la nécessité de la solidarité avec la Grèce, alors qu’en Allemagne, où on ne rencontre pas d’euroscepticisme institutionnel (sauf au FPD, mais le parti s’est largement déconsidéré), un débat s’est développé pour savoir s’il fallait aider des gens « qui dansaient le sirtaki et qui fraudaient le fisc » ! C’est pourtant des citoyens et non plus des gouvernants que Thomas Klau espère une poussée en faveur de l’intégration. Il en appelle surtout à une politisation de la Commission à l’occasion des élections européennes de 2014 : que les citoyens votent de manière transnationale pour une politique et pour un parti. Pour qu’ils aient le sentiment que le pouvoir européen s’exerce bien à Bruxelles et non dans le pays le plus fort de l’Union !

L’idée a été proposée depuis longtemps déjà par Jacques Delors. Mais, ajoute l’ancien président de la Commission de Bruxelles, « ce qui m’inquiète, c’est le manque de vision des gouvernements, la persécution du court terme. Je ne crois pas qu’à chaque crise on progresse ; certaines peuvent être fatales. » Ce n’a pas été le cas de la crise de l’euro que nous venons de connaître, mais ce n’est pas une raison pour renoncer à une vision plus ambitieuse de l’Europe avant qu’il soit trop tard pour faire face à la prochaine crise.