Devant le Bundestag à Berlin, le 18 novembre, invité à se prononcer lors de la journée nationale de commémoration des victimes de guerre et de la tyrannie, le président Emmanuel Macron a dit aux Allemands : „Nous allons ouvrir une nouvelle page de notre Europe, qui l’attend et en a tant besoin.“ Et pour finir : „Chaque fois que vous ne comprenez peut-être pas tout à fait les mots venant de la France, lisez toujours et avant tout qu’elle vous aime.“ Quels mots forts, pleins d’optimisme et d’amitié ! Mais les Allemands, les Européens, peuvent-ils suivre cette trace d’espoir ou doivent-ils succomber aux doutes omniprésents ? Doivent-ils croire à un bond en avant ou bien se résigner aux lenteurs de la machine bruxelloise ? Les citoyens, spectateurs des actions et des performances de leurs représentants à la tête des gouvernements, reçoivent des messages contradictoires, souvent irritants. En principe, ce n’est rien de nouveau ; cela fait partie, normalement, du „jeu politique“. Mais l’Union européenne ne se trouve pas en phase normale, elle se trouve réellement et substantiellement menacée.
L’accord de divorce entre l’Union et le Royaume Uni vient d’être signé par les chefs d’Etat et de gouvernement réunis en Conseil européen - un accord dont tout le monde sait qu’il n’a pour but que de limiter les dégâts de la séparation et dont personne ne sait s’il survivra au vote de la Chambre des Communes à Londres. Le pire est toujours possible, le „no deal“, le départ sans accord. Emmanuel Macron, qui avait fait campagne sur la nécessité de „refonder l’Europe“ se trouve toujours bien seul, malgré les consultations et les déclarations d’accord multiples, surtout avec l‘Allemagne. La déception du côté francais est évidente. Et les Italiens, co-fondateurs de l’Union européenne, viennent d’installer un gouvernement nationaliste et populiste, qui fait front face à „Bruxelles“ et en est fier ; il en profite en montant dans les sondages et il compte en profiter encore aux élections européennes le 26 mai. Comment peut-on ne pas avoir des doutes sur l’Europe ?
Une vraie armée européenne ?
En même temps, on nous annonce que des décisions sur une réforme de la zone euro vont être prises lors du prochain Conseil européen en décembre. En outre, Emmanuel Macron et Angela Merkel nous invitent à travailler à l’établissement d’une „vraie armée européenne“. Et les partis politiques classiques nous appellent à participer aux élections européennes en mai prochain pour défendre le projet européen et ses acquis – notre modèle de coopération et d’intégration, de mode de vie dans une communauté d’Etats de droit et de responsabilité sociale. Comment peut-on ne pas croire à un avenir pour l’Europe ?
Ce décalage entre les doutes et l’espoir est devenu irritant. Il est devenu trop important. Les appels pour une „vraie armée européenne“ en sont un exemple pertinent. Un tel projet peut-il vraiment donner un nouvel élan à l’Union européenne, comme le suggèrent plusieurs experts ? Ou va-t-il contribuer à aggraver le clivage au sein de l‘Union, ce que craignent d‘autres ? En attendant on devrait déjà se mettre d’accord sur ce que cela veut dire.
Que l’Union européenne s’occupe des questions de sécurité et de défense, cela a toujours été une question délicate, considérée par les uns comme nécessaire pour la capacité d’agir de l’Union, par les autres comme inutile sinon nuisible, parce qu’ils préfèrent compter, dans ce domaine, sur l’Otan. Ce clivage n’a pas disparu. Que ceux qui prônent la création d’une armée européenne expliquent comment ils croient pouvoir surmonter cet obstacle.
Un cercle restreint d’Etat membres
La possibilité d’établir une „coopération permanente structurée“ (PESCO en anglais) en matière de défense a été instaurée par le traité de Lisbonne (article 42), en vigueur depuis le 1er décembre 2009, afin de permettre à des Etats membres qui le souhaitent et qui en sont capables d’organiser une coopération plus étroite dans le domaine militaire - dans le cadre de l’Union certes, mais en dehors des structures communautaires. Il a fallu attendre 2017 pour que cette coopération soit formellement installée. Pendant des années, ni la France, ni l’Allemagne n’ont entrepris d’efforts en ce sens, parce qu’ils savaient qu’ils ne partageaient pas la même approche.
