L’intérêt des sanctions ne réside pas seulement dans leur efficacité. La sanction est souvent un moyen d’indiquer clairement une réprobation, une prise de position de politique étrangère, plus modérée qu’un embargo, moins dangereuse que des mesures de rétorsion militaires. Elle se situe ainsi à mi-chemin entre l’inaction et la surréaction violente. Il n’est donc pas étonnant que l’Union européenne en ait fait un instrument privilégié de sa politique extérieure.
De fait, les mesures restrictives internationales représentent l’outil le plus visible et le plus fréquemment utilisé de la politique étrangère européenne. Leur utilisation a augmenté progressivement depuis le Traité de Maastricht et à partir des années 2010, dans un contexte de dégradation de l’environnement sécuritaire de l’Europe. Puis on constate une utilisation de plus en plus régulière, particulièrement marquée en 2014 lors de l’annexion de la Crimée par la Russie et le début de la guerre du Donbass. Cette progression s’inscrit dans une tendance internationale que l’on peut également remarquer aux États-Unis pendant les deux mandats de Barack Obama (2009-2016) et surtout sous la présidence de Donald Trump (2017-2020) [1] Elle témoigne aussi d’une extension des domaines d’action et d’intérêt communs pour les États membres [2]
Évolution des sanctions imposées au niveau international 1952-2016
Les sanctions sont au cœur de l’actualité. Suite au détournement du vol Ryanair par Minsk et l’arrestation du journaliste Roman Protassevitch et de sa compagne, le Conseil européen des 24-25 mai a décidé d’adopter des sanctions supplémentaires ciblées à l’égard de responsables du régime biélorusse d’Alexandre Loukachenko, déjà au nombre de quatre-vingt-huit. Plus de trente États ou entités non étatiques sont visés par une ou plusieurs sanctions européennes, dont la Chine (pour des "graves atteintes aux droits de l’Homme" envers les Ouïghours) et la Russie (au vu des actions en Ukraine).
Par sa taille (448 millions de consommateurs, vingt-sept États membres), et son poids économique et commercial (deuxième puissance économique mondiale, représentant 18,5% du PIB mondial et première puissance commerciale, représentant 15% du commerce international des biens), l’Union européenne dispose de plusieurs leviers pour exercer une pression afin de promouvoir ses valeurs et ses intérêts. L’utilisation de plus en plus fréquente des mesures restrictives interroge à la fois sur leur efficacité et, plus largement, sur la conception de la politique étrangère européenne et sa boîte à outils diplomatique, alors qu’Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne en fonction depuis un an et demi, revendique d’être à la tête d’une " Commission géopolitique ".
Historique
L’Union européenne a véritablement acquis la capacité d’adopter des mesures restrictives internationales avec l’instauration de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC), établie dans le deuxième pilier du Traité de Maastricht (1992). Auparavant, les sanctions étaient prises au nom de la Coopération politique européenne (CPE), qui avait pour objectif de développer la coopération intergouvernementale dans le domaine de la politique étrangère, en vue de parvenir à la définition, puis à l’adoption de positions communes.
Dans les années 1980, la CPE se limitait à revendiquer des grands principes généraux, tout en adoptant parfois des gestes concrets. On peut penser à l’embargo sur les armes adopté contre la Chine en 1989 à la suite de la répression du mouvement démocratique de Tienanmen. Des positions communes avaient également été affirmées après l’intervention soviétique en Afghanistan (1979-1989), l’état de siège en Pologne (1981), le conflit israélo-palestinien, l’expulsion des représentants birmans en 1990 ou le désarmement nucléaire.
Dès le début des années 1990, l’Union européenne a adopté des mesures restrictives à l’encontre des dirigeants qui violent les principes de l’État de droit et des droits de l’Homme, tels les présidents de la République du Zaïre et d’Haïti en 1993. Par la suite, en 1999, il s’est agi de sanctions adoptées lors de la guerre en ex-Yougoslavie ou en Afghanistan.
Si la CPE a facilité la coopération entre les États européens dans le domaine de la politique extérieure, l’Union européenne a pu s’affirmer d’une manière de plus en plus nette sur la scène internationale.
Mesures restrictives adoptées par l’Union européenne
Le recours aux sanctions, leur mise en œuvre et leur évaluation ont été définis par le Comité politique et de sécurité en 2003 ; ces lignes directrices ont été mises à jour en 2018.
