Ce n’est qu’un hasard – un hasard heureux, peut-être. Aujourd’hui, l’avenir de l’Union européenne est entre les mains de deux Allemandes. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, doit présenter, le mercredi 27 mai, sa proposition pour le prochain „cadre financier pluriannuel“ (CFP) du budget de l’UE (2021-2027). Cette proposition sera bien différente de celle qu’elle avait avancée avant la crise du coronavirus et qui n’avait pas réussi à convaincre les chefs d’Etat et de gouvernement, qui doivent en décider. Angela Merkel, qui va assumer, à partir du 1er juillet, la présidence tournante des conseils des ministres, aura la charge d’orchestrer la prise de décision définitive avant la fin de l’année. Avec Charles Michel, le président permanent du Conseil européen, elle va devoir convaincre chacun de ses homologues d’ouvrir la voie pour sortir l’ensemble de l‘UE de la crise et d’organiser une relance économique durable qui prenne en compte les défis écologiques, technologiques et sociaux devant lesquels se trouvent tous les Etats membres de l’Union. Emmanuel Marcon a-t-il trouvé, enfin, des réponses à ses initiatives européennes depuis presque trois ans ?
„L’initiative franco-allemande pour la relance européenne face à la crise du coronavirus“, rendue publique le 18 mai, est bien plus ambitieuse que ce que semble indiquer le titre. Elle est le contraire de la proposition pour une „aide d’urgence“, présentée le 23 mai par „les Quatre Économes“, comme s’appelle un groupe d‘Etats membres composé de l‘Autriche, le Danemark, la Suède et les Pays Bas (appelés „les Quatre Radins“ par d’autres). L’initiative franco-allemande vise un effort commun bien au-delà de la crise actuelle, causée par la pandémie, qui a freiné, voire interrompu beaucoup d’activités économiques. Elle cherche à préparer une relance qui assure une modernisation profonde de nos économies et non pas seulement une compensation des pertes subies et un retour à l’état des affaires d’avant la crise.
Ainsi, l’initiative franco-allemande ne vise pas seulement à venir à l’aide des pays membres qui ont le plus souffert de la crise. Elle a l’ambition d’améliorer le mode de fonctionnement de l’Union pour qu’elle puisse mieux faire face aux défis futurs ainsi qu‘aux exigences d’un système international en plein changement. La crise actuelle du coronavirus ne met pas seulement en exergue les faiblesses de la construction européenne d’aujourd’hui ; elle amplifie la concurrence entre les grandes puisssances, les USA et la Chine, pour la place de première puissance mondiale et, par conséquent, elle renforce le besoin pour l’Europe de choisir la place qu’elle compte occuper au niveau global.
La proposition franco-allemande se situe explicitement dans le cadre de la „conférence sur l’avenir de l’Europe“ prévue pour mener un grand débat démocratique sur le projet européen, ses réformes et ses priorités. Le „fonds de relance“ proposé n’en est qu’une partie, bien que fondamental. En tête de la liste des propositions se trouve l’ambition pour l’UE d’établir une „souveraineté sanitaire stratégique“, la santé étant une matière qui ne fait pas partie des compétences de l‘Union. Francais et Allemands proposent donc d’établir une coordination des politiques européennes en la matière, ainsi que des capacités en commun, des règles et des normes pour faire face, ensemble, aux futures épidémies – et de réduire la dépendance de l’UE par rapport aux industries sanitaires extérieures.
Soutien au Pacte Vert
L’initiative confirme en outre, d’une manière explicite, le soutien de la France et de l’Allemagne à la grande stratégie de croissance qu’a présentée la Commission sous le nom de „Pacte Vert“ (Green Deal) – la modernisation des écnonomies européennes par la priorité donnée aux orientations „vertes“, c’est-à-dire la transitions écologique et numérique. Paris et Berlin souhaitent que le redémarrage de l’économie européenne au sortir de la crise actuelle se fasse par une „reprise respectueuse de l’environnement“ et des „cibles et/ou des conditionnalités en matière de climat“.
Le fameux „fonds de relance“ de 500 milliards € proposé par les deux pays fait bien partie de cet ensemble pour „soutenir une reprise durable“, en assumant „notre responsabilité pour l’Union européenne.“ Dans ce contexte, Angela Merkel et Emmanuel Macron ont bien présenté des idées pour un fonds „ambitieux, temporaire et ciblé“ afin de faire face au „caractère exceptionnel des difficultés que la pandémie de COVID-19 fait peser sur les économies dans l’ensemble de l’UE“. Mais – et c’est très important – ce fonds, selon le couple „Merkron“, fera partie du système budgétaire de l’Union. Il viendra en augmentation du prochain cadre financier pluriannuel (CFP) et il sera financé par un emprunt de la Commission européenne sur les marchés au nom de l’UE.
Ceci est particulièrement important pour deux raisons. D’une part, la gestion de ce fonds devrait être assurée dans le cadre des budgets annuels de l’UE. Des programmes budgétaires ciblés et spécifiques seront établis sur proposition de la Commission, sous le contrôle budgétaire du Parlement européen. Ainsi, ce fonds augmentera les possibilités de l’UE de financer des programmes en „complément exceptionnel ciblant sur les difficultés liées à la pandémie et sur ses répercussions“ pour „les secteurs et régions les plus touchés“ . . .„dans le respect des priorités européennes“. Ce ne sera pas de l’argent versé par „Bruxelles“ aux budgets nationaux des Etats, ni des crédits d’urgences remboursables à court terme par les bénéficiaires. Ce sera une dette commune pour augmenter le budget commun, mutualisée selon les parts du budget assurées par chaque état membre. Ce sera un effort qui s’ajoutera à l’effort de 500 milliards € décidé par l’Eurogroupe en utilisant le MES (Mécanisme européen de stabilité) et la BEI, et à ceux des Etats membres au niveau national de chacun.
