La question allemande, affirme Anne-Marie Le Gloannec, directrice de recherches au CERI, dans la revue Le Débat (n°187, novembre-décembre 2015), « ne cesse de hanter l’Europe ». Beaucoup d’observateurs se font l’écho de cette hantise. Le politologue allemand Hans Stark, secrétaire général du Comité d’études des relations franco-allemandes à l’Ifri, mentionne, dans la revue Politique étrangère (printemps 2016), plusieurs articles parus en 2015 dans la presse américaine : « La nouvelle question allemande » (John Richard Cookson, The National Interest), « La question allemande de retour » (Roger Cohen, The New York Times), « La nouvelle question allemande » (Timothy Garton Ash, New York Review of Books).
L’expression, il est vrai, est « protéiforme », explique Anne-Marie Le Gloannec dans un entretien diffusé le 21 mai sur Fréquence protestante. Elle peut renvoyer à diverses « configurations géopolitiques ». Sous sa forme actuelle, elle désigne la peur de l’hégémonie allemande en Europe. « Pour l’heure, c’est la puissance allemande qui inquiète ou irrite », souligne la politologue. « Vu d’outre-Atlantique, les Allemands dominent l’Europe à un degré que nul n’aurait imaginé voici 15 ans à peine », souligne Hans Stark. Le constat est le même vu d’Europe : l’Allemagne apparaît aujourd’hui, selon Anne-Marie Le Gloannec, comme l’Etat le plus important de l’Union européenne et comme le pays le plus influent au sein du Conseil européen.
Le rôle-clé des Etats au Conseil européen
Cette situation est d’autant plus préoccupante, explique-t-elle, que le fonctionnement des institutions européennes a changé et que le système de prise de décisions, en renforçant le rôle du Conseil européen, c’est-à-dire des exécutifs nationaux, plutôt que celui de la Commission, donne une « prime » aux Etats, à commencer par l’Allemagne, le premier d’entre eux. Celle-ci est l’acteur-clé de ces rencontres, c’est autour d’elle que s’organisent les coalitions et que se bâtissent les politiques. « A moyen terme, estime le philosophe néerlandais Luuk van Middelaar dans le même numéro du Débat, la puissance allemande deviendra un problème existentiel pour l’Union européenne ». Selon lui, « une Union trop visiblement dominée par Berlin n’est pas viable ».
C’est la réunification de l’Allemagne, en 1990, qui est à l’origine de cette « nouvelle question allemande ». Auparavant, la partition du pays et l’ancrage de sa moitié occidentale en Europe avaient concouru, selon Anne-Marie Le Gloannec, à « la fin de la question allemande ». La création de la Communauté européenne et celle d’une communauté atlantique « interdisaient l’émergence d’une puissance hégémonique sur le Vieux Continent ». Une Allemagne « moins puissante, voire impuissante », dont l’armée était intégrée au dispositif de l’OTAN, cessait d’être perçue comme une menace potentielle. « La réunification ébranla les certitudes ». Malgré son maintien dans l’OTAN et son entrée dans l’Union monétaire, l’Allemagne était à la fois plus grande et plus centrale. Elle allait, pensait-on, imposer sa loi à ses partenaires.
Des initiatives unilatérales
Les exemples ne manquent pas de circonstances dans lesquelles l’Allemagne a fait prévaloir ses vues sans se soucier des conséquences de ses actions sur ses partenaires. Elle a ainsi reconnu en 1991, reconnu l’indépendance de la Slovénie et de la Croatie au risque d’aggraver la crise yougoslave. Certains historiens datent de cette initiative le retour de la question allemande. « L’accession rapide d’une Allemagne désormais parfaitement « décomplexée » - selon une formule un peu provocatrice d’un chancelier social-démocrate, Gerhard Schröder, au début des années 2000 – à une forme d’hégémonie en Europe a été audacieusement et dangereusement inaugurée, dès 1990-1991, à propos de la Yougoslavie et de sa dislocation sur des bases en fin de compte ethniques, en elles-mêmes inadmissibles d’un point de vue juridique et politique français », écrit Lucien Calvié (La question allemande. Histoire et actualité, Editions du Cygne, 2016).
Anne-Marie Le Gloannec invite à « relativiser » le rôle de l’Allemagne dans la crise yougoslave, mais elle évoque plusieurs autres initiatives unilatérales d’Angela Merkel, telles que la sortie du nucléaire annoncée en 2011, la réponse à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 ou l’ouverture des frontières aux réfugiés syriens en 2015. Dans ces différents cas, la chancelière a agi seule, avant d’associer, ou non, les autres Etats européens. Mais le plus souvent elle s’efforce d’entraîner ses partenaires. Il lui arrive même de changer d’avis, comme dans la crise grecque, sous l’influence des autres acteurs. Il lui faut aussi tenir compte de la complexité du processus européen et des contre-pouvoirs exercés par la Banque centrale européenne ou par la Cour de justice. La difficulté est que l’Europe est, en règle générale, trop désunie pour trancher. Comme l’écrit Hans Stark, « la domination allemande n’est que l’écho de l’absence de projet européen ». Pour le politologue allemand, « le vide à Bruxelles, Paris et Londres a ouvert un boulevard à Berlin ». « La question allemande est donc à bien des égards une conséquence de la question européenne », conclut-il.
Une puissance semi-hégémonique
Un politologue britannique, William Paterson, a qualifié en 2011 l’Allemagne de « reluctant hegemon », c’est-à-dire de « dominante malgré elle ». La formule a été reprise deux ans plus tard par l’hebdomadaire The Economist. Anne-Marie Le Gloannec préfère parler d’un « semi-hégémon ». Hans Stark définit également l’Allemagne comme « une puissance semi-hégémonique ». Pour lui, « qu’on le veuille ou non, l’Allemagne étend son influence et sa culture politique sur l’UE, par des décisions communes ou par des décisions unilatérales », mais cet état de fait s’explique moins « par une volonté hégémonique » que par la faiblesse d’une construction européenne « restée, depuis Maastricht, en chantier ».
Anne-Marie Le Gloannec parvient à une conclusion analogue. « Par son poids et sa centralité géographique, l’Allemagne étend son ombre sur l’Union et sur l’Europe, qu’on le veuille ou non ». Mais si elle « externalise » des décisions prises dans le cadre national, c’est là encore « par la seule vertu de la puissance structurelle allemande et par l’interpénétration des économies, des politiques et des sociétés ». Elle « n’impose pas, ou n’impose pas toujours et n’impose pas toujours de façon délibérée ». Il n’y a donc pas de question allemande ? Si, répond Anne-Marie Le Gloannec, mais elle est inséparable de la question européenne. C’est en réformant le fonctionnement des institutions européenne qu’on pourra établir un meilleur équilibre entre les Etats membres.