Quand on connaît le fonctionnement de l’Etat marocain, qui se fonde sur une monarchie s’appuyant sur une cour – le « Makhzen » (littéralement le « Magasin ») –, on ne peut que qualifier de « bombe » les propos de Moulay Hicham – surnommé par ses détracteurs « Le prince rouge » – qui affirme tranchant : « Mohammed VI, c’est un rendez-vous raté avec l’Histoire. » Car si on se réfère à la devise du Maroc « Dieu, la patrie, le roi », les propos de Hicham Alaoui sur deux sujets considérés comme « sacrés » au Maroc – le roi et la marocanité du Sahara occidental – peuvent lui apporter de sérieux ennuis.
Mais « Le prince rouge » vit en Californie depuis 2002 et ses nombreux articles ou conférences lui ont donné beaucoup de crédibilité dans le milieu académique aussi bien aux Etats-Unis qu’en Europe, particulièrement à Paris.
Partisan déclaré des « printemps arabes », Hicham Alaoui a créé la Fondation Moulay Hicham pour la recherche en sciences sociales sur l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient et une entreprise, Al Tayyar Energy, spécialisée dans les énergies renouvelables. Il est par ailleurs chercheur invité au Center on Democracy, Development, and the Rule of Law de l’université Stanford (Californie) et appartient au Comité consultatif de The Freeman Spogli Institute for International Studies de l’université Stanford, qui se veut un « centre de recherche innovant sur les problématiques et les enjeux internationaux ».
Dans une longue contribution au Monde Diplomatique de février 2014 intitulée « Le printemps arabe n’a pas dit son dernier mot », Hicham Ben Abdallah Alaoui, écrit : « A ses débuts, le printemps arabe a fait voler en éclats les préjugés occidentaux. Il a mis à mal les clichés orientalistes sur l’incapacité congénitale des Arabes à concevoir un système démocratique et ébranlé la croyance selon laquelle ils ne méritaient pas mieux que d’être gouvernés par des despotes. Trois ans plus tard, il s’est obscurci. Les incertitudes restent entières quant à l’issue du processus, qui entre dans sa quatrième phase. »
« La fascination pour l’autoritarisme s’est cassée. Le sentiment d’impuissance aussi »
Dans l’interview accordée au Monde du 5 avril, Moulay Hicham affirme : « Le Makhzen s’appuie sur la monarchie pour vivre et la monarchie s’appuie elle-même sur le Mahkzen pour vivre à sa manière ; c’est une relation symbiotique et il faut redéfinir complètement cette interdépendance. Tout l’exercice des trois rois qui se sont succédé – depuis l’indépendance – a été de maintenir cette dualité, chacun à sa manière. Je pense, moi, que le Maroc ne peut pas se développer avec le Makhzen. Et s’il ne peut pas, c’est la monarchie qui en paiera le prix. La mise à mort du Makhzen est indispensable. C’est un pouvoir néo-patrimonial qui empêche le développement économique, un système de prédation et de subjugation. »
A la question posée par notre consœur Isabelle Mandraud dans Le Monde : « Vous affirmez ne prétendre à aucun rôle, mais vous ne vous interdisez rien », Moulay Hicham répond : « C’est exact. On ne sait pas de quoi est fait l’avenir. Si l’occasion se présentait, j’apporterais ma contribution, mais je ne crois pas que cela viendra du Palais. Cela dépend de l’interaction de forces à un moment particulier : va-t-on vers un scénario de rupture, de changement apaisé ? Aucune idée ! Mais j’ai quitté ma maison, et je n’y reviendrai pas. »
A la question « Vous avez soutenu le printemps arabe et prédit la chute des monarchies arabes, mais pas une n’a bougé », Hicham Alaoui répond « Bahreïn est une occupation saoudienne ! Oui, j’ai été proche des familles royales saoudienne et jordanienne, mais se respecter, c’est aussi respecter les opinions des autres. Aujourd’hui, ces monarchies m’en veulent beaucoup, parce qu’on estime que je me suis retourné contre ma race. Il n’y a pas d’exception marocaine, il y a un avantage monarchique. C’est un système qui n’est pas entièrement fermé : il y a des vannes et des soupapes. Mais je pense que les soupapes ne sont pas assez grandes pour évacuer la pression. Le changement de génération, de classe moyenne, la récession en Europe, sont autant de nouveaux paramètres. La vraie exception, ce n’est pas le Maroc. La vraie exception du monde arabe, c’est la Tunisie, et ça le reste. Mais la fascination pour l’autoritarisme dans la région s’est cassée. Le sentiment d’impuissance aussi ».