La communication du Conseil du 7 juin 2004 trace les grands principes. Ainsi, les États-membres sont " déterminés à utiliser efficacement les sanctions, qui constituent un moyen important de maintenir et de rétablir la paix et la sécurité internationales ". Les sanctions sont un " appui des efforts déployés pour lutter contre le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive et à titre de mesure restrictive pour faire respecter les droits de l’homme, la démocratie, l’État de droit et la bonne gouvernance ". Concernant la mise en œuvre, " les sanctions doivent être ciblées de manière à avoir un impact maximal sur ceux dont nous voulons influencer le comportement. Le ciblage doit réduire au maximum les effets humanitaires négatifs ou les conséquences involontaires pour les personnes non visées ou les pays voisins. Des mesures telles que les embargos sur les armes, les interdictions de visa et le gel des fonds sont un moyen d’y parvenir ".
Le 7 décembre 2020, l’Union européenne s’est dotée d’un nouvel instrument de sanctions contre les violations des droits de l’Homme dans le monde, qui permet de sanctionner des personnes physiques ou morales, étatiques ou non, qui auraient violé les droits de l’Homme. Cette " loi Magnitsky " européenne, qui doit être adoptée à l’unanimité, a été utilisée pour la première fois le 22 mars 2021 à l’encontre de onze personnes et quatre entités en Chine, Corée du Nord, Libye, Erythrée et au Soudan du Sud.
Adoption
Les mesures restrictives doivent être adoptées à l’unanimité par le Conseil à partir d’une proposition du Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. S’il s’agit de sanctions diplomatiques, celles-ci sont mises en œuvre par les États membres ; si la décision du Conseil prévoit des sanctions économiques ou financières - engageant donc une compétence de l’Union-, les mesures doivent être mises en œuvre par un règlement du Conseil. Dans ce cas, l’Union européenne peut utiliser comme levier la conditionnalité politique de l’aide publique au développement, c’est l’exemple des sanctions à l’encontre du Zimbabwe, ou la suppression du système de préférences généralisées.
La procédure est régie par l’article 215 du Traité de Lisbonne, §1 et §2 :
" Lorsqu’une décision [...] prévoit l’interruption ou la réduction, en tout ou en partie, des relations économiques et financières avec un ou plusieurs pays tiers, le Conseil, statuant à la majorité qualifiée, sur proposition conjointe du Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et de la Commission, adopte les mesures nécessaires. Il en informe le Parlement européen. Lorsqu’une décision [...] le prévoit, le Conseil peut adopter, selon la procédure visée au §1, des mesures restrictives à l’encontre de personnes physiques ou morales, de groupes ou d’entités non étatiques ".
La direction générale de la stabilité financière, des services financiers et de l’union des marchés des capitaux (DG FISMA) participe à la préparation des propositions de Règlements et représente la Commission européenne dans les discussions avec les États membres. Elle est chargée de soutenir les États-membres dans l’application des sanctions, de transposer dans le droit de l’Union certaines sanctions des Nations unies et de surveiller leur mise en œuvre. Il est important de noter que la DG FISMA consacre de plus en plus d’attention et d’effort au renforcement de la résilience de l’Union aux sanctions extraterritoriales adoptées par les pays tiers [3]
Les sanctions de l’Union s’appliquent sur l’ensemble du territoire, aux entreprises constituées dans un État membre, aux ressortissants des États membres et à toute personne physique ou morale liée à une activité commerciale exercée dans l’Union. Les Règlements sont soumis à un contrôle de la Cour de justice de l’Union européenne.
Typologie
Les mesures restrictives internationales sont définies comme " le retrait délibéré par un gouvernement de relations commerciales ou financières pour atteindre des objectifs de politique étrangère " [4] ou comme un " déni de toute relation de la part d’un ou plusieurs États visant à influencer le comportement d’un autre État sur des questions non économiques ou à limiter ses capacités militaires " [5]. Parmi les outils disponibles pour régler des différends en matière de politique étrangère (de la diplomatie à l’intervention militaire), les sanctions européennes cherchent à cibler, afin de minimiser le plus possible les conséquences pour la population civile, et à trouver un équilibre entre des actions qui peuvent paraître trop soft et d’autres trop vigoureuses [6]. Les mesures restrictives internationales sont le seul instrument coercitif de politique étrangère dont dispose l’Union.
L’Union européenne utilise principalement des sanctions diplomatiques et des sanctions économiques. Les sanctions diplomatiques correspondent à des mesures comme l’interruption des relations diplomatiques, ou bien les restrictions à l’admission de personnes. Les sanctions économiques et financières comme le gel des avoirs, l’interdiction de transactions financières sont imposées à l’encontre des groupes ou organisations, des gouvernements, des compagnies, des individus ou des entités.