Une petite révolution
D’autre part, pour ce faire, le Conseil européen doit approuver l’augmentation temporaire du seuil des ressources propres de l’Union et décider du „volume et d’une date d’expiration clairement spécifiés“ de cette mesure. Ce sera une décision qui représente une petite révolution – en particulier pour le côté allemand. Car elle augmenterait d’une manière significative les pouvoirs de la Commission et du Parlement européen, qui sont les gestionnaires du budget de l’UE. Merkel et Macron parlent d’une „nouvelle route“ qu’ils proposent de prendre. Ceci serait d’autant plus vrai si l‘on y ajoute leurs propositions concernant „l’amélioration du cadre européen pour atteindre une fiscalité équitable dans l’UE“, comme une „taxation minimale effective“ et une „taxation équitable de l’économie numérique au sein de l’UE“, ainsi que la mise en place d’une „assiette commune pour l’impôt sur les sociétés.“ En fait, ce que la France et l’Allemagne proposent, ce n’est pas seulement un programme pour sortir l’UE de la crise du coronavirus ; c’est un programme pour profiter de la situation de crise pour lancer une réforme de l’Union dans le domaine économique.
C’est encore plus évident quand on considère la quatrième proposition de l’initiaitve franco-allemande. Ici, Paris et Berlin se prononcent pour un „agenda commercial ambitieux et équilibré, articulé autour de l’OMC (Organiation Mondial du Commerce ; WTO).“ Ils se prononcent pour une „réciprocité réelle pour les marchés publics“, un „contrôle des investissements aux niveaux national et européen pour les investisseurs non-européens dans les secteur stratégiques“ pour améliorer la résilience des bases instustrielles européennes. Et ils proposent de „moderniser la politique européenne de la concurrence“ et un „retour rapide à un marché unique pleinement fonctionnel“. Ceci impliquerait la création d’un „marché totalement intégré dans les domaines numérique, énergie et marchés financiers en particulier.“ A cela s’ajoutent encore les appels à faire „fonctionner pleinement l’espace Schengen“ et à renforcer la convergence sociale en accélérant les „discussions sur le cadre de l’UE pour un salaire minimum adapté aus situations nationales.“ Tout cela est bien plus ambitieux qu’un plan de relance après la crise. C’est une feuille de route pour assurer à l’UE sa place dans un système de commerce international „libre et équitable.“
Il y a urgence
A côté de cela, l’alternative présentée par les Quatre Economes ne semble pas être à la hauteur. Elle n’est pas plus qu’une proposition d’aide en urgence à court terme – sans engagement chiffré, sans orientation politique au-delà d’un soutien financier temporaire pour les plus touchés de la crise, acceptant d’ailleurs une autorisation à la Commission d’emprunter. Surtout, les propositions des Quatre ne portent aucune ambition européenne. Et pourtant, à la fin, on verra un mélange des deux textes. Car il est indispensable qu’il y ait un accord à 27, sans exception.
Macron et Merkel, mais surtout von der Leyen et Michel, ont la lourde tâche de négocier cet accord. Malgré sa portée inouïe, il y a de bonnes chances qu’ils y parviennent. D’une part, il y a urgence. Non pas seulement à cause de la crise du coronavirus qui continue, mais surtout à cause de l’exigence du calendrier, qui demande qu’une décision soit prise avant la fin de l’année si l’on veut éviter que l’UE soit sans budget en 2021. Il y a donc besoin urgent d’un compromis au sein du Conseil européen, pour qu’il soit accepté par les parlements nationaux en ce qui concerne l’autorisation donnée à la Commission d’emprunter et les conditions à établir de la gestion de cet emprunt, ainsi que le seuil des ressources propres de l’Union. Après, le budget de l’Union pour 2021 doit être présenté et voté par le Parlement européen à temps.
D’autre part, cette fois, l’accord de l’Allemagne semble acquis. Hostile d’habitude à tout financement des activités de l’Union par emprunts, qu’ils s’appellent „Eurobonds“ ou „corona bonds“, à toute mutualisation de dettes, à toute idée de „Transferunion“, Merkel a brisé ce tabou. Forte de sa grande popularité retrouvée, selon les sondages, pour sa maîtrise de la crise sanitaire, elle dispose à nouveau de l’autorité politique nécessaire pour une telle initiative. Son ministre des finances, le vice-chancelier social-démocrate Olaf Scholz, a préparé soigneusement cette initiative avec son homologue francais, Bruno Le Maire. Les deux formations politiques de la coalition gouvernementale soutiennent ce projet. Le chef du groupe parlementaire CDU/CSU au Bundestag, Ralph Brinkhaus, vient de le confirmer dans une interview au „Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung“ le 24 mai. Mais rien n’est vraiment acquis avant que tout ne soit acquis, dit-on. Et „tout“, ca veut dire : un accord à 27. Il y a encore beaucoup de travail à faire.