Aujourd’hui, l’Allemagne souligne avoir réussi à mettre en place cette coopération dans un format „inclusif“ : en effet, 25 des 27 Etats membres s‘y sont engagés en adoptant un certain nombre de projets concrets pour créer ou améliorer leurs capacités militaires, tant opérationnelles que de planification et de formation. C’est bien et cela peut être considéré comme un succès, même s’il arrive avec retard. Mais la coopération permanente structurée a été conçue comme une coopération d’Etats membres qui „remplissent des critères plus élevés de capacités militaires“ et qui ont „souscrit des engagements plus contraignants en la matière en vue des missions les plus exigeantes.“ Elle s’adresse donc à un cercle restreint d’Etats membres. C’est beaucoup plus ambitieux et le contraire de l’approche inclusive de l’Allemagne. Par conséquent, la France ne voit cette coopération que comme un début, comme le socle sur lequel une force européenne d’intervention, qu’elle propose, pourra être créée. Le décalage d’idées reste en place, même si on peut espérer qu’il s’effacera un jour.
Si le président Macron et la chancelière Merkel parlent, tous les deux, d’„armée européenne“ (Macron dans une interview qui a provoqué la colère de Donald Trump, Merkel devant le Parlement européen), parlent-ils de la même chose ? Ce n’est pas sûr. Car le projet macronien de force européenne d’intervention fait partie d’un projet plus vaste, celui d’une „refondation de l’Europe“ qui se donne pour objectifs une „souveraineté européenne“ et une „autonomie stratégique“ permettant aux Européens de défendre leurs intérêts dans un monde devenu plus complexe. Personne ne sait encore quelle forme prendrait cette Europe refondée. Ce qui est sûr, selon Emmanuel Macron, c’est que l’Union dans sa forme actuelle n’est plus apte à répondre aux défis actuels.
La méthode Merkel
Le plaidoyer merkelien, en revanche, cherche à consolider l’Union européenne et à la doter de moyens d’action plus efficaces sans toucher aux traités, si possible. Il n’y a ni vision, ni ambition d’aller au-delà du renforcement et de la sauvegarde de l’acquis de l’Union. Face à la montée des nationalismes et de la xénophobie, des régimes de „démocratie illibérale“ ou tout simplement autoritaires, même à l’intérieur de l’UE, ce serait déjà bien, pense Mme Merkel, de préserver ce qu’on a. Pour cela, ne vaut-il pas mieux aller doucement, pas à pas, pour n’aliéner personne ? C’est la méthode Merkel. Ou est-il préférable d’oser un grand pas, d’être audacieux comme le réclame M. Macron en se référant aux grands héros de l’intégration européenne qui se heurtaient à des obstacles encore plus importants ? C’est l’ambition du président français.
Une „armée européenne“, c’est d’abord et avant tout une compétition d’idées qu’il faut prendre au sérieux. La concevoir sans s’occuper de ses missions potentielles, de l’ambition politique de l’Union et du cadre institutionnel dans lequel cette politique peut être menée serait futile. Continuer à créer des instruments et des capacités militaires européennes sans construire une doctrine commune selon laquelle ces forces peuvent être employées, cela ne mènera nulle part. Appeler à créer „un jour une vraie armée européenne“, comme le souhaite la chancelière, c’est un appel à concevoir une union politique. Peut-être est-ce cela que veut dire M. Macron quand il parle d’une refondation de l’Europe. Mais personne ne le sait vraiment.
Ainsi, on peut se réjouir des déclarations optimistes, voire visionnaires, prononcées par nos leaders politiques. Cela donne de l’espoir. Mais à voir les divergences, évidentes ou implicites, entre leurs idées, des doutes sérieux demeurent.