Par sa décision d’attaquer l’Ukraine et de renverser son régime démocratiquement élu, Vladimir Poutine aura donc réussi à ressouder une Europe élargie qui, ces dernières années, face aux flux d’immigrés du Proche-Orient et d’Afrique, face aux tergiversations américaines, avaient fait étalage de ses divisions en matière de compréhension de la démocratie et d’organisation de sa sécurité jusqu’à mettre en cause sa propre existence, comme l’a montré le Brexit britannique. La fronde des gouvernements polonais et hongrois contre les valeurs proclamées de l’Union européenne, soutenue par des mouvements populistes aux succès croissants dans une bonne partie de ses Etats membres, a remis ces dernières années sérieusement en question sa capacité à s’unir sur le modèle dessiné depuis le traité de Maastricht, qui a servi de cadre aux élargissements successifs des années 2000 aux anciens pays européens du bloc soviétique à partir de 1989.
L’image de Viktor Orban, le premier ministre hongrois, se rendant à sa frontière avec l’Ukraine pour accueillir les premiers réfugiés ukrainiens, traduit une remise des pendules à l’heure du côté des nouveaux pays membres en conflit ces dernières années avec Bruxelles. La solidarité hongroise s’arrête pour le moment là, Budapest refusant que les livraisons d’armes à l’Ukraine passent par son territoire. Mais il n’est plus question pour l’heure de coqueter, ni avec M. Poutine, dont M. Orban se targue d’être proche, ni avec l’Union européenne qui va financer des armes. L’heure est au réalisme, pour la Hongrie comme pour les autres anciens satellites de l’Union soviétique, aujourd’hui membres de l’UE et de l’Otan, dont le chef de l’Etat russe exige qu’ils soient eux aussi démilitarisés.
L’heure est au réalisme
L’heure est aussi au réalisme en Allemagne. Après avoir vainement tenté, comme Emmanuel Macron, comme Viktor Orban, comme les Américains, d’amener Vladimir Poutine à composer, le nouveau chancelier allemand, qui vient de succéder à Angela Merkel, a convoqué dimanche 27 février le Parlement allemand en séance extraordinaire. Il a annoncé, avec l’appui des Verts et des libéraux, ses deux alliés de la coalition au pouvoir, la création d’un fonds de 100 milliards d’euros pour renforcer la Bundeswehr ainsi que sa décision de porter le budget militaire à plus de 2% du PIB allemand, contre 1,3/1,4% jusqu’ici. C’est ce que demandaient depuis longtemps à l’Allemagne ses partenaires de l’Otan, et tout particulièrement les Etats-Unis.
« Nous faisons cela aussi pour notre propre sécurité, a cru bon de préciser le chancelier, et pas seulement parce que nous nous y sommes engagés vis à vis de nos alliés ». Une manière de se garder des accusations qui ne manqueront pas, à commencer à Moscou, d’être une marionnette de la politique américaine. Il ne s’agit donc pas seulement de s’aligner sur les Etats-Unis et l’Otan, mais de répondre à une menace russe qui prend l’Allemagne comme le reste de l’Europe au dépourvu.
Ces dernières semaines, face à la montée de la tension sur l’Ukraine, l’éternel débat sur les énormes lacunes de l’armée allemande en matière d’équipements et de matériels militaires, serpent de mer des années Merkel, avait ressurgi dans le débat politique. Force a été de constater une fois de plus que, face au nouveau danger représenté par Poutine, l’Allemagne n’avait que peu de choses à opposer, ni même vraiment les moyens de fournir à l’Ukraine les armements défensifs qu’elle réclame. Berlin a fini par débloquer des armes anti-char et des lance-missiles antiaériens, un progrès par rapport à ses offres de …casques ou à son refus - aujourd’hui levé - d’autoriser les Etats baltes à livrer à l’Ukraine des matériels soviétiques de l’ancienne armée est-allemande qui leur avaient été donnés !!
Le chancelier n’a fait aucune mention dans son discours au Bundestag de la question de la défense européenne. Il s’est prononcé pour accélérer la coopération avec d’autres pays européens, « et en particulier la France », pour construire les futurs avions et chars de combat. Mais une fois de plus Berlin bute sur le débat lancé par Emmanuel Macron dès 2017 dans son discours de la Sorbonne pour doter l’Union européenne d’une véritable capacité de défense. « En matière de défense, l’Europe doit se doter d’une force commune d’intervention, d’un budget de défense commun et d’une doctrine commune pour agir », avait proposé le chef de l’Etat.
