Les Etats-Unis, à en croire Renaud Lassus, chef du service économique de l’ambassade de France à Washington, traversent aujourd’hui « l’une des crises les plus profondes de leur histoire contemporaine ». Ce n’est pas la faute du coronavirus, malgré ses effets délétères, ni celle de Donald Trump, l’étrange président que se sont donné les Américains il y a près quatre ans, c’est un phénomène plus profond, qui remonte plus loin. Un phénomène paradoxal aussi, qui dépasse les apparences : avant le choc du coronavirus, en effet, souligne le diplomate français dans son livre Le Renouveau de la démocratie en Amérique (Odile Jacob, 2020), la croissance était « beaucoup plus élevée que dans beaucoup d’autres démocraties » et le chômage « à son plus bas niveau depuis cinquante ans ». Le pays était et reste celui où se développent « les écosystèmes technologiques les plus innovants au monde », où les universités sont les plus prestigieuses, où s’invente le monde de demain.
Mais les apparences sont trompeuses. Ou plutôt ce bilan flatteur ne reflète qu’une partie de la réalité. D’autres aspects du tableau sont beaucoup plus sombres, révélant ce que l’auteur appelle, dans la première partie de son livre des « failles », dont la conjonction « ébranle les fondations de la société américaine » et alimente « un doute profond » sur son avenir. S’il se peut que les Etats-Unis donnent l’impression d’aller bien, « beaucoup d’Américains vont mal », affirme Renaud Lassus. L’espérance de vie est en baisse, le taux de suicide en hausse, le nombre de morts par overdose aussi, la défiance envers les autres s’accroît. Dans de nombreux domaines, les avancées du progrès sont porteuses d’autant d’angoisses et de souffrances que d’espérances. « Ces fragilités et ses tensions sont d’autant plus graves qu’elles ne sont, pour l’essentiel, pas reconnues », écrit l’auteur.
Les fausses promesses de la révolution technologique
Or les chocs que subissent les citoyens déstabilisent la démocratie. Ainsi, tandis que la place de l’argent dans la vie politique corrompt l’esprit public et que les inégalités atteignent des niveaux historiques, en rupture avec « le pacte fondateur », Internet et les réseaux sociaux fomentent les haines, nourrissent les théories du complot, fabriquent des « tribus numériques ». Par ailleurs, les fragmentations territoriales, qui divisent profondément les Américains, affaiblissent la tradition des compromis bipartisans. Renaud Lassus dénonce aussi « les fausses promesses de la révolution technologique », qui menace l’emploi, crée un fossé entre les privilégiés et les autres, érode le cadre traditionnel du travail. Il souligne ce qu’il appelle « une crise de l’humain » dans une société « de plus en plus atomisée et éclatée », marquée par « les grandes solitudes ». Enfin, « au bout de la chaîne », la question de l’immigration « concentre les peurs identitaires et sociales » générées par l’ensemble des évolutions économiques, culturelles ou technologiques.
Faut-il donc désespérer de l’Amérique ? Non, répond Renaud Lassus, qui perçoit, derrière les crises qui secouent le pays, des évolutions plus encourageantes, en particulier « un grand renouveau de la réflexion et de l’engagement en faveur de la démocratie », de nouvelles idées, portées par des acteurs variés, venus des milieux économiques, associatifs ou universitaires, un nouveau « dynamisme démocratique », qui referme le « cycle intellectuel et politique » ouvert au début des années 80. Sous le titre « Renouveaux », la deuxième partie du livre explore les différents signes d’une renaissance annoncée, qui passera notamment, selon l’auteur, par le renforcement de la société civile, par un « retour de l’idée sociale » et par de « nouvelles mythologies positives » capables de rassembler les Américains autour de projets communs. Un mouvement profond est en cours, explique Renaud Lassus, qui prépare cette refondation en mettant en valeur le lien social plutôt que l’individualisme, en affirmant la primauté du bien commun sur les identités particulières, en préférant l’esprit de coopération à celui de compétition.
Réformer le capitalisme
L’un des objectifs des nouveaux théoriciens de l’Amérique, le plus ambitieux sans doute et le plus difficile à atteindre, est de « repenser le capitalisme ». Non pour l’abolir, comme le recommande une certaine gauche européenne, mais pour le réformer. Déjà « un réveil des consciences est en cours », selon Renaud Lassus, sur la question sociale et sur la nécessité de lutter contre les inégalités en développant un vrai système de protection. Le débat est lancé également sur les modes de fonctionnement et de gouvernance de l’économie. « Une nouvelle pensée critique est ainsi en train d’émerger », qui appelle à en revenir à l’esprit originel du capitalisme américain, « déconcentré, ouvert aux nouveaux compétiteurs et équilibré entre ses différents acteurs ». La mondialisation est également controversée. Les réponses au défi chinois pourraient signifier, selon l’auteur, « la fin de la mondialisation économique et commerciale telle qu’elle s’est développée depuis quarante ans ».
Renaud Lassus a beaucoup lu, beaucoup écouté, beaucoup observé. Il s’est intéressé aux mouvements souterrains de la société américaine et aux recherches encore peu connues qui rendent compte de ces évolutions souvent invisibles. Il sait que le renouveau qu’il annonce n’est pas pour tout de suite. « En tout état de cause, conclut-il, il faudra du temps et beaucoup d’efforts pour répondre aux vulnérabilités profondes qui s’expriment actuellement ». Il n’exclut pas que la situation telle qu’il la perçoit continue de se dégrader avant de s’améliorer et que le pays s’enfonce un peu plus dans la crise « avant d’entrevoir la possibilité du rebond ». Mais il exprime sa confiance en l’avenir des Etats-Unis en donnant à voir, avec une grande clarté et une exceptionnelle richesse d’informations, « un bouillonnement créatif plein de surprises et d’innovations », selon les mots de son préfacier, l’ancien commissaire européen et ancien directeur général de l’OMC Pascal Lamy. Les Européens, qui partagent avec les Américains de nombreux traits communs, ont tout à gagner à s’inspirer de ces réflexions.
Le Renouveau de la démocratie en Amérique, de Renaud Lassus, éd. Odile Jacob, 255 p., 22,90 €