Le divorce qui vient d’être prononcé entre le Parti populaire européen et le Fidesz de Viktor Orban porte sur la question de la démocratie ou plus précisément sur son variant « illibéral » hongrois. Ce dernier est décrété désormais incompatible avec la conception libérale de la démocratie attachée à l’Etat de droit, sur lequel s’est fondée le projet européen. C’est un tournant important après une décennie d’indulgence envers la dérive du régime de Budapest.
Cette incompatibilité, tardivement affirmée, apporte une clarification pour le groupe le plus puissant au Parlement européen et pour le Fidesz, qui rejoindra le groupe de la droite souverainiste anti-libérale aux côtés de son partenaire polonais, le PiS de Jaroslaw Kaczynski, et de la Ligue de Mateo Salvini. Mais la question reste posée au plan européen : une démocratie européenne peut-elle être « illibérale » ? L’Union européenne peut-elle s’accommoder de conceptions aussi divergentes de la démocratie ? Où tracer la ligne rouge entre démocraties non-libérales et régimes autoritaires invoquant la souveraineté du peuple, c’est-à-dire le fondement de la démocratie ? Commençons par un rapide état des lieux en Europe centrale avant d’aborder ces questions.
De la transition démocratique à la régression
Longtemps considérés comme des modèles de la transition démocratique, la Pologne et la Hongrie sont aux avant-postes de la régression en cours, selon tous les instituts chargés d’évaluer l’état de la démocratie dans le monde. Selon le rapport Variety of Democracy 2020 (v-dem.net), réalisé à l’université de Göteborg en Suède, « la Hongrie apparaît comme le premier membre de l’UE à se doter d’un régime autoritaire électoral (electoral authoritarian regime) ». Parmi les dix pays au monde qui étaient des démocraties il y dix ans et où la régression est la plus aiguë figurent la Turquie, la Pologne, le Brésil et l’Inde, mais c’est la Hongrie qui est classée n°1 de la régression autoritaire. Freedom House dans son rapport annuel fait un constat analogue et déclasse la Hongrie comme « partly free ». Pour le Bertelsmann Transformation Index 2020 la gouvernance démocratique de la Hongrie est classée 40e sur 41 pays de l’OCDE. Le World Press Freedom Index classe la Hongrie à la 89e place et la Pologne 62e. Les évaluations chiffrées sont toujours discutables, mais c’est la tendance qui compte et sur la dernière décennie elle est indiscutable.
Le processus menant à la « démocratie illibérale » est lui aussi désormais bien établi. On peut le résumer ainsi en utilisant une métaphore sportive :
1. S’attaquer à l’arbitre, à savoir la Cour constitutionnelle, la Cour suprême, l’indépendance de la justice.
2. Changer les règles du jeu (modification de la constitution, du mode de scrutin,) et plus généralement les conditions d’accès à la sphère publique.
3. S’en prendre à l’opposition, la marginaliser : ce n’est plus un rival, mais un ennemi. [1]re la liberté des médias publics puis privés.
La naissance d’un concept
Le concept de « démocratie illibérale » a été forgé il y a un quart de siècle par Fareed Zakaria qui, avant de devenir un journaliste connu, avait fait une thèse de doctorat à Harvard et se fit connaitre par un article puis un livre allant à contre-courant du triomphalisme démocratique qui prévalait dans les années 90, notamment dans la « transitologie », industrie académique alors florissante avec un biais téléologique : la transition post-communiste et plus généralement la sortie des dictatures devaient mener, par des voies diverses, vers la démocratie, aspiration universellement partagée. Zakaria partait du constat que, certes, les élections et la référence à une légitimité démocratique se développaient rapidement après la guerre froide, mais cela ne signifiait pas pour autant l’avènement de la démocratie libérale fondée sur l’Etat de droit c’est-à-dire le constitutionalisme et la séparation des pouvoirs.
