L’avenir c’est l’Europe

L’écrivain russe Viktor Erofeiev, qui a beaucoup d’attaches avec l’Ukraine, défend l’indépendance et la liberté des Ukrainiens. Pour lui, il n’y a d’autre solution que l’adhésion à l’Union européenne. (Traduction par Boulevard-Extérieur de la version allemande du texte paru dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du mercredi 26 février).

Peut-on sauver l’Ukraine ? J’ai une proposition. Mais d’abord un mot sur les lèvres. Un proverbe russe dit : quand tu cours deux lièvres à la fois, tu n’en attrapes aucun. Ce n’est pas le cas de Poutine. Il a couru deux lièvres à la fois et en a attrapé au moins un – le lièvre bien dodu des Jeux olympiques d’hiver à Sotchi. Ce lièvre a couru de la mer à la montagne et retour. Et il a impressionné par sa forme sportive.

Une fête fantastiquement réussie, un flot de compétitions et de médailles pour l’équipe russe. Pendant les Jeux, pas d’attentats terroristes dans la région explosive du Caucase. Une cérémonie de clôture marquée par une fantaisie multicolore à la Marc Chagall, des fragments des ballets russes et une parade du cirque d’Etat. Le tsar Poutine avec des lunettes de soleil était heureux.

Fou de sport comme il est, il aurait aimé se former au sport de haut niveau au cours de ses jeunes années plutôt que de fréquenter l’école du KGB, mais d’un autre côté nous ne pouvons pas oublier que notre lièvre olympique n’était pas seulement sportif mais aussi profondément politique. Les Jeux olympiques ressemblaient à une mobilisation militaire des forces et des ressources d’un régime autoritaire qui se dirige par la volonté de Poutine vers un empire autonome aux valeurs orthodoxes et au triomphe inouï de la corruption, et qui, à Sotchi, a montré qu’il sait non seulement se comporter en voleur mais aussi en organisateur.

Le plus gros lièvre a échappé au chasseur

Toutefois pendant que Poutine attrapait le lièvre de Sotchi comme précurseur de l’empire à venir, le lièvre impérial beaucoup plus important lui a filé entre les jambes : l’Ukraine. Il l’avait presque dans sa besace. Encore quelques pas et la Russie, qui avait joué une brillante partie d’échecs sous la direction de l’homme à tout faire de Poutine –comme on le dit maintenant ouvertement à Kiev–, Vladislav Sourkov, aurait pu serrer étroitement l’Ukraine contre sa poitrine. L’histoire est telle que sans l’Ukraine la Russie ne peut pas devenir un empire ; il manquerait d’importants leviers au sud-ouest.

Et les Jeux olympiques se sont mis en travers. Lors de la cérémonie d’ouverture Ianoukovitch agitait encore comme un petit torero espagnol son drapeau jaune et bleu sur la tribune officielle, et lorsque la cérémonie de clôture a eu lieu, il était déjà en fuite. Je suis convaincu que les démocrates de Kiev se souviendront des Jeux olympiques de Sotchi comme de leurs alliés.

« Le Kremlin a laissé tomber Ianoukovitch »

Le gros coup de poing qui aurait pu frapper Kiev a été affaibli par les JO. Le Kremlin s’en est pris au gouvernement ukrainien par la voix peu importante en politique étrangère du Premier ministre Dmitri Medvedev. Celui-ci a expliqué que l’opposition traitait les dirigeants ukrainiens comme des paillassons. De même la sortie de Lavrov [ministre russe des affaires étrangères] sur la faiblesse du Kiev officiel a été sans effet. Malgré tout, il y avait une chance. Si Poutine avait eu à sa disposition toute sa force machiavélique, la situation à Kiev aurait pu être bloquée et les tireurs d’élite des forces spéciales auraient été en mesure de faire peur au peuple.

Mais maintenant c’est au tour de Ianoukovitch d’avoir peur. Il sait trop de choses. Il sait sous les ordres de qui il a travaillé, d’où venaient les tireurs d’élite et, dans les derniers jours, les unités spéciales engagées pour réprimer le peuple, qui, semble-t-il, échangeaient de l’argent russe et parlaient russe. Je suis inquiet pour la vie de ce mini-tsar qui, comme on a pu si bien le voir dans sa résidence, fréquentait volontiers le sauna et s’enthousiasmait pour les voitures de luxe et les vieilles automobiles.

Que pourrait-on faire après la victoire de la révolution pour que le pays ne se divise pas en trois parties – l’ouest avec le centre, l’est avec le sud et la Crimée ? Ianoukovitch, par sa faiblesse même, pouvait-il être le sauveur ? Non, le Kremlin l’a laissé tomber.

Nos petits frères stupides

En Russie nous avons une émission de télévision patriotique intitulée « Nouvelles de la semaine » dans laquelle mon ami Dmitri Kisseliev, avec lequel plus rien ne me lie politiquement, défend avec délectation la position du Kremlin sur tout ce qui se passe dans le pays et dans le monde. Il y a quelque temps nous n’aurions pas eu une telle émission mais avec le développement de la pensée impériale elle apparait comme une nécessité.

