Longtemps écrasés par un apparent consensus droite-gauche, les débats sur la politique étrangère française sont restés confinés à un petit cercle de spécialistes. « L’axe gaullo-mitterrando-chiraquien », selon la formule forgée par Hubert Védrine, ne souffrait pas, ou peu, de contestation. La grande fracture entre les « atlantistes » et les partisans de « l’indépendance nationale », qui avait opposé la droite et la gauche et traversé les deux camps dans les premières années de la Vème République, avait été réduite par l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981.
Il n’est pas indifférent de rappeler que la continuité entre les diplomaties gaulliste et mitterrandienne est soulignée par quelqu’un qui a été à la fois le conseiller diplomatique du premier président socialiste de la Vème et le ministre des affaires étrangères au temps de la cohabitation avec un président, Jacques Chirac, se réclamant du gaullisme.
Un néoconservatisme à la française ?
Cette fracture est-elle en train de se rouvrir ? C’est ce que pourrait laisser penser le débat ouvert depuis quelque temps sur une supposée orientation « néoconservatrice » de la politique étrangère française, en rupture donc avec la tradition apparue sous les présidences de Nicolas Sarkozy et de François Hollande. Dans un entretien accordé fin juin 2017 à quelques grands journaux européens, dont le Figaro, Emmanuel Macron a donné lui-même l’impression de cautionner a contrario cette idée. « Avec moi, ce sera la fin d’une forme de néoconservatisme importée en France depuis dix ans », a déclaré le président de la République fraîchement élu.
Le qualificatif néoconservateur est-il pertinent pour qualifier la diplomatie française depuis 2007 ? Non, répond Justin Vaïsse, historien et directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie du Quai d’Orsay, qui a fait sa thèse de doctorat sur une « Histoire du néoconservatisme aux Etats-Unis » (publiée chez Odile Jacob). Oui, disent au contraire quatre anciens ambassadeurs, qui ont occupé diverses hautes fonctions au « département » et qui reflètent sans doute l’opinion de nombre de leurs anciens collègues.
L’article de Justin Vaïsse, « Le passé d’un oxymore. Le débat français de politique étrangère », est publié dans le numéro 439 de la revue Esprit. La réponse des diplomates, « L’avenir d’un oxymore », est en ligne sur Boulevard-Exterieur. Qu’il appartienne au passé ou qu’il ait encore un avenir, « l’oxymore » était le syncrétisme gaullo-mitterrandien.
Notre intention n’est pas de nous ériger en juge de paix entre deux lectures divergentes de la politique étrangère française sous la Vème République, qui déboucheraient sur des pratiques apparemment opposées. Mais d’apporter quelques éclairages sur le contexte de cette controverse.
Des oppositions binaires
Celle-ci pourrait se décliner en quelques oppositions binaires : gaullistes/atlantistes, souverainistes/néoconservateurs, anciens/modernes, vieux/jeunes (Justin Vaïsse remarque perfidement que le Club des Vingt, réunion de diplomates et d’experts qui défendent la tradition diplomatique, a une moyenne d’âge de plus de 75 ans). Toutefois, l’âge ne compte pas s’il s’agit de prendre acte que la position de la France dans le monde a changé avec la fin de la guerre froide.
La disparition de l’antagonisme Est-Ouest et la réunification allemande l’ont privée de quelques avantages comparatifs. Cela ne veut pas dire qu’elle s’est banalisée ou normalisée mais qu’il n’est pas injustifié de s’interroger sur la pérennité des atouts qu’elle possédait naguère.
C’est le point de départ d’une réflexion sur la pertinence des fondamentaux d’une politique étrangère conçue pendant la guerre froide. Cette réflexion a été renforcée par les attentats du 11 septembre 2001. Dix ans après la disparition de l’Union soviétique et la fin du défi communiste aux démocraties occidentales, celles-ci devaient faire face à une nouvelle menace sous la forme du terrorisme islamiste. La défense de valeurs qui semblaient s’être imposées après 1989 revenait à l’ordre du jour.