En fonction de l’échelle d’application, les sanctions européennes peuvent être regroupées en trois catégories : sanctions des Nations unies (mise en œuvre des sanctions adoptées par le Conseil de sécurité de l’ONU), les sanctions mixtes (qui s’ajoutent aux mesures adoptées par les Nations unies) et les sanctions autonomes, imposées indépendamment par l’Union.
L’objectif des sanctions est de " produire du changement de politique ou d’activité " [7], de contraindre l’État ciblé à modifier son comportement [8]. À partir des objectifs recherchés, au niveau européen, nous pouvons différencier cinq types des sanctions :
a) la promotion de la démocratie et des droits de l’Homme (par exemple les sanctions envers quatre responsables chinois adoptées le 22 mars 2021 ; les sanctions envers le Burundi, la Libye, l’Iran, la Corée du Nord, la Biélorussie).
b) la gestion des conflits (Libye, Syrie, Guinée).
c) la non-prolifération (concernant surtout la non-prolifération des armes de destruction massive : Iran et Corée du Nord).
d) la dissuasion (Russie).
e) la lutte contre le terrorisme (Daesh et Al-Qaida) [9].
Plus largement, les sanctions peuvent concerner un enjeu de normes de droit ou de sécurité.
L’efficacité des sanctions à partir de deux cas d’étude
Reste une question essentielle : quelle est l’efficacité de ces sanctions internationale ? Celle-ci est en effet difficile à mesurer et demeure un sujet de débat[ [10]. L’adoption des mesures restrictives part du présupposé que les difficultés économiques engendrées par les sanctions devraient se traduire par une pression politique qui finira par contraindre les dirigeants du pays ciblé à changer le cours de leurs politiques ou conduiront au renversement du régime en place [11]. Les critiques de cette approche soulignent que, dans nombre de cas, les sanctions ont conduit plutôt à plus d’intégration politique que de désintégration, entraînant un effet de ralliement national autour des dirigeants sanctionnés [12]. Les sanctions en place contre la Corée du Nord et la Syrie n’en sont-elles pas la preuve ? Il n’en demeure pas moins que la diplomatie russe, officiellement et par ses réseaux d’influence en Europe, ne cesse de réclamer leur suppression et que la Corée du Nord a fixé à plusieurs reprises, comme préalable au dialogue, la levée des très sévères sanctions décidées à son encontre par la Communauté internationale.
Le cas russe
Suite à l’annexion de la péninsule de la Crimée par la Russie en mars 2014 et à la guerre dans l’Est de l’Ukraine, l’Union européenne a imposé une série de mesures qui visaient dans un premier temps cent soixante-dix-sept personnes et quarante-huit entités russes spécifiques. À partir du juillet 2014, les restrictions ont été étendues pour limiter le commerce des technologies militaires et des équipements destinés à l’industrie russe du pétrole et du gaz naturel, mais aussi pour réduire l’accès aux marchés primaire et secondaire des capitaux de l’Union par certaines banques et entreprises russes. Les sanctions financières et économiques, couplées à une chute du prix du baril de pétrole, ont eu un impact considérable sur l’économie russe qui, jusqu’en 2016, avait perdu environ 570 milliards $. Pourtant, six ans après les accords de Minsk II de 2015, le cessez-le-feu n’est toujours pas respecté. Le 2 mars 2021, l’Union a adopté de nouvelles sanctions à l’encontre de quatre citoyens russes, responsables de graves violations des droits de l’Homme dans l’affaire Alexeï Navalny. La Commission européenne devrait présenter au mois de juin un rapport qui présentera des options politiques pour répondre aux provocations russes [13]. Les sanctions européennes adoptées en réponse à l’annexion de la Crimée et la violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine arrivent à échéance en juin et en septembre.
Le cas iranien
Comparé au cas russe, le cas iranien est un contre-exemple parfait. Les sanctions que les Européens ont imposées à l’Iran en 2012 en réaction aux violations du traité de non-prolifération nucléaire sont les plus sévères adoptées au niveau européen à ce jour. Depuis 2006, le Conseil de sécurité des Nations unies avait adopté plusieurs résolutions accompagnées de sanctions, exigeant que l’Iran cesse d’enrichir de l’uranium à des fins de prolifération nucléaire. À partir de 2012, l’Union européenne a adopté des sanctions autonomes, notamment un embargo sur le pétrole et les produits pétrochimiques et pétroliers, le gel des avoirs de la Banque centrale iranienne et des principales banques commerciales du pays, la mise en place de mécanismes de notification et d’autorisation pour les transferts de fonds dépassant un certain montant vers des institutions financières iraniennes, interdiction de l’accès aux aéroports de l’Union des vols cargo, restrictions de voyage et gel des avoirs imposés à des personnes et entités figurant sur la liste adoptée par le Conseil. Ces mesures s’ajoutaient aux mesures restrictives liées à des violations des droits de l’Homme imposées en 2011, qui ont été prorogées chaque année depuis et sont toujours en vigueur. Ces sanctions multi-acteurs, imposées par les Nations unies, l’Union européenne et les États-Unis, qui n’ont épargné aucun secteur de l’économie, ont contribué au retour de l’Iran à la table des négociations et à l’adoption du Plan d’action conjoint en 2015.