Je l’ai regardée et je n’ai rien appris de nouveau. Ianoukovitch : un paillasson. Les révolutionnaires : des mercenaires de l’Occident. Le ton diffamatoire de mes adversaires politiques était impressionnant. Sans égard pour toute culture démocratique, la description du ministre polonais des affaires étrangères, qui a pris part aux négociations avec Ianoukovitch, était telle qu’elle aurait pu provoquer un duel. Ce n’était pas par hasard.

Le peuple russe a une relation particulière avec les Ukrainiens. Elle n’est ni bonne ni mauvaise. Elle est étrange et se fonde sur l’idée que les Ukrainiens sont nos petits frères, un peu stupides, un peu naïfs, et que sans nous Russes, ils seraient perdus. En dehors d’environ 15% de la population russe qui à Moscou et dans les autres grandes villes défend les valeurs européennes, la majorité des Russes croit que Kisseliev dit la vérité. Elle est indignée par l’Occident sournois qui se comporte de manière de plus en plus hostile vis-à-vis de la Russie. Poutine a compris quelque chose de génial : lors d’élections démocratiques, la quantité est plus importante que la qualité. Le résultat est le nouveau patriotisme russe.

Mais dans quelle mesure nos deux peuples se distinguent-ils ? Les Ukrainiens sont plus matérialistes que la population russe insouciante, qui ne se battrait pas pour de l’argent. Si l’on compare l’agriculture de la Russie à celle d’Ukraine, on remarque une différence décisive : l’Ukrainien aime sa terre, il soigne avec amour son jardin, cultive des framboises, transplante ses légumes et greffe ses rosiers. Il met les mains dans la terre ; dans le meilleur des cas il sera un propriétaire actif, dans le pire un vaurien cupide et roué. Chez nous en Russie, le rapport patient à la terre a été détruit depuis longtemps. Chez nous il y a plus d’amertume que de productivité. Dans le pire des cas, nous sommes des voyous qui ne croyons en rien.

Ce qui lie les Ukrainiens, ce sont nos valeurs

Quoi qu’il en soit des divisions des Ukrainiens à l’ouest et à l’est, au nord et au sud, ils sont cependant unis dans les détails de leur rapport aux traditions, à la terre, à la famille. Quand des mots vulgaires signifient chez nous souvent une guerre verbale, les Ukrainiens prennent cela avec humour. Ils sont prêts à rire de tout. D’une frontière à l’autre flotte un léger voile d’hédonisme contrôlé. Il reflète un véritable hédonisme méditerranéen, qui cependant est devenu plus discret avec les années de répression d’une vie normale. Mais il existe encore en Ukraine. Maintenant que les Ukrainiens ont renversé le système paternaliste de Ianoukovitch littéralement les armes à la main, on voudrait conseiller à l’Europe d’accueillir le plus rapidement possible le pays dans l’Union européenne. D’un autre côté il y a encore pas mal de gens qui comme toujours célèbrent le 23 février comme le jour de fête soviétique des défenseurs de la patrie.

J’étais récemment dans un hôpital. Il y avait là une aide soignante, Raja Pougatch, 50 ans, originaire de la région de Winnyzja, à quelque 250 kilomètres au sud-ouest de Kiev. Ces dernières semaines, elle était tantôt pour Ianoukovitch, tantôt contre. Elle était convaincue que Ianoukovitch réduirait les révolutionnaires au silence. Quand les révolutionnaires sont venus à bout de Ianoukovitch, elle m’a déclaré qu’elle l’avait toujours su : il était un bandit. Dans son village elle avait lu les tracts de propagande où il était expliqué qu’il ne resterait qu’une vache et cinq poussins aux paysans au cas où l’Ukraine entrerait dans l’UE. Cela s’appelle kolkhoze à la soviétique et elle l’a cru. Mais Raja, qui n’avait pas fait d’études, me parlait plus volontiers des tulipes, des roses et des abricots qu’elle cultivait dans son jardin.

Si les Ukrainiens réussissent à s’unir sur la base des choses communes et essentielles de leur vie, qui constituent leur nature profonde, alors ils auront un pays riche et européen. S’ils veulent chercher qui, pendant la Deuxième guerre mondiale, était ami ou ennemi, ils se déchireront. Je veux affirmer que ces choses essentielles de la vie en Ukraine ne sont pas différentes des valeurs européennes.

Chaque candidat à la présidence de l’Ukraine a ses faiblesses. Ioulia Timochenko est une femme politique d’hier, malgré ses années de prison. Klitschko est trop libéral, et les nationalistes ne comptent que pour l’ouest du pays. Celui qui gagnera sera celui qui saura le mieux intégrer les valeurs essentielles de la vie dans un dialogue avec le peuple.