Le "wilsonisme botté"
Le néoconservatisme américain, qui s’était déjà illustré face au bloc soviétique dans les années Reagan, fournissait une base intellectuelle à la politique étrangère de George W. Bush qui avait débuté sa présidence sans aucune idée en la matière. Il battait en brèche deux idées communément admises : l’accommodement avec les régimes autoritaires est un gage de stabilité et la stabilité un gage de sécurité. A contrario, il se référait à un principe déjà mis en avant par Woodrow Wilson, après la Première guerre mondiale : rendre le monde plus sûr pour la démocratie, sans exclure le recours à la force pour y parvenir. Ce que le politologue Pierre Hassner a appelé « le wilsonisme botté », allusion à Bonaparte et la « révolution bottée » de Chateaubriand.
Ce « wilsonisme botté » a séduit bien au-delà des milieux républicains et conservateurs américains, comme d’ailleurs le néoconservatisme des années 1980 avait attiré des démocrates anticommunistes hostiles à la politique de détente avec l’URSS. Sans épouser toutes les thèses des néoconservateurs, au demeurant très divers, les « libéraux internationalistes », recrutés dans les milieux progressistes américains, ont défendu la promotion de la démocratie, notamment au Moyen-Orient, comme un moyen de s’attaquer aux racines du terrorisme et de son idéologie, qualifiée « d’islamo-fasciste ».
Il est incontestable que cet « internationalisme libéral » a fait école en Europe, et notamment, en France, y compris chez certains diplomates et experts de la politique internationale. Le « droit d’ingérence » cher à Bernard Kouchner, adopté par l’ONU sous le nom de « devoir de protéger », est un avatar de cette doctrine.
On a parlé de « secte » pour désigner un petit groupe de fonctionnaires du Quai d’Orsay, sensibles à l’idée que la « tyrannie » était un mal à éradiquer. De là à débusquer un « néoconservatisme à la française », et surtout à qualifier de « néoconservatrice » la politique étrangère de Sarkozy et Hollande, il y a un pas qu’il ne faut pas franchir sans précaution.
Pour une raison essentielle, c’est que, quoi qu’on en pense sur le fond, le « néoconservatisme », né d’une critique sociale et non diplomatique de la politique américaine, est un mouvement plus complexe que l’addiction aux interventions militaires. De surcroît tout le monde est bien d’accord pour considérer que les interventions armées décidées par les deux anciens présidents, si elles peuvent prêter à discussion, ne résument pas à elles seules leur politique étrangère.
Il est vrai que Nicolas Sarkozy a prêté le flanc à l’accusation de "néoconservatisme" quand, quelques mois avant son élection, il avait accordé un entretien à la revue Le meilleur des mondes, où il s’engageait à ne pas serrer "la main de Poutine tachée du sang des Tchétchènes". On sait ce qu’il en est advenu.
Les Etats-Unis et les valeurs démocratiques
Au-delà des étiquettes, le débat nous semble porter sur deux points essentiels par ailleurs liés : le rapport aux Etats-Unis et la question des valeurs.
Vis-à-vis des Etats-Unis, la formule d’Hubert Védrine — « amis, alliés mais pas alignés » — peut réunir une quasi-unanimité. La mise en œuvre est question d’appréciation mais le fond n’a jamais été mis en cause. « J’ai un principe simple en politique étrangère, avait dit Jacques Chirac. Je regarde ce que font les Américains et je fais le contraire. Comme cela je suis sûr de ne pas me tromper ». C’était évidemment une boutade.
Dans les grandes crises internationales, le général De Gaulle lui-même a toujours affirmé sa solidarité avec les Etats-Unis. L’ambassadeur Henri Froment-Meurice l’a rappelé avec force dans un article de la revue Commentaire (N°156, Hiver 2016-2017) au moment où, pendant la campagne présidentielle, les partisans de l’apaisement avec la Russie, voulaient « parler avec Poutine ». Comme si la diplomatie française avait jamais cessé de « parler » avec Moscou.
