Le Soudan du Sud en guerre : entre indifférence et convoitise

La guerre civile a repris à la mi-décembre en République du Soudan du Sud après que le président Salva Kiir a limogé, en juillet 2013, son vice-président Riek Machar l’accusant de fomenter un coup d’Etat. En quelques semaines, les combats acharnés, les massacres et les viols ont occasionné plusieurs milliers de victimes et plus d’un million de déplacés.

Un cessez-le feu, conclu le 23 janvier sous l’égide de l’IGAD (Intergovernmental Authority on Development) à Addis-Abeba (Ethiopie) et de l’ONU, n’a permis qu’une trêve après la libération par Salva Kiir de sept dirigeants proches de Riek Machar sur onze retenus pour activités factieuses. Les massacres et les déplacements de population plonge la jeune République, née le 9 juillet 2011, dans un conflit ethnique sur fond de partage des revenus pétroliers. Il y a au Sud Soudan une soixantaine de communautés parlant autant de langues ou idiomes nilo-sahariens ; les principales sont : Dinka, Nuer, Shilluk, Murle, Bari et Zande.

La tragédie qui se déroule a de lointaines racines historiques. Quelques mois avant l’indépendance du Soudan (balad as-soudân ou pays des noirs), arraché à l’Angleterre et à l’Egypte en 1956, le gouvernement de Khartoum renie sa promesse de créer un Etat fédéral dans ce pays de 2 530 397 de km2 ; ce qui engendre une guerre civile entre le Nord – majoritairement arabe (70 %) et musulman (97 %) – et le Sud – majoritairement africain subsaharien et chrétien (60, 5 % de catholiques, anglicans et presbytériens), 32, 9 % animiste et 6, 2 % de musulmans –, qui se termine en 1972.

En 1983, la remise en cause de l’autonomie des dix provinces du Sud et l’instauration de la loi islamique (charia) relancent les hostilités à grande échelle. La guerre fait près de deux millions de morts et quatre millions de déplacés. Le conflit se termine en 2005 par un accord sur une autonomie et une promesse de référendum pour l’indépendance qui se réalise en juillet 2011 sous la pression de Washington et l’appui actif de Pretoria (Afrique du Sud).

Essentiellement pastorale, la population du nouvel Etat – 11, 5 millions d’habitants sur une superficie de 644 329 km2 – bénéficie de ressources minérales importantes : pétrole, fer, cuivre, chrome, zinc, tungstène, mica, argent et or.

Traversé par le Nil Blanc et ses nombreux affluents, qui permettent la production d’hydroélectricité et une agriculture abondante (coton, arachides, sorgho, millet, blé, maïs, gomme arabique, canne à sucre, manioc, mangues, papayes, bananes, patates douces, sésame), le Soudan du Sud possède également des ressources en pétrole importantes (500 000 barils/jour).

Pays enclavé, avec des frontières avec le Soudan (au nord), l’Éthiopie (à l’est), le Kenya, l’Ouganda et la République démocratique du Congo (au sud) et la République centrafricaine (à l’ouest), le Soudan du Sud a pour atout son eau et son pétrole. Son voisin soudanais du nord est dépendant de son eau mais le Soudan du Sud est dépendant de celui-ci pour le raffinage de son pétrole et son acheminement à Port-Soudan (nord-est), sur la mer Rouge.

Conflit sur le partage des bénéfices du pétrole

Le présent conflit a pour origine le partage des bénéfices du pétrole. On estime en effet que le pays a les plus grandes réserves de pétrole brut d’Afrique de l’Est. Mais, pour raffiner et acheminer son pétrole, le Soudan du Sud partage sa rente avec Khartoum qui lui prélève une taxe en augmentation régulière s’apparentant à du racket. Le précieux liquide représente près de 95 % de ses ressources.

Le 9 janvier 2005, quand l’accord d’autonomie est conclu entre Khartoum et l’Armée populaire de libération du Soudan du Sud (South people liberation army-SPLA), dirigée par son leader historique le charismatique et autoritaire colonel John Garang De Mabior, elle combattait pour une autonomie plutôt qu’une séparation du pays entre deux Etats.

Nommé vice-président par Khartoum, Garang se rend à Kampala (Ouganda) pour y rencontrer le président Yoweri Museveni. Au retour de sa mission, le 30 juillet 2005, l’hélicoptère prêté par le président Museveni s’abîme au sol tuant tous ses passagers. Le président ougandais n’a pas exclu la possibilité d’un assassinat. La vérité sur ce drame n’a jamais été établie, mais le gouvernement d’union nationale a tardé à voir le jour. De violentes émeutes ont eu lieu principalement à Juba, capitale du Sud, et à Khartoum. C’est à ce moment-là que les pressions de Washington pour la constitution d’un Etat du Sud ont prévalu.

Le futur président du Soudan du Sud, Salva Kiir Mayardit, qui avait succédé à Garang à la vice-présidence du Soudan de 2005 à 2011, est partisan de l’indépendance du Sud, fort du soutien de la communauté majoritaire dont il est issu au même titre que son prédécesseur, les Dinka (environ 3 millions de personnes). Son futur vice-président, Riek Machar Teny Dhurgon, d’origine Nuer (environ 2 millions de personnes) a été l’allié de Khartoum avant de rejoindre, en 2000, la SPLA. Le référendum sur l’indépendance, en janvier 2011, recueille 98,83 % des suffrages. Malgré la reconnaissance du nouvel Etat, des litiges subsistent quant au tracé définitif des frontières.

