La chasse turque a abattu, le mardi 24 novembre, un bombardier russe de type SU-24 qu’elle accuse d’avoir violé son espace aérien au-dessus de la province de Hatay aux confins avec le Syrie. Les deux pilotes se seraient éjectés ; l’un serait mort, l’autre serait aux mains des rebelles turkmènes, hostiles au régime d’Assad.
Ce n’est pas le premier "incident" entre les deux pays mais les premiers s’étaient conclus sans drame. Après le 30 septembre, quand l’aviation russe a commencé ses raids sur les positions des groupes armés opposés à Bachar el Assad, deux incidents aériens ont mis aux prises des avions militaires russes et turcs. Les Mig-29 russes ont rebroussé chemin et Moscou a présenté ses excuses à Ankara pour avoir « par erreur » franchi son espace aérien en raison de « mauvaises conditions météorologiques ».
Ces deux « incidents » avaient une signification politique qui a échappé à la plupart des observateurs. Le premier a eu lieu dans la province du Hatay, l’ancien Sandjak d’Alexandrette dont fait partie Antioche. En 1939, Édouard Daladier céda Antioche à la Turquie pour s’assurer de sa neutralité en cas de nouvelle guerre. L’appartenance d’Antioche à la Turquie n’a jamais été reconnue par la Syrie, dont les cartes continuent de comprendre Antakiya (Antioche) comme faisant partie de son territoire.
Visite à Khamenei
Antioche, qui fut peuplée, à l’époque de sa splendeur au IIe siècle de notre ère, de près d’un demi-million d’habitants, est le référent de toutes les Eglises d’Orient, au même titre que le Vatican pour les catholiques d’Occident fidèles de Rome. Le patriarche orthodoxe de Moscou n’a-t-il pas parlé de guerre sainte avant de bénir les avions russes en partance pour la Syrie ?
Le deuxième incident aérien a eu lieu plus à l’est non loin de la ville turque d’Urfa (l’antique Edesse), frontalière de Ras-al-Aïn, l’une des trois « poches kurdes » en territoire syrien que la Turquie cherche à contrôler.
Par ces manœuvres aériennes, Moscou signifiait à Damas son engagement résolu à soutenir le régime du « président légitime » Bachar el Assad. Ce message s’adressait également à la Turquie et à ses alliés de l’OTAN.
En allant à Téhéran, un vieux manuscrit du Coran sous le bras, Vladimir Poutine a voulu souder son alliance avec le guide suprême de la révolution iranienne Ali Khamenei, chef religieux et chef des armées, dans une alliance stratégique entre les deux grandes puissances gazières « face au complot ourdi par les terroristes », à savoir l’alliance entre l’Islam sunnite et l’Occident opposée au maintien au pouvoir de l’alaouite Bachar el Assad.
En prenant pied en Syrie pour renverser le cours de la guerre, Vladimir Poutine s’ouvre la porte de Téhéran. Et il relativise le succès enregistré par la diplomatie américaine avec la signature de l’accord sur le nucléaire, la réalisation la plus notable de la politique étrangère de Barack Obama durant ses deux mandats à la tête des Etats-Unis. Sans parler des avantages économiques de cette nouvelle alliance et du contrepoids politique qu’elle représente face à l’Islam sunnite radical qui agite les républiques d’Asie centrale, membres de la Fédération de Russie.
La mainmise de l’Iran sur Assad
C’est en 1989, qu’un jeune Libanais chiite de 34 ans, Hassan Nasrallah, fut désigné secrétaire général du Hezbollah par le guide iranien Ali Khamenei. Il a gagné du galon en boutant hors de Beyrouth les forces multinationales, plusieurs dizaines de militaires français et américains victimes de deux attentats extrêmement meurtriers le 23 octobre 1983, puis les Israéliens en 2000 et 2006.
Héraut de la « résistance islamique », le Hezbollah, intervenait dès 2012 en Syrie à la demande d’Ali Khamenei qui avait envoyé ses généraux des gardiens de la révolution pour encadrer la répression contre les révolutionnaires syriens qui menaçaient d’accéder au pouvoir dans le plus exaltant des « printemps arabes » qui, depuis, s’est transformé en tragédie. Cette répression brutale et sanglante a été à l’image de celle qui a eu lieu en Iran en juin 2009 après la réélection contestée de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République et le soulèvement démocratique qui s’en est suivi. Même recette mêmes effets à la puissance 1000 dans un contexte de guerre civile et de déliquescence de l’Etat.
Plusieurs milliers de combattants du Hezbollah libanais, de miliciens chiites irakiens, pakistanais et afghans sont présents sur le sol syrien où ils sont encadrés par des officiers des gardiens de la révolution iranienne devenus en l’espace de quelques années la colonne vertébrale d’un régime syrien dont l’armée fait de la figuration, suite aux nombreuses purges sanglantes et aux défections. On estime à plus de 100 000 les officiers et soldats syriens victimes de la guerre, soit plus du tiers du total des victimes de la guerre la plus meurtrière qu’a connu le Proche-Orient après la guerre Irak-Iran (1980-1988).