La polémique qui a opposé pendant des années « atlantistes » et tenants de l’indépendance nationale à propos de l’OTAN est réglée. Nicolas Sarkozy a décidé le retour total (sauf pour les plans nucléaires) de la France dans le commandement intégré. Mais ses prédécesseurs avaient fait les premiers pas, depuis François Mitterrand pendant la guerre dans l’ex-Yougoslavie jusqu’à Jacques Chirac. François Hollande a demandé un rapport à ce sujet à Hubert Védrine qui a conclu que les bénéfices attendus du retour n’étaient peut-être pas tous au rendez-vous mais qu’une sortie n’apporterait rien par rapport au statu quo.
Cependant les relations avec Washington sont rendues plus délicates par l’évolution de la politique américaine elle-même. Seraient-ils mieux disposés que les dirigeants français risqueraient de se retrouver en porte-à-faux. C’est arrivé à François Hollande en août 2013, quand Barack Obama a renoncé à faire respecter en Syrie la ligne rouge qu’il avait lui-même fixée sur l’utilisation des armes chimiques. Comme si, pour reprendre les termes du débat, les Français découvraient le néoconservatisme quand les Américains le reniaient.
Notons qu’Emmanuel Macron a tracé la même ligne rouge en ajoutant, par contraste avec son prédécesseur, que la France avait les moyens d’agir seule, mais l’occasion ne lui a pas été donnée d’être mise à l’épreuve. Le caractère erratique de la politique menée par Donald Trump rend en tous cas sans objet un renouveau de la tentation atlantiste.
Il reste que tous les présidents français de la Vème République, à commencer par De Gaulle, ont affirmé la communauté de valeurs propres aux démocraties, et donc les liens avec les Etats-Unis. Les termes ont varié. De Gaulle parlait des « peuples libres », Mitterrand de la « civilisation d’Occident » et du « principe universel qu’est la démocratie », Sarkozy de « famille occidentale ».
D’où deux questions : 1) les valeurs occidentales, pour résumer les valeurs des Lumières, sont-elles universelles ? S’il fallait une seule preuve que la réponse est positive, l’acharnement mis par les régimes autoritaires à réprimer leurs ressortissants qui s’en réclament suffirait.
2) comment peuvent-elles et doivent-elles être défendues et promues ? C’est la question la plus difficile. L’expérience de ces dernières décennies montre que la réponse n’est pas univoque. L’activisme militaire et l’inaction cynique sont deux extrêmes générateurs de tragédies.
Miser sur la société civile
Dans ses vœux au corps diplomatique Emmanuel Macron a esquissé une troisième voie. L’interventionnisme, la tentation de se substituer aux peuples eux-mêmes produit des crises plus graves encore que celles qu’ils sont censés juguler, a-t-il dit en substance. C’est aux peuples eux-mêmes, aux sociétés civiles de prendre leur destin en mains. Mais il faut les y aider par le dialogue, le travail culturel, linguistique, éducatif, pour faire émerger « des voix libres ».
C’est un beau programme, qui se heurte toutefois à un obstacle. Les régimes autoritaires se méfient justement de la société civile, brident son expression et répriment toute manifestation d’autonomie par rapport à l’Etat. Bien plus, ils regardent comme une ingérence inadmissible et une atteinte à leur souveraineté les tentatives des démocraties occidentales de soutenir matériellement et intellectuellement les acteurs de la société civile car ils y voient une menace contre la pérennité de leur pouvoir.
Le soutien aux sociétés civiles prôné par le président de la République témoigne d’une bonne intention mais laisse entière la question de nos rapports avec les régimes répressifs qui n’ont aucune indulgence pour le soft power.