La « démocratie illibérale », ce sont des « régimes démocratiquement élus, souvent réélus ou renforcés par des référendums qui ignorent les limites constitutionnelles de leur pouvoir et privent leurs citoyens de leurs droits et libertés fondamentaux » [2]. Cela concernait alors surtout l’ex-URSS, à l’exception des pays Baltes, les Balkans après la guerre, mais le problème était plus large et touchait des pays aussi divers que la Serbie de Milosevic, le Pakistan ou le Sierra Leone. La « démocratie illibérale », les élections sans l’État de droit, renvoyait à une transition inachevée ou dévoyée qui endossait les habits neufs de la démocratie, mais évoluait en fait vers des régimes autoritaires.
Les nouvelles figures de l’illibéralisme
Aujourd’hui le débat autour de la « démocratie illibérale » est différent et renvoie à une régression ou, si l’on préfère, une transition à rebours de la démocratie consolidée, dans des pays ayant rejoint l’Union européenne qui évoluent vers de nouvelles formes d’autoritarisme. Il y a quinze ans, lors de leur adhésion, on exprimait des inquiétudes à propos de la Roumanie et de la Bulgarie, aujourd’hui c’est surtout la Hongrie et la Pologne qui sont concernées.
La conjonction du national-populisme avec la tentation illibérale se prête à deux lectures. L’élection est la condition nécessaire, mais pas suffisante de la démocratie. Celle-ci, aux yeux de certains auteurs (Jan-Werner Mueller), ne peut qu’être « libérale » dans la mesure où elle seule garantit l’environnement institutionnel et médiatique d’un choix politique véritablement libre. La « démocratie illibérale » ne serait qu’un habillage de l’autoritarisme.
C’est, bien entendu, un point de vue contesté par les critiques souverainistes du libéralisme : Jaroslaw Kaczynski fustigeait « l’impossibilisme légal », à savoir les contraintes constitutionnelles imposées par un pouvoir judiciaire non-élu. « La volonté de la nation s’impose à la loi », affirmait au Parlement polonais le député du PiS Mateusz Morawiecki (père de l’actuel premier ministre), paraphrasant Carl Schmitt. Sans reprendre le débat classique sur la « démocratie chez les anciens et les modernes » selon Benjamin Constant ou son prolongement contemporain dans la distinction que fait Isaiah Berlin entre la « démocratie négative », qui protège l’individu contre les intrusions de l’Etat, et la « démocratie positive », qui renvoie à la participation citoyenne, il y a là clairement un conflit entre deux conceptions de la démocratie.
Il est rare que le politicien emprunte au politologue. C’est pourtant ce qu’a fait Viktor Orban en reprenant à son compte le terme de « démocratie illibérale », mais en lui donnant une connotation opposée : Zakaria pointait la dérive autoritaire, Orban veut la rendre présentable : « Une démocratie n’est pas nécessairement libérale. Ce n’est pas parce que quelque chose n’est pas libéral qu’il n’est pas démocratique [3], avec un double usage du terme « libéral »]]. On a, bien entendu, le droit de critiquer le libéralisme sociétal (genre, LGBT, multiculturalisme) au nom de valeurs chrétiennes et conservatrices, ou d’adopter une position dure sur les frontières de l’UE. Mais c’est tout autre chose de rejeter la conception libérale du régime politique fondée sur la séparation des pouvoirs, l’indépendance des média et l’autonomie de la société civile. On ne peut récuser toute critique des entorses à l’Etat de droit en invoquant la souveraineté face à l’ingérence du libéralisme européen.
Illibéralisme et autoritarisme
Reste la double question : la « démocratie illibérale » est-elle une version dégradée de la démocratie ou n’est-elle pas plutôt une version atténuée du régime autoritaire ? Le concept n’a-t-il pas épuisé sa pertinence après une dérive d’une décennie ? Au fond, quelle différence avec la Russie de Poutine ?