La prise de pouvoir iranien sur la Syrie est à la fois politique, militaire, religieuse et économique puisque l’Iran a investi dans le foncier et dans l’industrie et soutient le budget syrien par une aide estimée à plusieurs dizaines de millions de dollars par an.
Cette prise de pouvoir s’est faite lorsqu’en juillet 2012 un attentat a décimé une partie de l’état-major de l’armée réuni à Damas, dont le propre beau-frère de Bachar el Assad, le général Assef Chawkat, ancien chef des renseignements militaires et interlocuteur privilégié des services occidentaux. Jugé peu fiable par les Iraniens du fait de ses accointances pro-occidentales, il avait été progressivement mis à l’écart par la famille Assad du fait de ses ambitions mais aussi en raison de sa confession sunnite.
Le rôle du Hezbollah
La révolution islamique d’Iran possède un joyau dans les eaux chaudes de la Méditerranée, le Hezbollah libanais considéré comme une des armées les plus performantes du Proche-Orient.
La Perse a, depuis l’antiquité, eu une présence sur les côtes de la Phénicie et l’Iran du Chah ambitionnait à son tour d’avoir une influence sur l’importante communauté chiite libanaise. De leur côté, les dirigeants de la future République islamique d’Iran, réfugiés au Liban comme en Irak, ont réussi à tisser des liens très anciens avec la communauté chiite libanaise depuis l’époque où les mouvements palestiniens accueillaient les opposants au Chah (Moudjahidine khalk Iran) afin de les former militairement au combat pour la « conquête de la Palestine ». Le chiite libanais Hassan Nasrallah fut, dès l’âge de 20 ans, membre de la Force 17, garde prétorienne de Yasser Arafat. Et l’ambassade de Palestine a été la première ambassade à planter son drapeau à Téhéran en février 1979 après l’arrivée triomphale de l’ayatollah Khomeiny.
C’est la conquête de Jérusalem, haut-lieu de l’Islam après la Mecque et Médine où gouverne la dynastie wahabite des al-Saoud, qui est l’objectif stratégique à la fois religieux et politique de la République islamique d’Iran. Le Hezbollah – qui contrôle le sud du Liban frontalier d’Israël, la plaine de la Békaa qui prolonge le territoire syrien et la banlieue sud de Beyrouth où se trouvent la majorité des chiites libanais – ceinture littéralement le pouvoir autant sur le plan géographique que politique et militaire.
On a dit, durant ces deux dernières décennies que le nucléaire iranien était un enjeu stratégique pour Téhéran. Certes, il a permis de faire rentrer la République islamique dans la cour des grands. Mais ce qu’on a oublié c’est que le pays qui a inventé le jeu d’échecs a toujours plusieurs coups d’avance. En multipliant les foyers de tension et de prise de pouvoir en Irak, en Syrie, au Liban, à Bahrein et au Yémen, Téhéran menace de déstabiliser les trois puissances régionales qui contestent sa politique : l’Arabie saoudite – gardienne des Lieux-Saints de la Mecque et de Médine – , Israël – qui contrôle Jérusalem – et la Turquie qui prône un Islam séculier et qui possède une des armées les plus performantes de la région, membre de l’OTAN.
Depuis 1957
Responsable des opérations extérieures des gardiens de la révolution,le général Ghassem Suleymani, chef des brigades al-Quds (« la sacrée » ou Jérusalem), a été chargé par le guide iranien Khamenei, de se rendre à Moscou pour négocier avec Vladimir Poutine une intervention militaire afin de sauver le soldat Assad de la débâcle.
Une fois sa décision prise, le maître du Kremlin a légitimé son coup de force en affichant son objectif : maintenir au pouvoir « le président élu » d’un pays allié de la Russie depuis 1957 – au lendemain du fiasco franco-britannique de Suez – et combattre le terrorisme, ce qui ne pouvait que contenter les Occidentaux et leurs alliés turcs et arabes.
Pourtant, ceux-ci sont dans l’embarras, Poutine a mis tout ce beau monde au pied du mur. Non sans condescendance le maître du Kremlin a accepté que le Charles-de-Gaulle se rapproche des côtes syriennes qu’il contrôle. Il recevra d’ailleurs François Hollande à Moscou pour s’entretenir de la possibilité d’une coordination militaire avec lui, chef des armées russes présentes en Syrie à la demande de son président « légitimement élu ». De son côté, Barack Obama dénonce les manœuvres russes mais ne réagit pas. Il attend de voir, il attend toujours de voir… Entre-temps, Téhéran et Moscou accumulent les cartes pour remporter la mise.