La Turquie, un acteur essentiel

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a décidé d’avancer au 24 juin 2018 les élections – présidentielle et législatives – qui devaient avoir lieu en novembre 2019. Un an après le référendum du 24 avril 2017, qui a transformé le régime parlementaire en régime présidentiel, l’homme fort de la Turquie cherche à renforcer son autorité en profitant notamment de la vague nationaliste qui a accompagné l’incursion turque en Syrie. Dans sa lettre de mai 2018, le Club des Vingt, présidé par l’ambassadeur Francis Gutmann, analyse l’histoire récente de la Turquie et définit ce que pourraient être les objectifs de la France à l’égard de ce pays.

Portraits de journalistes emprisonnés en Turquie, dans les rues de Paris
par le street artist C215, mai 2017

1/ De la démocratie à la dictature légale

Fondée en 1923, par Mustapha Kemal Atatürk, la Turquie a été à l’origine une république parlementaire, laïque, unitaire. Après la deuxième guerre mondiale, on a assisté à une progression des forces religieuses (près de 80 % des Turcs sont musulmans, 70 % pratiquent). L’armée, par des coups d’état, a tenté de revenir strictement à la laïcité d’Atatürk. Suivit une période d’instabilité politique au cours de laquelle les mouvements islamiques se sont développés. En 2002, l’AKP (Parti de la Justice et du Développement) a accédé au pouvoir avec Erdogan comme premier ministre.

S’ouvre alors une période d’une dizaine d’années au cours de laquelle Erdogan associe le libéralisme économique et certaines libertés individuelles, et un retour aux valeurs religieuses traditionnelles. A l’extérieur, aux yeux de l’Occident en particulier, le régime d’Erdogan est célébré comme un exemple réussi de gouvernement islamique modéré.

Cependant peu à peu certaines dérives autoritaires étaient apparues. En 2013, des manifestations, à Istanbul et dans vingt quatre autres villes, se déroulent contre ces dérives, qui sont sévèrement réprimées. En juin 2015, l’AKP perd la majorité absolue aux élections législatives. De nouvelles élections ont lieu en décembre pour de meilleurs résultats, assorties de menaces et de contraintes à l’égard des partis d’opposition et de l’arrestation et de poursuites contre des journalistes. Dans l’intervalle, en juillet, à la suite d’un attentat à Suruç, Ankara avait arrêté les négociations avec le PKK kurde et repris la répression à son encontre.

En 2016, un coup d’état militaire échoue, qui avait été mal préparé et ne mobilisait qu’une fraction de l’armée. Il est suivi de purges massives : près de 30 % des généraux sont relevés de leurs fonctions, dont le chef d’état major général ; dans les administrations, près de 150 000 personnes –policiers, juges, hauts fonctionnaires, universitaires, enseignants, sont démis de leurs fonctions- ; des journaux et des chaînes de télévision sont fermés et de nombreux journalistes sont écroués. Au total plus de 50 000 personnes sont placées en détention. Sont explicitement dénoncés comme auteurs du complot les membres de la confrérie Gülen –du nom de son fondateur exilé depuis longtemps aux Etats-Unis-, mais également l’opposition libérale et de gauche, des officiers kémalistes et les Kurdes. Une quinzaine de parlementaires sont emprisonnés.

L’ensemble du pays est soumis à contrôle. L’armée, qui s’islamise progressivement, doit donner des gages de fidélité idéologique au président. Les industries d’armement sont mises sous tutelle. Il n’y a plus de liberté de la presse et le groupe de médias le plus important est racheté par un proche d’Erdogan. 24 000 magistrats sont limogés, les membres du Conseil des juges et des procureurs sont dorénavant nommés par le chef de l’Etat et le parlement dominé par l’AKP.

Initialement prévues pour 2019, les élections présidentielle et législative sont avancées à juin 2018. Elles devraient voir le succès d’Erdogan, au moins au second tour, face à une opposition peu organisée. Au reste il est populaire. Depuis son accession au pouvoir le pays a connu une croissance économique exceptionnelle (mais celle-ci tend à s’essouffler et la livre turque se déprécie), d’autre part il flatte le nationalisme de l’opinion par sa politique étrangère et en glorifiant la Turquie moderne par l’évocation de son passé ottoman.