Un prince qui fait l’apologie de la République
Ainsi, un prince marocain fait l’apologie d’une République issue d’une révolution populaire initiatrice du « printemps arabe » !
Concernant le Sahara occidental dont le Maroc de Hassan II a fait, dès l’annonce du départ de l’armée espagnole en 1974 et l’organisation d’un référendum d’autodétermination l’année suivante, une cause nationale intangible, Moulay Hicham affirme dans cette interview : « Le Maroc bute sur le Sahara parce qu’il n’a pas de projet de démocratisation. Le problème du Sahara est le même que celui du Maroc : au lieu d’engager les gens sur une base citoyenne, on les a engagés sur des bases clientélistes. Et le clientélisme ne donne rien. Cette décentralisation va forcément devoir intégrer des principes de droit international. Je veux m’en tenir là, parce que si je dis "autodétermination", nous allons entrer dans des qualificatifs de " traître à la patrie ", etc. Mais forcément, cette décentralisation doit être au diapason du droit international. Tout le reste est une question de négociations. »
Tous ces propos, à l’évidence, ne passent pas inaperçus et pour cause. Ils feront du bruit !
On sait que le roi Hassan II avait, avant sa mort en 1999, tenté de renouer des relations avec son bouillant neveu. Hicham est le fils de son frère Abdallah, décédé prématurément en 1983, et de Lamia el Solh, fille de Riad el Solh, Premier ministre et l’un des grands artisans de l’indépendance du Liban, assassiné en 1951 par un nationaliste partisan de la « Grande Syrie ». Hicham est aussi, par sa mère, le cousin du prince saoudien Al-Walid ben Talal ben Abdelaziz Al Saoud, un entrepreneur moderniste considéré comme l’une des vingt plus grosses fortunes du monde et dont le père, Talal ben Abdelaziz Al Saoud, avait été écarté des candidats à la succession du fondateur de l’Arabie saoudite pour avoir réclamé, en septembre 1961, l’établissement d’une constitution démocratique et l’égalité hommes-femmes au royaume des Saoud.
On disait que Hassan II aurait préféré voir son fils cadet Moulay Rachid lui succéder, vu le peu d’attirance que le futur Mohammed VI avait pour son destin royal. En renouant avec Moulay Hicham, Hassan II pensait également à un recours possible en cas de décès ou d’invalidité de ses fils, Hicham Alaoui étant placé au 3ème rang de la succession.
Une monarchie constitutionnelle
Les positions pour le moins iconoclastes pour ne pas dire carrément révolutionnaires de Hicham Alaoui dans un pays aussi conservateur que le Maroc – nous ne sommes pas aux Pays-Bas ou au Danemark et quand bien même ! – ont carrément poussé celui-ci à s’éloigner. Pour mieux revenir ? L’avenir le dira.
Mais ces propos accordés au Monde – « Si l’occasion se présentait, j’apporterais ma contribution, mais je ne crois pas que cela viendra du Palais » – prouvent qu’il ne s’interdit pas désormais de jouer un rôle dans la transformation de la monarchie marocaine en monarchie constitutionnelle comme il l’a toujours prôné.
Au Maroc, en tout cas, on ne pourra plus prendre à la légère les paroles et les actes du « prince rouge ».