La décision prise par le Premier Ministre britannique, David Cameron, d’opposer un veto à la proposition franco-allemande de réformer le traité de Lisbonne pour faire face à la crise de l’euro, au sommet européen des 8 et 9 décembre, marque apparemment un tournant dans l’histoire complexe des relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Pour la première fois depuis son entrée dans la CEE en 1973, Londres se trouve non seulement isolé (sous réserve des décisions à prendre par les Parlements suédois, tchèque et hongrois) dans l’UE mais s’apprête à pratiquer une politique de la chaise vide tandis que des décisions concernant la gouvernance de la zone euro seront prises par les dix-sept membres de la zone euro et la plupart, sinon l’ensemble, des neuf autres membres de l’UE.
Pour certains, ce sommet représente une rupture inédite, puisque même sous Margaret Thatcher le Royaume-Uni avait toujours fait entendre sa voix en Europe et tenté d’exercer une influence sur ses débats. Pour d’autres, ce n’est que l’aboutissement logique, même s’il est regrettable, d’une évolution dans l’attitude britannique vis-à-vis de l’Union, non seulement de la part du parti conservateur revenu au pouvoir depuis dix-huit mois, mais de l’opinion publique britannique dans son ensemble, devenue plus critique que jamais vis-à-vis des institutions européennes.
Le double veto du général De Gaulle
Le Royaume-Uni n’a certes jamais adhéré au projet européen avec ardeur, au moins pour ce qui concernait sa dimension politique. D’abord persuadé que sa splendeur passée, sa puissance économique et sa relation spéciale avec les Etats-Unis la mettaient à l’abri de la nécessité de se rapprocher de ses voisins continentaux, le gouvernement travailliste de Clement Attlee puis celui de Winston Churchill (1951-1955) n’ont pas souhaité s’associer aux négociations qui ont mené à la signature du traité de Rome en 1957.
Lorsqu’Harold Macmillan déposa finalement la candidature de son pays en 1961, c’était davantage la conséquence d’une prise de conscience du déclin national et pour profiter des avantages économiques de l’adhésion que par enthousiasme pour le projet. Empêchée par le double veto du général De Gaulle de faire partie du club, la Grande-Bretagne est entrée tardivement dans la CEE, sous Edward Heath en 1973, à un moment où, d’une part, les institutions et politiques européennes, comme la PAC, étaient déjà en place et où, d’autre part, la conjoncture économique s’était fortement dégradée dans toute l’Europe. Les bénéfices économiques de l’intégration ne sont donc jamais apparus clairement à l’opinion publique britannique, qui est restée moins enthousiaste sur l’appartenance à la CEE que les autres Etats-membres jusqu’aux années 2000.
L’obstruction des années Thatcher
Les années Thatcher (1979-1990) sont restées dans la mémoire collective européenne comme celles où l’obstruction britannique a été la plus constante, qu’il s’agisse du budget européen et du “chèque” de rabais, finalement obtenu en 1984 et maintenu jusqu’à aujourd’hui, ou des tentatives vaines d’empêcher la mise en place de l’Union économique et monétaire. C’est de cette époque que date la structuration d’un courant eurosceptique organisé au sein du parti conservateur et dans la presse qui soutenait le Premier Ministre.
Mais il ne faut pas oublier que Margaret Thatcher était moins idéologue que ses supporters et qu’elle a signé avec enthousiasme l’Acte unique européen, qui consacrait la libre circulation et la mise en place d’un véritable marché unique en Europe. Son successeur, John Major (1990-97), a lui aussi signé un traité, celui de Maastricht, tout en obtenant une clause d’exemption de la monnaie unique, qui lui permettait, selon lui, de préserver les intérêts britanniques tout en maintenant son pays “au coeur de l’Europe”.
L’approche positive de Tony Blair
Le New Labour de Tony Blair a à la fois poursuivi et rompu avec cette tradition de partenariat difficile en Europe. Son approche a été beaucoup plus positive vis-à-vis de l’UE que celle de ses prédécesseurs, qu’il a à plusieurs reprises critiqués pour avoir sous-estimé l’importance de la construction européenne pour son pays. Affichant le souhait d’exercer un leadership politique et économique en Europe et d’y exporter le modèle libéral britannique, il avait même pour ambition, jusqu’en 2003, de faire entrer le Royaume-Uni dans la zone euro. Mais le décalage entre ce discours novateur et la réalité des politiques suivies à Bruxelles illustre la continuité de la politique européenne depuis 1973 et la difficulté de convaincre l’opinion publique des bénéfices de l’Union européenne.
Sous la pression des Conservateurs et de son propre chancelier de l’Echiquier, Gordon Brown, Blair a renoncé à organiser un référendum sur la monnaie unique qu’il risquait de perdre. Malgré quelques succès de la diplomatie britannique dans l’UE, comme sur la stratégie de Lisbonne (2000) ou la défense européenne (après le sommet franco-britannique de Saint-Malo en décembre 1998), Blair a révisé à la baisse ses ambitions de leadership. La crise irakienne et la confrontation avec la France sur la question du budget européen en 2005, ainsi que l’échec du traité constitutionnel la même année, l’ont convaincu de se dégager relativement de l’UE, évolution confirmée par son successeur, Gordon Brown, pour qui l’Union, à l’inverse du G20, n’était pas l’instance adéquate pour conjurer la crise financière de 2007-2008 ni pour affronter les défis de la mondialisation.
La défense des intérêts de la City
L’arrivée au pouvoir en mai 2010 d’une coalition inédite entre des Conservateurs devenus d’ardents eurosceptiques et des Libéraux-démocrates traditionnellement europhiles a ouvert une période d’incertitude pour la position britannique en Europe. Après des débuts plutôt rassurants pour ses partenaires européens, le tandem Cameron/Hague a choisi depuis l’été 2011, et sous la pression de ses députés, une approche beaucoup plus défensive, refusant de participer au sauvetage de la zone euro tout en pressant les Européens d’adopter des mesures efficaces et rapides.
La défense des intérêts de la City est devenue la priorité absolue face aux tentatives de régulation et à la perspective d’une taxe sur les transactions financières, avancée par Paris et Berlin, y compris aux dépens d’une industrie britannique dépendante des marchés européens. Elle a finalement abouti à la décision de mettre son veto au Conseil européen, qui a mis les libéraux-démocrates dans un grand embarras mais réjoui les eurosceptiques.
Si l’histoire des relations entre le Royaume-Uni et l’Europe a été marquée par une ambivalence récurrente et la poursuite d’intérêts britanniques spécifiques, comme le libre échange, la dérégulation ou l’élargissement, aucun gouvernement n’avait jusqu’à maintenant rompu de cette manière avec la CEE/l’UE. En ce sens, la position adoptée par le gouvernement de David Cameron est nouvelle et potentiellement dangereuse pour le Royaume-Uni, dont les intérêts économiques sont étroitement liés au continent. L’isolement volontaire, s’il devait se confirmer, satisferait certes la frange la plus radicale des députés conservateurs (au nombre de 80 environ) et, si l’on en croit les sondages, une majorité de l’opinion publique, mais elle soulève la question de l’influence future du Royaume-Uni dans l’Europe, voire sa participation même à l’UE.