La prise de conscience est brutale
Le retrait de l’Union de la Grande- Bretagne, seule autre véritable puissance militaire européenne, n’a pas facilité la poursuite du débat, malgré les crises syriennes et africaines qui ont vu l’incapacité des Européens à réagir pour défendre leurs intérêts, face aux islamistes mais aussi déjà à l’expansionnisme russe en Méditerranée et en Afrique. L’Allemagne et plusieurs pays européens ont fini par prêter main forte à l’opération Barkhane française et aux efforts des Nations Unies dans le Sahel, mais trop tard et pas assez pour éviter aujourd’hui de se confronter au Mali, en Centrafrique à des juntes militaires arrivées au pouvoir avec le soutien de mercenaires russes.
La crise ukrainienne change donc la donne. La prise de conscience est brutale mais elle est là. On n’amènera pas la Russie de Poutine, ni d’autres apprentis sorciers dans le monde à la table de négociation uniquement avec de la bonne foi. Les Etats-Unis soutiennent mais l’Europe est en première ligne face aux ambitions du pouvoir russe. « L’affaire ukrainienne est grave en soi, avec une invasion et la soumission d’un pays souverain, mais les ambitions de Poutine sont beaucoup plus larges », avertit François Heisbourg , conseiller de la Fondation pour la recherche stratégique, dans les colonnes de Ouest-France.
La résistance inespérée du peuple ukrainien oblige les Européens à ouvrir les yeux, qu’ils soient en première ligne dans les pays baltes, en Pologne, en Roumanie, ou en Finlande et en Suède, deux pays neutres qui demandent protection à l’Otan ; qu’ils soient un peu plus loin. Petits et grands pays de l’Union doivent accepter que leur bien-être dépende d’eux, comme ils avaient commencé à le comprendre sous l’administration Trump. La page de la guerre froide est tournée, une autre commence, où l’Union doit prendre ses propres responsabilités. L’annonce dimanche par la présidente de la commission européenne, Ursula von der Leyen, ancienne ministre allemande de la défense sous Merkel, du déblocage de 500 millions d’euros pour permettre l’envoi d’armes en Ukraine traduit le changement en train de s’opérer.
L’Allemagne doit sortir de son ombre
Il faut saisir au vol le changement de discours allemand. La première puissance économique européenne ne peut plus se cacher derrière l’obsession de ne plus voir de guerre partir du sol allemand. A ceux qui reprochaient au gouvernement Schröder d’avoir pris part dans le cadre de l’Otan, sous mandat des Nations Unis, aux opérations de la Kfor pour bloquer les opérations militaires de la Serbie au Kosovo, son ministre des Affaires étrangères, Joshka Fischer, l’un des grands leaders Verts de l’époque, s’était défendu en soulignant que pour un pays responsable d’Auschwitz il s’agissait désormais d’empêcher un nouvel Auschwitz.
L’Allemagne doit sortir de son ombre. Elle ne peut indéfiniment trembler à l’idée de prendre des responsabilités militaires. Il y va de sa propre défense, comme l’a souligné M. Scholz, mais aussi de celle de ses voisins, et du devenir d’une Union européenne démocratique, dans laquelle les démocrates ukrainiens se reconnaissent, sans doute aussi les opposants russes qui manifestent contre la guerre à leur plus grand péril. L’Allemagne, qu’elle le veuille ou non, est au cœur de l’Europe. Rien de concret ne se fera sans elle, même si elle n’est pas une puissance nucléaire avec droit de véto au conseil de sécurité comme la France ou la Grande-Bretagne. Les discussions sur ce point doivent reprendre avec elle pour éviter que ce ne soit un sujet de méfiance.
Mais il est temps aussi pour elle d’écouter ce que Paris a à lui dire ; ce que d’autres pays comme l’Italie, les pays ibériques, la Grèce, ont à dire, confrontés au sud à d’autres sources de tension ; ce que les pays frontaliers du bloc russe vont avoir à dire maintenant qu’ils prennent conscience de l’importance de la solidarité avec leurs voisins de l’ouest. Le discours de Scholz au Parlement de Berlin, réuni pour un débat exceptionnel, demande une reprise rapide de l’initiative par Paris, qui préside précisément en ce moment le conseil de l’Union européenne. Il serait dommage que la campagne des présidentielles l’amène à rater cette occasion.