Maintenant que le conflit resurgit, les vieilles rivalités renaissent. Si bien que certains se demandent s’il était bien nécessaire de créer un nouvel Etat, d’autant plus que celui-ci n’a aucun accès à la mer. John Garang était un républicain laïc et progressiste. Six mois avant sa mort, il avait réuni quinze dirigeants soudanais devant une assemblée de 20 000 personnes pour leur préciser les objectifs de l’accord de paix signé en janvier 2005 : « Cet accord est le premier signe d’un Soudan unifié où la race, la tribu et la religion n’ont aucune place ».

Au sein de son peuple, ce choix politique de Garang n’était pas très populaire d’autant plus qu’à Khartoum, le président islamiste Omar el-Béchir ne voyait pas cette évolution d’un très bon œil. L’indépendance s’imposa alors comme une évidence avec l’appui très actif de Washington. Elle devient effective le 9 juillet 2011.

Le jeune Etat – 54ème Etat africain et 193ème au monde – n’a pu fonctionner qu’avec la présence de nombreuses ONG sur le terrain pour assurer 80 % des services de base. Si bien que dès sa naissance, la République du Soudan du Sud est un Etat failli : des infrastructures et des services déficients, une industrie quasi inexistante et une agriculture rudimentaire qui occupe seulement 18 % des terres cultivables. La manne du pétrole a été la seule ressource à susciter l’intérêt des investisseurs.

Après le départ, en 2005, du pétrolier français Total du fait de la guerre civile, ce sont principalement les pétroliers chinois CNPC, malaisien Petronas et indien OVL qui ont occupé le terrain. Depuis la reprise des massacres à grande échelle, le 15 avril, les employés de ces compagnies ont commencé à plier bagage.

Vautours et charognards se penchent à nouveau sur le Soudan

Sur le plan politique le président Salva Kiir, soucieux d’assurer sa réélection en 2015 a cédé aux pressions de Khartoum pour combattre ses anciens alliés du SPLM-Nord, des guérilleros noirs musulmans qui n’ont pas bénéficié des accords de paix de 2005 et qui continuent de se battre contre le gouvernement d’Omar el-Béchir, visé par des sanctions internationales et poursuivi par la CPI (Cour pénale internationale). Salva Kiir a cédé également aux pressions économiques de Khartoum, qui a considérablement augmenté sa redevance sur le baril de pétrole en provenance du sud.

Depuis la mi-avril les massacres à grande échelle ont repris notamment dans la ville septentrionale de Bentiu et le vice-président démis Riek Machar a exprimé publiquement son objectif : conquérir les puits de pétrole qui se trouvent dans le nord du jeune Etat et occuper la capitale Juba.

Selon Ferdinand von Habsburg-Lothringen, ex-conseiller de l’ONU puis du gouvernement sud-soudanais, présent depuis seize ans dans la capitale Juba, le pays « a été laissé sans surveillance par une communauté internationale divisée et inefficace  » et l’aide humanitaire, que seul semble capable d’offrir actuellement l’étranger, « ne sera qu’un petit pansement sur ses blessures béantes  ». La Mission des Nations unies au Soudan du Sud (Minuss), présente depuis juillet 2011, a augmenté ses effectifs en décembre 2013 et avril 2014, mais peine à servir de force-tampon entre les différents belligérants.

Selon John Prendergast, cofondateur du projet Enough ! de prévention des génocides, seule « une initiative à haut niveau de la communauté internationale » – incluant Washington et Pékin – a une petite chance d’empêcher le pays de replonger dans un conflit de longue durée. Selon cet ancien directeur Afrique au Conseil national de sécurité (National Security Council-NSC) sous la présidence de Bill Clinton, « quelqu’un doit aller au Soudan du Sud et aux négociations d’Addis-Abeba, quelqu’un de très haut placé dans l’administration américaine (...) et faire passer des messages forts en continuant de les marteler ensuite ».

Selon Pendergast, ces « messages forts » devront inclure des menaces de sanctions contre les dirigeants gouvernementaux et rebelles. « Quand vous commencez à geler les avoirs, saisir les voitures et les maisons, au Kenya et en Éthiopie, qui appartiennent à la plupart des responsables au gouvernement et dans la rébellion (...) alors on commence à avoir leur attention  », martèle John Pendergast cité par l’AFP.

Selon Gérard Prunier, chercheur et spécialiste de cette région d’Afrique, « Une fois de plus, le glissement du politique à l’ethnique s’amorce. S’il n’est pas arrêté, nous pouvons avoir dans les semaines qui viennent un Rwanda de 650 000 km2. »

Une photo emblématique du conflit soudanais avait été prise en 1994 par le photographe sud-africain Kevin Carter. Intitulée « La fillette et le vautour », elle montrait un enfant affamé, se traînant sur le sol à la recherche d’une maigre pitance. Il était survolé par un vautour. Cette photo, qui continue à faire le tour du monde, avait valu à Carter le prestigieux prix Pulitzer. Jalousie et mesquinerie médiatique, le photographe fut accusé d’avoir abandonné cette fillette face au vautour qui n’attendait qu’une chose, la dévorer. Peu de temps après, souffrant d’une profonde dépression, le talentueux photographe mit fin à ses jours. L’enfant a survécu avant de mourir à quinze ans de paludisme.

Vingt ans plus tard, vautours et charognards se penchent à nouveau sur le Soudan. Ce pays-continent, dont la superficie – à l’époque où il était encore uni – équivalait à la moitié de l’Europe, a le potentiel de devenir le grenier de l’Afrique. Déchiré entre des intérêts multiples – économiques et politiques –, il est symbolique de notre cruelle époque où l’indifférence et la convoitise régissent le monde.