On sait qu’en Allemagne aujourd’hui, seules de petites coalitions gouvernementales sont possibles. Le système proportionnel rend les majorités absolues exceptionnelles ; les grandes coalitions ne sont tolérées que comme des solutions transitoires ; l’union nationale de tous les partis est réservée pour les états d’urgence. Mais tout le monde feint de l’ignorer et même un petit parti comme le parti libéral désigne un candidat à la chancellerie comme s’il avait l’ambition de gouverner tout seul. Et les électeurs se sentent souvent dupés quand telle ou telle coalition est présentée, avant le scrutin, comme un « projet », voire comme « un mariage d’amour », une autre totalement exclue, qui est pourtant celle sur laquelle les partis se mettent d’accord au lendemain du vote.
Les sociaux-démocrates et les Verts rejouent justement ce jeu. Ils espèrent un miracle qui permettrait à leur coalition rouge-verte de l’emporter, ce qui serait raisonnable pour faire progresser la transition énergétique, les politiques sociales et l’éducation, la politique familiale et l’égalité des sexes. Mais le miracle a peu de chances de se réaliser, la tendance va plutôt dans l’autre sens. Le candidat SPD à la chancellerie Peer Steinbrück, l’état général de la social-démocratie et le souvenir de l’alliance avec Schröder entrainent les Verts vers le bas.
Pourtant le besoin d’alternance est urgent : la chancelière gaspille la transition énergétique, met l’Europe en danger, se perd dans la politique sociale – elle fait du super-Kohl et maintient le FDP (libéral) en vie avec ses promesses coûteuses. Penser l’avenir, c’est autre chose. Le gouvernement ressemble à une assemblée de personnes abattues, dont ne ressortent que le ministre des finances et celui de la justice. Les libéraux et les Bavarois sabotent le ministère de l’environnement, la ministre du travail n’a aucun soutien dans le groupe parlementaire, la ministre de la famille et de la jeunesse est de facto licenciée. Angela Merkel compte sur les succès économiques, qui deviennent fragiles, et trouve son salut, à moyen terme, dans la fuite vers Bruxelles. Qui attend encore de la coalition chrétiens-démocrates/libéraux des impulsions pour ce pays, pour l’Europe et pour le reste du monde ?
Une gauche virtuelle
Si une coalition rouge-verte est une perspective irréaliste et si être dans l’opposition est une catastrophe, comment l’alternance est-elle possible ? Il revient aux Verts de poser la question du gouvernement et d’ouvrir des alternatives : ou bien le SPD et les Verts permettent à la majorité virtuelle de gauche de devenir réalité et ils forment un gouvernement avec Die Linke (la gauche radicale). Ou les Verts héritent des libéraux le rôle de junior partner et apportent dans une coalition avec la CDU/CSU un poids électoral qui dépasse les 10% en faveur de leurs thèmes : pour une transition énergétique conséquente, pour l’égalité des sexes, pour une offensive dans le domaine de la formation qui ne soit pas bureaucratique.
Ce qui s’oppose à cette hypothèse repose souvent moins sur des questions concrètes que sur des crispations personnelles. Les socialistes ne peuvent pas travailler, dit-on, avec les héritiers d’Oskar Lafontaine, leur candidat-chancelier ne représente pas une tendance de gauche, les « chaussettes rouges » (les néomarxistes) de Die Linke sont en embuscade avec des revendications maximalistes. Et la « base verte » va se rebeller contre une coalition avec l’actuelle chancelière, parce que dans le groupe parlementaire chrétien-démocrate siègent de solides de têtes de bois et des réactionnaires, et ainsi de suite.
En finir avec les tabous
Il y a là plus qu’une once de vérité. Mais pendant que la campagne électorale se traine, on considère depuis longtemps ces différentes options, aussi bien à la chancellerie que chez les Verts, mais on s’allierait avec le Diable plutôt que de les mettre sous le nez des électeurs. Les seules possibilités d’alternance réaliste – union de la gauche ou alliance noire-verte – sont ainsi devenues des tabous et ce qui se passera après le scrutin du 22 septembre se mijotera dans les arrière-cuisines des partis.
C’est pourquoi nous demandons un débat citoyen sur l’alternance politique, qui prenne en compte ce qui est réaliste et mette en même temps dans le jeu de nouvelles chances et de nouvelles visions.
Commençons par l’union de la gauche qui, avec le retrait de facto de Lafontaine de la vie politique, ne devrait plus être aussi tabou. Sa raison d’être serait un nouveau pacte social, pour combler le fossé entre riches et pauvres, entre ceux d’en haut et ceux d’en bas, qui s’est creusé largement au cours des dernières décennies, et pour mieux protéger les chômeurs et les demandeurs d’emploi. L’Allemagne ne serait plus un pays de fiscalité légère et de bas salaires et adhèrerait à des accords internationaux destinés à contrôler les mouvements internationaux de capitaux.