Mais la réussite des sanctions peut être évaluée à partir de la création des conditions favorables au changement. Autrement dit, les sanctions seraient en mesure de préparer le terrain pour des développements internes [14]. Par exemple, les sanctions à l’encontre de l’Afrique du Sud adoptées par les États-Unis, la Communauté européenne et le Japon en 1986. En suivant cette approche, les sanctions européennes pourraient donc porter leur fruit dans le temps, mais leur évaluation est toujours soumise à interprétation car, si elles produisent un effet dans chacun des cas évoqués, leur efficacité en tant qu’outil de politique étrangère est difficilement quantifiable.
D’ailleurs, l’augmentation des sanctions adoptées en Europe, et aux États-Unis, évidente non seulement par le nombre d’entités sanctionnées mais aussi par la portée et la complexité des mesures [15], répond à une demande des citoyens : selon un sondage réalisé en 2019, plus de 50% des répondants, dans la majorité des États membres, à quelques exceptions près, estimaient que la politique européenne à l’égard de la Russie est soit équilibrée, soit n’est pas assez dure [16]. Les mêmes tendances sont remarquées aux États-Unis, où le public est majoritairement favorable à l’adoption de sanctions renforcées à l’encontre de la Corée du Nord et à une attitude ferme envers la Chine à l’égard des droits de l’Homme et des pratiques économiques [17]. Les sanctions ne sont-elles pas donc aussi une nouvelle manière de faire de " la diplomatie d’opinion " ?
Union européenne : évolution du nombre de mesures restrictives
(préexistantes et nouvelles)
États-Unis : évolution des annonces annuelles de sanctions
par l’OFAC (Office of Foreign Assets Control)
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Dans le cas européen, l’adoption des sanctions internationales revêt un rôle supplémentaire : contribuer à la définition et la mise en place d’une véritable politique étrangère commune. Les évolutions depuis l’adoption du Traité de Lisbonne et l’utilisation fréquente des sanctions démontrent la capacité des États membres à formuler des positions communes et à trouver un intérêt stratégique commun, mais aussi la capacité de l’Union à utiliser son poids économique, commercial et sa capacité institutionnelle pour répondre à des enjeux politiques (respect des droits de l’Homme, démocratie) et sécuritaires (non-prolifération, agression territoriale, terrorisme) et à exercer ainsi une réelle influence politique.
Les mesures restrictives sont utilisées " par l’Union dans le cadre d’une action intégrée et globale, qui inclut un dialogue politique, des mesures complémentaires et le recours à d’autres instruments ". L’augmentation des sanctions exige pourtant la conception d’instruments d’évaluation des mesures prises et la publication régulière des analyses d’impact. Bien que l’Union européenne soit en train de développer son autonomie stratégique, les sanctions devraient, pour être efficaces, être davantage adoptées dans un cadre multilatéral.
Une réflexion sur la manière de lever les mesures restrictives - étape qui peut s’avérer très difficile, comme le montre le cas russe - et de rétablir de nouvelles bases de coopération pourrait accompagner le processus. Cela contribuerait à la cohérence de la politique étrangère européenne : on note par exemple que la Biélorussie a été invitée en 2008 à rejoindre le Partenariat oriental, alors qu’elle se trouvait sous un régime de sanctions [18] De nombreuses voix critiquent également le peu de clarté qui entoure le choix des personnes sanctionnées et leur manque de consistance1 [19].
L’adoption de nouveaux outils, comme la Facilité européenne pour la paix ou le Fonds européen de défense, pourrait faciliter une meilleure articulation avec d’autres instruments de politique étrangère, afin de maximiser leur efficacité. Les sanctions font en effet désormais partie intégrante d’une politique étrangère commune de l’Union européenne qui tend de plus en plus à s’affirmer.
Directeur de la publication : Pascale JOANNIN