Les Etats-Unis veulent-ils renverser le régime iranien ?

Au moment où les va-t-en-guerre s’emparent des leviers de commande à Washington, les Etats-Unis envisagent-ils un affrontement – direct ou par alliés interposés – avec l’Iran pour mettre fin au régime de la République islamiste ? Ancien ambassadeur, Denis Bauchard, conseiller à l’Institut français des relations internationales (IFRI) pour le Moyen-Orient, s’inquiète d’une telle perspective. Il estime que le remplacement, à la tête de la diplomatie américaine, de Rex Tillerson par l’ancien directeur de la CIA Mike Pompeo est un gage donné à ceux qui poussent à l’épreuve de force avec Téhéran. Il appelle les Européens à préférer un « dialogue critique » avec l’Iran.

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Musée de Bauvais

Le président Obama, en négociant et en concluant avec l’Iran l’accord nucléaire de juillet 2015, avait opté pour une politique sinon de réconciliation tout au moins de normalisation de la relation entre les Etats-Unis et la République islamique, estimant que celle-ci pouvait être réintégrée dans la communauté internationale et être une force de stabilisation dans un Moyen-Orient en feu. Ce temps est bien révolu. Des bruits de bottes deviennent de plus en plus audibles dans le Golfe, préservé jusqu’à maintenant des turbulences régionales.
Lors de son premier voyage au Moyen-Orient, le 21 mai 2017, le président Trump avait déjà dénoncé à Ryad le rôle de l’Iran dans le soutien et le financement du terrorisme, et appelé ouvertement à un regime change dans ce pays. Sa pensée devait se préciser lors de son discours devant les Nations-Unies le 20 septembre suivant lorsqu’il déclarait que les Etats-Unis ne pouvaient « laisser un régime meurtrier continuer ses activités déstabilisatrices » et que « le bon peuple d’Iran veut un changement ». Il évoquait l’accord nucléaire comme le pire de ceux auxquels les Etats–Unis aient jamais participé. Dans cette lignée, le 18 janvier 2018, il devait intimer aux pays européens « de réparer les failles importantes de l’accord, de contrer l’agression iranienne et de soutenir le peuple iranien » faute de quoi il ne renouvellerait pas la suspension des sanctions à l’échéance du 12 mai 2018. Washington sortirait ainsi de l’accord. Le général Mac Master, conseiller à la sécurité nationale, lors de la conférence de Munich sur la sécurité, considérait pour sa part, le 8 février dernier, que l’Iran représentait « la menace la plus sérieuse pour la sécurité de la région ». Le brutal limogeage, le 13 mars, de Rex Tillerson, qui défendait l’accord nucléaire, et son remplacement par Mike Pompeo renforcent le camp des partisans d’un affrontement avec l’Iran. On peut penser qu‘on approche du moment de vérité.

Un rapprochement paradoxal

Israël n’est pas en reste. Dès le début des années 2000, la « menace existentielle » représentée par l’Iran était considérée par les autorités comme par la plupart des think tanks israéliens comme le défi majeur à sa sécurité. L’accord nucléaire de 2015 ne devait en rien apaiser cette crainte, bien au contraire. Lors de cette même conférence de Munich, Benyamin Netanyahou a explicitement menacé l’Iran d’un affrontement direct. Il a qualifié ce pays de « plus grande menace pour le monde » et pour contrer cette menace il n’a pas caché sa détermination, en déclarant : « nous agirons si nécessaire et pas seulement contre les affidés de l’Iran mais contre l’Iran lui-même ». Des lignes rouges ont été fixées par Tsahal, notamment la présence sur le Golan syrien de milices chiites ou d’éléments de la force Al-Qods, de même que l’installation par l’Iran de bases permanentes, navales ou aériennes, sur le territoire syrien.
L’Arabie saoudite est maintenant sur la même ligne. Déjà le roi Abdallah avait appelé à « tuer la tête du serpent ». Le prince hériter Mohamed Ben Salman, en organisant en mai 2017 autour du président américain un sommet islamique, sans inviter la Syrie et l’Iran, et en proposant « une coalition islamique contre le terrorisme », voulait susciter une manifestation de force et un avertissement adressé à l’Iran. En juin de la même année il proférait des propos belliqueux laissant entendre que l’Arabie saoudite était prête à une intervention militaire.
Le rapprochement entre Israël et l’Arabie saoudite procède de l’idée qu’ayant le même ennemi, ils doivent contrer ensemble la menace. Cette « coalition of the willing » est une idée qui a commencé à émerger dès les années 2000. Elle a pris une nouvelle force avec l’arrivée au pouvoir du roi Salman et la montée en puissance de MBS, même si on sent un décalage entre le père et le fils. Cette coalition est encouragée par les Etats-Unis à travers notamment Jared Kushner et, dans l’esprit de ses « inventeurs », pourrait s’étendre à l’Egypte et aux Emirats rabes unis.
Mais une telle coalition est–elle crédible entre deux pays que tout sépare, à l’exception de leur commune hostilité à l’Iran ? La question mérite d’être posée. En effet de nombreux éléments opposent Israël à l’Arabie saoudite : une démocratie libérale face à un régime féodal où la liberté d’expression est inexistante ; un pays développé face à un pays dont l’économie repose quasi exclusivement sur les hydrocarbures ; une société civile ouverte , diversifiée et dynamique face à une société foncièrement conservatrice, voire antisémite ; un judaïsme qui reste ouvert malgré la montée des partis religieux face à un wahhabisme intolérant ; des forces armées qui ont prouvé leur détermination alors que l’armée saoudienne est en grande partie composée de mercenaires dont les performances ne sont guère pertinentes.

