L’Europe devant le monde est une contrée prospère, mais on y voit désormais beaucoup de chômage. Surtout chez les jeunes. La proportion n’est certes pas la même dans tous les pays de l’Union, elle est beaucoup plus forte au sud et à l’est qu’au nord. « En 1989, j’avais 20 ans et l’Europe était le sens de la vie », se souvient Thierry Pech. Aujourd’hui elle compte 5 400 000 chômeurs de moins de 25 ans, surtout en Italie, en Espagne, en France… Le taux de chômage des jeunes est de 8% en Sarre et de 22% dans la Lorraine voisine.
La crise n’explique pas tout. Le chômage structurel existait avant elle dans plusieurs pays. En France, les maux sont connus : le système de formation, le passage raté de l’école au travail, le manque de transition entre l’école et l’entreprise, l’absence d’organisation du mix études-emploi, l’apprentissage négligé ou mal utilisé. Les conséquences ne sont pas seulement économiques, manque dans la création de la richesse nationale, coûts pour les finances publiques (un ensemble qu’on estime à la moitié de la dette publique française), elles sont aussi politiques. 75% des jeunes Français de moins de 35 ans ne sont pas allés voter pour les élections européennes.
« L’effet cicatrice »
Le mot de chômage ne rend pas compte de tout le phénomène ; il a un sens trop administratif, ou trop statistique. Il n’y a pas que les chômeurs recensés, il y a tous ceux qui ne trouvent qu’un emploi « partiel » – ou intermittent – et parmi tous les « inactifs », il y a encore tous ceux qui ont renoncé à chercher un travail. Faute d’espoir. Parmi les conséquences du chômage des jeunes, on a relevé « l’effet cicatrice ». Ceux qui n’ont pas réussi à trouver un travail dès le départ en portent le stigmate ; ainsi on a noté que les jeunes Japonais qualifiés qui n’ont pas été engagés dès la fin de leurs études se sont vu préférer, sur le marché du travail, des candidats plus jeunes et frais émoulus. Les ex-chômeurs portent toute leur vie professionnelle la marque des conditions de leur entrée sur le marché du travail.
On a souvent dit que les désordres politiques venaient d’une jeunesse désœuvrée. Une enquête récente de l’Ipsos montrait que beaucoup de jeunes gens de 18-25 ans eurosceptiques se tournaient vers le Front national et affirmaient vouloir sortir de l’euro, rendant l’Europe responsable de leur condition.
Pour Annegret Kramp-Karrenbauer, le scepticisme ou même l’anti européisme ne sont pas d’abord le résultat de problèmes non résolus en Europe. Ils naissent du refus du système politique existant dans les différents pays, dans les Etats-nations. En Allemagne, les partis extrémistes – Annegret Kramp-Karrenbauer pense aussi bien à la gauche radicale Die Linke qu’à AfD (Alternative für Deutschland) – sont avant tout contre les partis établis. Ils accusent Bruxelles. « Et la situation en Europe est difficile : les promesses faites que les peuples pourraient vivre paix et en liberté sont remises en cause par les problèmes en Ukraine et par le conflit que nous avons avec la Russie, dit-elle. La promesse de respect des droits de l’homme, qui garantit l’épanouissement des individus… Nous n’avons pas de réponse face à la Syrie, à l’Irak, aux réfugiés, aux migrants. Nous n’avons pas de réponses adéquates. »
Les problèmes que les Etats nations ne réussissent plus à résoudre, il faut cependant que l’Europe les prenne en charge, et d’abord celui de l’emploi. Les jeunes sans emplois pour la plupart n’ont pas non plus d’éducation ni de formation professionnelle. Notamment en Allemagne, 80% n’ont pas le bac et la moitié n’ont aucun diplôme. Au sud en revanche les chômeurs sont souvent un peu plus diplômés
Une coopération transfrontalière
Annegret Kramp-Karrenbauer lutte activement contre le chômage des jeunes en développant des politiques de formation et d’insertion dans le travail au niveau transfrontalier des régions de Sarre et de Lorraine. Elle a par exemple mis en place des programmes d’apprentissage du français dans les écoles sarroises dès la maternelle – mais la réciproque promise de l’autre côté de la frontière tarde à se réaliser… Aux parents qui insistent pour que leurs enfants apprennent l’anglais, elle répond qu’apprendre le français ou l’anglais c’est comme apprendre à écrire et à calculer : on a besoin des deux.
La coopération n’est pas plus facile en ce qui concerne la formation professionnelle. L’école française est coupée du monde du travail et beaucoup de jeunes Français auraient besoin de cette formation. Or il y a en Sarre des places d’apprentissage disponibles, une pratique combinée avec la poursuite de l’école. Mais les diplômes d’apprentissage seraient allemands et cela inquiètent certains parents français…
La résorption du chômage suppose des formations qualifiantes, mais aussi des structures d’accompagnement, d’encadrement dans la recherche d’un emploi. Or les pays qui ont le plus grand nombre de chômeurs sont aussi ceux qui manquent le plus de structures efficaces, et qui en manquaient déjà avant la crise ; les conditions sont devenues encore plus difficiles. Il faudrait penser une nouvelle manière de faire.
Les obstacles à la mobilité
Erasmus avait été mis en place pour faciliter la mobilité des étudiants, et il a fonctionné de manière très appréciée, mais il faut observer aujourd’hui qu’il reste inaccessible à beaucoup de jeunes ; seuls peuvent en profiter des étudiants déjà munis d’un certain bagage, et doué d’une mobilité qui n’est pas à la portée des plus démunis. Pour que les jeunes puissent compléter leur formation – ou en acquérir une - hors de chez eux, ou pour qu’ils puissent trouver du travail dans une région qui offre des emplois, il y a deux conditions élémentaires, la langue et la mobilité.
Et on observe là évidemment une grande inégalité. Beaucoup de jeunes chômeurs vivent chez leurs parents, et ne peuvent se payer un logement pendant leur formation ; d’autres sont seuls avec un enfant… Une formation de rattrapage « longue », de 8 ou 9 mois, suppose un financement important ; faut-il parfois préférer une formation courte, qui ne permettra peut-être pas de progresser ensuite, mais qui pourrait assurer une réinsertion rapide dans le travail ?
L’Europe devrait faciliter la mobilité, par l’apprentissage des langues, par des financements pour la formation professionnelle mais aussi pour la mobilité même, par le logement, la protection sociale, la simplification administrative…
La ministre-présidente de la Sarre voit dans les attitudes envers l’Union européenne un processus ambigu d’intégration dans la vie quotidienne et de désintégration dans l’idée européenne. On pourrait parler d’entropie et de néguentropie, puisque dans le temps même où se développent ces résistances anti-européennes se mettent en place des processus de coopération franco-allemands, notamment dans son Land frontalier. Dans la grande région Sarlorlux, 280 000 personnes se déplacent chaque jour pour aller travailler dans un endroit autre que leur pays de résidence.
Ces expériences transfrontalières peuvent être un laboratoire pour l’Europe, estime Annegret Kramp-Karrenbauer, et les entreprises déjà franco-allemandes pourraient aussi être considérées comme une base de départ intéressante. Apprendre la langue de l’autre est un investissement précieux : on a observé chez Airbus que les équipes mixtes qui parlaient allemand ou français (parce que les équipiers y avaient appris la langue de l’autre) étaient meilleures que celles qui se contentaient de l’anglais véhiculaire.
Dans un patchwork, dit Annegret Kramp-Karrenbauer, ce qui compte, ce sont les coutures.