2/ Une politique étrangère devenue agressive

Pendant plus de cinquante ans, la Turquie s’était rapprochée de l’Occident. Elle avait rejoint l’OTAN –dont elle constituait l’avant poste aux frontières de l’Union Soviétique-, l’OCDE, l’OSCE ; elle avait en 1963 posé sa candidature à la Communauté Economique Européenne. Elle entretenait toutefois un lien avec le monde sunnite par son adhésion à la Conférence de Coopération islamique.

Au début du gouvernement Erdogan, à l’instigation du ministre des affaires étrangères Davoglu, la Turquie avait engagé une politique néo-ottomane active de bon voisinage tous azimuts. Celle-ci n’ayant pas répondu à ses attentes, elle s’est concentrée sur des dossiers spécifiques –les Kurdes, la Syrie…-, tout en menant une politique en vue d’un leadership sunnite.

Ailleurs au Moyen-Orient, les relations de la Turquie avec l’Iran se sont stabilisées. Elle a d’autre part acquis une forte influence dans le Kurdistan iranien.

Des tensions se sont faites jour avec les Occidentaux, notamment les Américains, sans aller jusqu’à remettre en cause l’appartenance à l’OTAN de la Turquie Mais celle-ci a établi une alliance inattendue avec la Russie.

a) L’obsession kurde
La question kurde est devenue l’obsession majeure de la Turquie. L’objectif crucial est d’éviter que ne se créée dans le nord de la Syrie une entité kurde contrôlée par le PYD, l’émanation syrienne du PKK. Or le projet de Rojava a été mené de façon systématique avec l’objectif de créer un territoire kurde autonome et homogène entre Qameshli au nord-est de la Syrie, et Afrin au nord-ouest. Ce projet a été indirectement favorisé par les Occidentaux, les Kurdes constituant la seule force capable de combattre Daesh. Mais il se heurte à de nombreux obstacles, en particulier la population kurde n’est pas en général majoritaire dans cette zone.

En intervenant militairement en Syrie, le 20 juillet 2017, la Turquie visait à éviter que le PYD, contrôlant la région d’Afrin, ne parvienne à assurer la continuité territoriale qu’il recherchait. En fait, des forces spéciales américaines et françaises stationnées à Manbij feraient obstacle à la poursuite d’une offensive turque jusqu’à Qameshli.

b) Les tensions avec les pays occidentaux

Au soutien général apporté par les Occidentaux aux Kurdes, notamment la formation et l’équipement par les Etats-Unis de 30 000 Kurdes « pour sécuriser la frontière turco-syrienne au nord-est », s’ajoutent, dans les tensions avec ceux-ci, leurs critiques concernant la situation des Droits de l’homme, le refus d’extrader Gülen, ainsi que des poursuites contre des proches d’Erdogan suspectés de blanchiment d’argent. Du côté turc, des obstacles ont été mis à l’utilisation de la base de l’OTAN d’Incirlik, un employé du Consulat américain d’Istanbul et de plusieurs citoyens américains ont été arrêtés et un pasteur poursuivi.

Dans les relations ave l’Europe, le processus des négociations en vue de l’entrée de la Turquie dans l’Union, déjà compromis par les tergiversations des Européens, est bloqué à la suite des mesures répressives prises par la Turquie. Mais par réaction nationaliste, beaucoup de Turcs sont de moins en moins favorables à cette adhésion.

c) Une alliance avec la Russie

Le rapprochement entre la Turquie et la Russie, pourtant ennemis héréditaires, tient à des raisons de « real politik ».

Pour la Russie, la Turquie représente un point de passage pour l’évacuation du gaz en contournant l’Ukraine ; elle facilite l’accès à un marché solvable proche de quatre vingt un millions d’habitants ; elle apporte une coopération utile dans la recherche d’une solution politique en Syrie.

Pour la Turquie, cette alliance est un moyen d’affirmer son indépendance vis-à-vis des Etats-Unis et d’éviter que les Russes ne soutiennent le PKK et son émanation syrienne.