De la rhétorique à l’action.

De la rhétorique à l’action il existe souvent un décalage. Le président Trump est coutumier de déclarations à l’emporte-pièce qui ne débouchent sur aucune action. Cependant, dans le contexte actuel, une action contre l’Iran serait un utile dérivatif aux problèmes personnels auxquels le président américain et Netanyahou sont confrontés. La question de l’Iran, notamment de sa présence en Syrie, est certainement au cœur des discussions lors de leur rencontre le 5 mars. Il semble que l‘idée d’une intervention commune en Syrie ait été évoquée à cette occasion.
L’administration américaine, ainsi que de nombreux think tanks américains et israéliens, travaillent à l’évidence sur le thème du regime change. Tout d’abord l’administration fait tout pour « asphyxier » la mise en œuvre du JCPOA. En effet les incertitudes sur l’avenir de l‘accord comme les conditions exigées par la Trésorerie dès qu’il y a transaction en dollars laissent les entreprises occidentales dans l’attentisme tant pour la reprise des relations commerciales que les intentions d’investir. De nouvelles sanctions ont été votées par le Congrès qui sont en contradiction avec l’esprit voire la lettre de l’accord nucléaire. Une telle politique ne peut qu’encourager l’Iran à reprendre la réalisation du programme nucléaire à finalité miliaire gelé par l’accord de 2015.
Cependant certains think tanks poussent plus loin l’analyse. A cet égard une récente étude du Washington Institute sous la signature de Michael Eisenstadt intitulée Regional pushback, nuclear rollback est révélatrice. L’auteur propose, comme le sous-titre de l’étude l’indique explicitement, a comprehensive strategy for an Iran in turmoil qui repose sur plusieurs volets et une série de mesures précises. S’il exclut un affrontement militaire d’envergure, il propose des attaques ciblées par exemple sur des « facilities » suspectes comme la construction d’usines à finalité militaire en Syrie, au Liban ou au Yémen, la fourniture à Israël d’armes ayant des capacités de pénétration importantes ou de faire appel à des éléments armés agissant par procuration. Cette stratégie qui doit être menée dans une perspective de long terme comporte également le recours à de nouvelles sanctions et à la guerre psychologique, au sabotage de l’économie iranienne et à la fourniture d’armes aux minorités kurde, arabe et baloutche en lutte contre le régime.