Au-delà de l’illiberalisme, Levitsky et Way proposent la notion d’« autoritarisme concurrentiel » (competitive authoritarianism[Competitive authoritarianism, Cambridge University Press, 2010) pour des régimes où la compétition politique reste possible (élections, partis, etc.), mais où celle-ci est faussée par la façon dont le pouvoir exécutif emploie tous les leviers à sa disposition (législatifs, fiscaux, policiers) pour restreindre l’accès de l’opposition à l’espace public par le contrôle des média et les entraves aux organisations de la société civile. Mais si cela s’applique à la dé-démocratisation dans certains pays d’Europe centrale, il est aussi important d’établir ce qui les sépare de régimes autoritaires tels que la Russie de Poutine ou la Turquie d’Erdogan. Si l’audiovisuel public est sous le contrôle du pouvoir en Pologne et en Hongrie, il existe, surtout en Pologne, des médias privés (presse ou chaîne de télévision) indépendants. Il n’y a pas de prisonniers politiques en Hongrie et en Pologne. Le cas de Navalny y serait impensable.
Freedom House évalue ainsi l’état des droits et libertés dans les pays concernés.
Boris Nemtsov, figure de l’opposition libérale, assassiné à quelques centaines de mètres du Kremlin en 2015, résumait ainsi le basculement vers un régime autoritaire sous Poutine : « Avant nous étions une opposition, maintenant nous sommes des dissidents ». En Europe centrale, le pouvoir fausse la concurrence, mais ne la rend pas impossible, comme l’ont montré les dernières élections municipales gagnées souvent dans les grandes villes par l’opposition. Les mairies de Budapest et de Varsovie, comme celles de Prague et de Bratislava, sont tenues par des libéraux pro-européens. Navalny avait obtenu près d’un quart des voix aux municipales de 2011 à Moscou, et il n’est pas prêt de se représenter. L’élection présidentielle en Pologne l’an dernier s’est jouée à 1% (!) et une victoire de l’opposition unie aurait cassé la dynamique autoritaire. Les dés sont pipés, mais l’alternance n’est pas impossible.
Pour ces raisons il nous paraît pertinent de garder la distinction entre populistes « illibéraux » tels que Orban et Kaczynski et autoritaires confirmés comme Poutine ou Erdogan car les premiers sont amenés à s’impliquer dans une compétition électorale incomparablement plus ouverte et donc avec une marge d’imprévisibilité. Certes, les lignes entre les deux deviennent floues et l’on peut donc parler d’un continuum entre la « démocratie illibérale » et le régime autoritaire. D’où la difficulté de nommer ces régimes hybrides comme le reflètent les termes employés : « autoritarisme concurrentiel » ou « démocrature ».[ [4]
Comment les démocraties finissent, c’était le titre d’un livre de Jean-François Revel (1983) sur la faiblesse des démocraties par rapport à un contexte international marqué par la nouvelle guerre froide suite au coup d’Etat militaire de Jaruzelski et à l’invasion de l’Afghanistan. Levitsky et Ziblatt, deux professeurs de Harvard, viennent de publier How Democracies Die [5]] où ce n’est pas un environnement externe mais une gangrène interne qui menace les démocraties. Dans cette perspective les « démocraties illibérales » d’Orban et Kaczynski sont des « variants » centre-est européens d’un phénomène plus large de recul ou de décomposition de la démocratie associé à la montée de leader populistes autoritaires, de Trump à Modi et Bolsonaro [6].. Certains historiens font des parallèles avec les années trente, le « syndrome de Weimar » et Timothy Snyder de Yale écrit à propos de Trump : « Post-truth is pre-fascism ».
L’insurection trumpiste contre le Capitole a symboliquement torpillé la référence à l’Amérique comme référence de la démocratie libérale. La suspension du Parlement britannique pour faire passer le Brexit par Boris Johnson, dans le pays qui a inventé la démocratie parlementaire sans parler du classement (douteux et un brin francophobe) par The Economist de la France parmi les « démocraties défaillantes » crée un malaise, aux yeux d’une Europe centrale qui avait associé le sort de ses démocraties récentes avec l’Occident. Certes, les institutions tiennent bon et la culture politique démocratique dans les sociétés y est plus établie, l’UE reste un garde-fou. Mais désormais le débat sur la « démocratie illibérale » ne concerne plus seulement l’Est du continent européen, mais aussi la vulnérabilité de ses modèles de référence occidentaux.