Le revers de la médaille, d’une union de la gauche, serait probablement un manque d’imagination et d’efficacité dans les programmes de croissance et de redistribution qui miseraient uniquement sur l’intervention de l’Etat, et bien sûr une politique extérieure et de défense, qui certes s’appuierait sur des principes écolo-pacifistes, mais qui ne prendrait pas assez en compte les droits de l’homme et du citoyen à travers le monde. Dans la politique européenne, il pourrait y avoir la tentation de rallier un front de gauche eurosceptique.
L’autre option, noire-verte, pourrait mettre en route une transition sérieuse dans les domaines de l’énergie, des transports, de la construction. Il ne s’agirait pas seulement d’augmenter l’offre d’énergies renouvelables mais plutôt d’investir dans l’économie et l’efficacité énergétique, de soutenir les associations et la participation des citoyens, non seulement dans les moments critiques, mais comme quelque chose d’absolument normal.
Un projet « conservateur »
De manière plus générale, une constellation noire-verte semble la plus capable d’encourager l’autonomie des citoyens et les aider à s’aider eux-mêmes. Une politique européenne marquée au sceau des Verts ouvrirait la voie à une démocratisation et à une fédéralisation de l’UE. Sur ce point, Wolfgang Schäuble [le ministre CDU des finances] a déjà donné des impulsions dignes d’intérêt.
Les écueils possibles devant une coalition noire-verte sont représentés par les lobbyistes proches des démocrates chrétiens et par les groupes de pression néolibéraux, qui s’élèvent contre la défense de l’environnement, la lutte contre le changement climatique ainsi que contre une réelle égalité des minorités sexuelles, les quotas en faveur des femmes dans les entreprises et contre une politique de formation correspondant aux exigences du temps. Mais ils ne disposent pas d’autant de bataillons que les conservateurs américains ou français. Ils ne sont pas en mesure de mener un Kulturkampf contre le mariage homosexuel et en faveur du retour de la femme à la maison. Ce qui aujourd’hui porte l’étiquette « conservateur » au sein de la CDU/CSU, à savoir la référence à la famille traditionnelle, la culture dominante et la foi, est totalement inadapté aux problèmes actuels et aux taches de demain.
La politique industrielle promet certainement de dures discussions. Mais d’un autre côté, des capitalistes éclairés savent depuis longtemps que l’économie allemande orientée vers l’exportation doit être réinventée. La même chose vaut pour la politique d’immigration et d’asile qui, eu égard au contexte du manque déjà aigu de main d’œuvre, apparaît de plus en plus anachronique. Une coalition noire-verte représenterait même un espoir pour une sortie de l’industrialisme qui a payé la croissance économique par une accumulation de dettes publiques et de destruction de la nature, dont les conséquences seront portées par les générations futures.
Un projet noir-vert aurait déjà représenté, il y a vingt ou trente ans, une option « conservatoire » dans le meilleur sens du terme, de la « création » (pour les chrétiens) et du « développement durable » (pour les laïques). Ce qui apparaissait comme « conservateur », était en réalité vraiment progressiste – cela aurait ouvert un avenir meilleur. L’écologie n’aurait été ni de droite ni de gauche mais en avant. La CDU/CSU d’Helmut Kohl a choisi le libéralisme économique avec comme conséquence la démolition de l’Etat social.
La position clef des Verts
Si les partis ne le font pas, la question du pouvoir doit être posée par les électrices et les électeurs. Les grands partis ne peuvent plus considérer qu’ils ont une clientèle de membres attitrés alors que ceux-ci sont devenus plus imaginatifs. A la limite les Verts peuvent le faire. Ils ont une fonction charnière dans le système des partis, non parce qu’ils seraient des opportunistes prêts à toutes les alliances mais parce que leurs thèmes – l’écologie politique et le développement durable – sont passés de sujets marginaux à l’axe central d’une politique moderne. De cette position, ils peuvent négocier au mieux et c’est pourquoi ils doivent se sortir d’une fixation sur une coalition rouge-verte.
Le développement durable a une majorité dans ce pays, qu’on considère les valeurs et la philosophie mais aussi très souvent une majorité virtuelle dans les parlements. En faveur par exemple d’une politique agricole respectueuse de l’environnement et du consommateur le consensus va des partisans de la CSU à la gauche radicale. Simplement, pour des raisons purement partisanes, leurs représentants ne peuvent jamais voter ensemble. Le 22 septembre, chaque voix comptera pour empêcher encore quatre années de stagnation. Ce pays a besoin d’un nouvel élan et de nouveaux mouvements.
Dans cette situation appeler à l’abstention nous parait totalement irresponsable. En effet une majorité venue d’en bas doit aussi déterminer la nouvelle coalition gouvernementale et la législation. Les réseaux extraparlementaires peuvent rassembler les protagonistes d’une politique durable issus d’horizons différents mais seuls les partis politiques peuvent coordonner leurs idées et forger des coalition d’intérêts temporaires. La politique n’est plus seulement l’affaire des partis, mais sans les partis ça ne marche pas.