On se souvient peut-être qu’en 2010 le Brésil et la Turquie avaient lancé une initiative conjointe auprès de Téhéran sur le dossier du nucléaire iranien, initiative aussitôt contrée par les grandes puissances qui n’acceptaient pas d’être tenues à l’écart de la négociation. L’affirmation sur la scène internationale d’un duo de pays émergents désireux de jouer les médiateurs dans un conflit hautement inflammable bousculait la diplomatie mondiale.
C’était le temps où le Brésil, après la chute de la dictature militaire (1964-1985) et la restauration de la démocratie, s’imposait peu à peu comme l’Etat dominant en Amérique latine, malgré la concurrence de l’Argentine et du Mexique, et comme le chef de file des puissances émergentes à l’échelle mondiale. Sa volonté de régler les conflits pacifiquement et sa présence diplomatique à travers tous les continents témoignaient alors de la place qu’il entendait tenir dans la logique du multilatéralisme.
Méfiance envers les organisations internationales
Le politologue et ancien diplomate brésilien Carlos Milani, professeur à l’Institut d’études sociales et politiques de l’Université de Rio-de-Janeiro, a rappelé, jeudi 6 février au CERI, l’épisode de l’initiative turco-brésilienne de 2010 en l’opposant à la politique étrangère du nouveau président du Brésil, Jair Bolsonaro. Une politique qui représente, selon lui, un défi au multilatéralisme en cultivant la méfiance à l’égard des organisations internationales, à commencer par l’ONU, et en renonçant à exercer au sein de celles-ci le « soft power » que le pays a conquis sous les présidences précédentes.
Car le Brésil, comme l’a souligné en ouvrant la séance Guillaume Devin, professeur à Sciences Po, est un grand pays dont la politique étrangère affecte l’ordre mondial au-delà du seul continent américain et qui a joué dans le passé un rôle éminent par ses initiatives multilatérales. Qu’on se rappelle en particulier les deux Conférences des Nations unies sur l’environnement et le développement, baptisés Sommets de la terre, qui se sont tenues à Rio, l’une en 1992, l’autre en 2012. C’est avec cet esprit d’ouverture, qui a culminé sous la présidence de Lula (2002-2010), que Jair Bolsonaro est en train de rompre, selon Carlos Milani. « Le conservatisme autoritaire ne fait pas bon ménage avec le multilatéralisme », a noté Guillaume Devin.
« Persécutions idéologiques » contre les diplomates
La politique étrangère est le plus beau fleuron de l’Etat et l’Itamaraty, le Quai d’Orsay brésilien, un lieu réputé, qui contribue à la gloire du Brésil. « Peu de pays doivent autant à la diplomatie », écrit l’ambassadeur et historien Rubens Ricupero, cité par Le Monde du 5 février, dans son livre La diplomatie dans la construction du Brésil. Depuis son arrivée au pouvoir, explique le correspondant du Monde, Bruno Meyerfeld, le président Bolsonaro « fait tout pour imposer sa vision du monde à cette administration prestigieuse et influente ». Or cette vision, à la fois nationaliste et soumise aux intérêts de Washington, va à l’encontre de la tradition universaliste de l’Itamaraty.
Les fonctionnaires dénoncent des « persécutions idéologiques » orchestrées par le ministre, Ernesto Araujo, selon le journaliste du Monde, qui décrit ce qu’il appelle « le grand blues des diplomates brésiliens ». Ceux-ci dénoncent, selon Carlos Milani, la mise à l’écart des plus expérimentés d’entre eux ainsi qu’une « culture de la peur ». Pour eux, le Brésil de Jair Bolsonaro a renoncé à son rôle de « pacificateur ». Il n’a pas été capable de proposer sa médiation dans des pays en crise comme le Venezuela ou la Bolivie. Il a annoncé le retrait du Brésil de la Communauté d’Etats latino-américains et caraïbes (Celac). « Bolsonaro remet en cause l’insertion du Brésil dans le monde », estime, dans Le Monde, Hussein Kalout, professeur à Harvard.
Perte d’influence
La politique extérieure du nouveau président est dans la continuité de sa politique intérieure. Celle-ci est en rupture avec le respect des valeurs cosmopolites, la défense des droits de l’homme, la protection de l’environnement. Ces choix se reflètent dans la diplomatie brésilienne, qui privilégie trois pays dont les dirigeants présentent des affinités avec Jair Bolsonaro : Israël sous la conduite de Benyamin Nétanyahou, auquel il a promis le transfert à Jérusalem de l’ambassade brésilienne, la Hongrie de Viktor Orban et, bien sûr, les Etats-Unis de Donald Trump. Le Brésil valorise, selon Carlos Milani, « une certaine forme d’identité nationale » qui refuse le pluralisme et la diversité, tout en menant des politiques publiques ultralibérales.
Avec Jair Bolsonaro, le multilatéralisme est en danger, conclut le politologue brésilien, qui pointe l’abandon de la coopération Sud-Sud et la faible diversification du commerce extérieur. Les Nations unies sont perçues comme une menace et les frontières comme « un espace de combat contre la criminalité ». Le poids de la Chine s’accroît. L’évolution de la diplomatie brésilienne inquiète « Moi j’appelle ça de l’anti-diplomatie », déclare au Monde l’ancien ministre des affaires étrangères de Lula, Celso Amorim, qui déplore la perte d’influence de son pays. Une influence qu’il a fallu conquérir et qui risque de s’effacer. « Un jour, on va se réveiller de ce cauchemar, dit-il, et on va se demander : il est où le soft power brésilien ? Il aura disparu ».