La coopération entre les deux pays s’est développée dans de nombreux domaines comme la participation de la Turquie au processus de paix d’Astana sur la Syrie, un accord sur la construction de la première centrale nucléaire de quatre unité de 1200 mégawatts et un accord sur la construction du pipeline « TurkStream ». Cette alliance n’exclut pas toutefois certains désaccords, notamment sur un avenir de la Syrie que la Turquie voit sans Bachar el-Assad ; d’autre part la Turquie a soutenu les frappes conjointes des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France sur les sites chimiques de la Syrie, que Moscou a désapprouvées.

d) La prétention au leadership musulman

Il y a une claire volonté de la Turquie de s’affirmer comme le leader des Musulmans sunnites. A la présidence qu’il détient actuellement de la Conférence de coopération islamique, il a pris la tête du mouvement contre le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem. Son ambition se heurte à de nombreux obstacles. La Turquie n’est pas arabe dans une région à majorité arabe. Son Islam est d’inspiration « frèriste ». Elle accueille nombre de Frères musulmans pourchassés dans d’autres pays de la région. Elle soutient le Qatar contre l’embargo décidé par l’Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis et l’Egypte. D’une façon générale, ses relations se sont dégradées avec ses voisins musulmans, en particulier l’Arabie Saoudite son premier concurrent.

3/ Quelle politique pour la France ?

Quoi qu’on puisse penser du régime actuel de la Turquie et quelle que soit son image négative, il convient de prendre en compte qu’elle est le premier pays de la région en importance et qu’elle est un acteur essentiel à la fois de la lutte contre le terrorisme et dans la recherche d’un retour à la stabilité de la région. En outre, l’accueil qu’elle accorde à près de trois millions et demi de réfugiés, essentiellement d’origine syrienne, la place en position de force vis-à-vis de l’Europe.

A cela s’ajoute pour la France d’importants intérêts économiques. A la fois sixième fournisseur et client de la Turquie, elle y est un des principaux investisseurs. Trois cents entreprises françaises y sont implantées –notamment dans la construction automobile- employant cinquante mille salariés.

Compte tenu de ses éléments, les objectifs de la France pourraient être les suivants :

• améliorer ses relations avec le gouvernement légal puisqu’il n’existe actuellement aucune alternative sérieuse ;

• lever sa position ambiguë concernant l’entrée de la Turquie dans l’Union, mais préserver son ancrage dans l’Europe par exemple dans le cadre d’un partenariat à définir ;

• amplifier la coopération économique. Le contrat signé en janvier pour l’étude d’un système de défense aérienne et de missiles montre que des crispations ne font pas obstacle à des coopérations y compris dans des domaines sensibles.

• renforcer la coopération bilatérale dans la lutte contre le terrorisme ;

• prendre ses distances dans l’appui aux forces kurdes du PYD/PKK. L’objectif de ceux-ci est moins d’éradiquer Daesh que d’étendre leur territoire sur les zones arabes et turkmènes dans les zones de la Syrie afin de constituer une zone continue. Or une telle éventualité ne peut qu’attiser les frustrations arabes et susciter de nouvelles violences.

• valoriser, s’agissant de la Syrie, les points de convergence à un moment où les efforts en vue d’une solution politique sont enlisés aussi bien à Genève qu’à Astana.

*Hervé de CHARETTE, Roland DUMAS, (anciens ministres des Affaires Etrangères), Bertrand DUFOURCQ, Francis GUTMANN -Président du Club-, Gabriel ROBIN (Ambassadeurs de France), Général Henri BENTEGEAT, Bertrand BADIE (Professeur des Universités), Denis BAUCHARD, Claude BLANCHEMAISON, Hervé BOURGES, Rony BRAUMAN, Jean-François COLOSIMO, Jean-Claude COUSSERAN, Régis DEBRAY, Anne GAZEAU-SECRET, Jean-Louis GERGORIN, Renaud GIRARD, François NICOULLAUD. Pierre-Jean VANDOORNE (secrétaire général).

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