L’hypothèse d’une attaque israélienne

Une intervention militaire directe, conjointe ou séparée, des Etats-Unis, d’Israël ou de l’Arabie saoudite est-elle envisageable ? S’agissant des Etats-Unis, les intentions américaines restent incertaines : l’administration hésite manifestement entre un réengagement qui heurterait l’opinion publique dans sa majorité et le retrait. La politique à l‘égard de la Syrie témoigne de ces incertitudes liées à un décalage évident entre le verbe et l’action.
Une intervention israélienne apparaît sans doute plus probable contre le Hezbollah au Sud-Liban ou contre des éléments iraniens déployés en Syrie, notamment à proximité immédiate des frontières. Cependant les échecs des interventions de 1982, 1996 et 2006 visant à « éradiquer » le Hezbollah devraient inciter les dirigeants israéliens à la prudence. Celui-ci dispose d’un arsenal de missiles de diverses portées encore plus important qu’en 2006 tout en ayant renforcé son réseau souterrain d’abris et de tunnels. Il en est de même de la réaction au récent raid des F16 qui a montré une volonté inédite des autorités syriennes à réagir à ce type d’intrusion.
Quant à une intervention directe sur le territoire iranien distant de 1600 kilomètres, visant par exemple les sites nucléaires ou d’autres cibles sensibles, elle est techniquement possible compte tenu de la supériorité militaire israélienne. Cependant elle demanderait une mobilisation de moyens considérables en termes d’effectifs et de nombre d’avions de combat pour un résultat aléatoire étant donné la dispersion des sites nucléaires et la protection dont ils bénéficient, notamment le site sensible de Fordo, creusé dans la montagne. Il est clair que l’Iran, malgré des équipements militaires souvent vétustes, dispose de moyens de riposte directs ou indirects via les milices qu’il contrôle et qui peuvent menacer en particulier la liberté de navigation dans le Golfe. En outre sur le plan politique, une attaque extérieure provoquerait un réflexe nationaliste, qui renforcerait le régime.
Dans une hypothèse d’attaque israélienne, quel serait le jeu de l’Arabie saoudite ? Cette coalition est-elle pure rhétorique ou a-t-elle un contenu concret ? Pour l’instant, elle semble se limiter à une coopération dans le domaine du renseignement voire de conseil en matière militaire. L’Arabie saoudite pourrait également accepter le survol de son territoire en cas d’attaque israélienne contre l’Iran voire autoriser l’utilisation de bases militaires. Serait-elle prête à aller plus loin et à s’engager avec Israël dans une telle attaque ? On peut en douter. Outre les risques militaires, compte tenu de la médiocrité des performances de l‘armée saoudienne notamment au Yémen, la famille Saoud prendrait un risque politique considérable en s’affichant ainsi ouvertement avec Israël.
Par ailleurs, on sent monter des causes potentielles de friction. Jérusalem est une première pomme de discorde : le roi Salman en tant que gardien de deux lieux saints de l’Islam ne peut rester indifférent au dossier de Jérusalem et semble en désaccord sur ce point avec son fils MBS. Par ailleurs le Royaume affiche sa volonté de mettre en œuvre un programme nucléaire ambitieux portant 16 réacteurs à livrer sur 25 ans. Un tel programme ne peut que susciter l’hostilité d’Israël. Les discussions sont en cours avec Westinghouse, mais il n’est pas sûr que les autorités américaines, sous pression d’Israël, acceptent de délivrer sans contrôles stricts une technologie aussi sensible. Ainsi, beaucoup d’éléments laissent penser que la mise en œuvre d’une telle alliance, tout au moins à grande portée, demeure aléatoire.

Un affrontement évitable

Un affrontement conjoint ou en ordre dispersé des Etats-Unis, d’Israël et de l’Arabie saoudite contre l’Iran aurait des effets aussi dévastateurs, sinon plus, que celle des Etats-Unis en 2003 en Irak. Elle pourrait se traduire par un nouveau chaos aussi bien dans la péninsule arabique qu’en Iran alors que cette région sensible qu’est le Golfe demeure encore une zone de stabilité au milieu des turbulences qui demeurent aussi bien dans sa proximité nord – la Syrie et l’Irak- que dans son voisinage de l’est –l’Afghanistan.
Les pays européens, et notamment la France, proches de cette région, ne peuvent que s’employer à décourager un tel affrontement tout à fait contraire à leurs intérêts. Ils doivent rappeler que la menace terroriste qui les affecte provient essentiellement d’éléments sunnites radicaux et non de l’Iran et que l’Iran s’est révélé contre Daech un partenaire efficace. La reprise d’un « dialogue critique » avec l’Iran, tel qu’il a fonctionné dans les années 1990 est indispensable.
En outre le retour à la stabilité au Moyen-Orient passe à l’évidence par la mise en place d’une solution politique en Syrie et par une normalisation de la relation entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Il suppose un engagement de tous les membres permanents du Conseil de sécurité. Il en est ainsi de la Russie devenue incontournable, et qui après l’échec de la conférence de Sotchi, veut éviter de s’enliser en Syrie. Mais les Etats-Unis doivent également mener une action diplomatique dans cette zone où leur présence reste indispensable.
Les conditions dans lesquelles s’est déroulée la rencontre, le 5 mars dernier, entre le ministre français des affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et les autorités iraniennes montrent que le chemin du dialogue et de la négociation sera long et difficile.

Dans le cadre de notre débat sur la politique extérieure de la France