NATO : « what else ? »
D’emblée, il importe de rappeler que l’OTAN, sur le plan cérébral ou sur tout autre, n’est pas morte. Affirmer une telle chose est contre-factuel et dangereux, tant il est vrai que l’époque est rude et met à l’épreuve les liens politiques et militaires entre les Alliés. Contrairement à ce qui est affirmé à plusieurs reprises au fil de cet entretien, l’OTAN n’est pas une organisation monolithique qui n’aurait pas varié depuis les débuts de la Guerre Froide. De même, les discussions et désaccords quant aux finalités et à la stratégie de cette alliance ne sont pas propres à notre époque. Aurait-on oublié les débats sur le passage de la riposte massive à la riposte graduée et sur le degré de crédibilité de la dissuasion élargie, i.e. la protection nucléaire assurée par les États-Unis à leurs alliés ouest-européens ?
Après la Guerre Froide, l’OTAN est entrée dans une période de « transformation », fondée sur l’ouverture et la coopération avec les pays de l’ex-Pacte de Varsovie, y compris la Russie [1] . Rapidement est venu le temps de la « gestion de crise » dans les Balkans, l’Union européenne et ses États membres se révélant incapables de faire face par eux-mêmes à la situation née de la désintégration de l’ex-Yougoslavie. Après les attentats du 11 septembre 2001, l’OTAN a été progressivement engagée dans la lutte contre le terrorisme islamique, notamment en Afghanistan. Enfin, les réticences des alliés européens et surtout la reconstitution d’une menace russe sur les frontières orientales de l’Europe ont impliqué le recentrage sur l’article 5 et la défense collective (voir le Concept stratégique de Lisbonne, 2010) [2]. En 2014, l’agression de l’Ukraine (Crimée, Donbass, puis mer d’Azov) ont accéléré ce redéploiement. Depuis les sommets atlantiques de Newport (4-5 septembre 2014) et Varsovie (8-9 juillet 2016), la posture de défense et de dissuasion à l’Est a été notablement renforcée. Loin de se retirer d’Europe, les États-Unis ont au contraire déployé de nouvelles forces sur l’axe Baltique-mer Noire. Quant à l’article 5, il n’a jamais impliqué l’automaticité d’une réponse militaire. C’est d’ailleurs pourquoi la France, lors de la signature du traité de l’Atlantique Nord (4 avril 1949), a porté l’accent sur la création de l’OTAN : la présence de soldats américains en Europe devait compenser le doute inhérent à tout traité d’alliance. Il faudrait également s’interroger sur le fait que De Gaulle lui-même, vingt ans après la signature du traité de l’Atlantique Nord, s’est bien gardé de le dénoncer.
Emmanuel Macron exprime ses doutes quant à l’engagement des États-Unis dans les questions géopolitiques européennes. Nous reviendrons plus loin sur le thème des États-Unis, puissance du Pacifique, également évoqué pour justifier le bien-fondé du diagnostic porté par le président français. L’argumentation s’appuie notamment sur la situation géopolitique du Moyen-Orient et le retrait des forces spéciales américaines déployées à l’est de l’Euphrate, dans la partie septentrionale de la Syrie. On peut à bon droit considérer qu’il s’agit là d’une faute morale et stratégique [3]. Encore faudrait-il rappeler qu’il eût été difficile de maintenir dans la durée cet engagement militaire risqué sans augmentation à terme des effectifs. Or, il s’est trouvé peu de nations européennes pour accepter de participer à une force multinationale permettant de partager le fardeau. D’autre part, le redéploiement des troupes américaines autour de Deir ez-Zor, dans l’Est syrien, et le maintien d’une force à Al-Tanaf, près des frontières avec la Jordanie et l’Irak, compense partiellement le retrait depuis la zone frontalière turco-syrienne. Enfin, l’engagement occidental dans la région relève non pas de l’OTAN, mais d’une coalition de « bonnes volontés » [4]. Comme indiqué plus haut, ce sont les alliés européens qui ont refusé la mondialisation de l’OTAN et demandé son recentrage sur la zone euro-atlantique. Tous n’accordent pas le même intérêt stratégique aux questions moyen-orientales et ceux qui sont les plus engagés dans cette zone, à l’instar des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni, préfèrent tenir l’OTAN et leurs alliés à l’écart de leurs affaires propres. Aussi ne saurait-on arguer de désaccords au Moyen-Orient pour remettre en cause l’OTAN et ses missions. Quant à l’intervention turque dans le Nord Syrien, elle ne constitue pas un tournant stratégique qui mettrait en évidence la mort de l’OTAN [5].
En somme, Emmanuel Macron donne le sentiment de vouloir monter en épingle les désaccords interalliés au Moyen-Orient, aussi vieux que l’OTAN (on pense à la crise de Suez, en novembre 1956), pour justifier son projet de défense européenne. Passons sur l’idée que tout commencerait avec sa présidence [6].
De fait, le Président français a formulé une politique européenne, notamment sur le plan militaire, et affiche son volontarisme en la matière. Serait-ce donc là vertu ? Quand la décision opportune prend en compte les données et antécédents de la situation, ses ambiguïtés, ses servitudes et ses virtualités, le volontarisme consiste à élaborer de manière abstraite une politique, en négligeant les circonstances, les conditions et les résistances. En l’occurrence, le discours présidentiel n’a pas suscité un grand écho. Institutionnalisée en 2017, la CSP (Coopération structurée permanente) n’a pas constitué un « noyau dur » d’États volontaires et militairement actifs. Il s’agit d’une « Europe des capacités », axée sur des coopérations militaro-industrielles, reposant sur des programmes franco-allemands (système de combat aérien et char du futur) qui se révèlent difficiles à négocier [7]. L’« Initiative européenne d’intervention », sur laquelle Emmanuel Macron revient, ne compense pas le demi-échec de la CSP. Pourtant, il veut croire que la défense européenne prend forme et pourrait prendre le relais de l’OTAN. Deux questions se posent : la France a-t-elle la légitimité, la volonté et les moyens de prendre la direction des affaires militaires européennes et d’élargir sa dissuasion aux pays couverts par le « parapluie » américain ? Sinon, la France et ses partenaires sont-ils prêts à se fondre dans une fédération européenne, avec une tête politique, une chaîne de commandement et de puissants muscles ? Nenni. Selon toutes probabilités, l’hypothétique « mort cérébrale » de l’OTAN serait rapidement suivie du retour au « chacun pour soi », avec des jeux d’alliances et de contre-alliances. Sans les États-Unis et l’OTAN, l’unité européenne se révèlerait précaire [8].
Faux tragique et misère de l’historicisme élyséen
A ce stade de l’analyse, le constat de décès de l’OTAN semble donc dressé afin de démontrer le bien-fondé d’une future défense européenne sous la direction de la France. A l’évidence, les autres chefs d’État et de gouvernement de l’Union ne voient pas les choses ainsi, mais les objections et la faiblesse des facteurs porteurs ne sont pas prises en compte : il faudrait être imbécile ou mal intentionné pour ne pas comprendre l’évidence de la politique européenne préconisée par Emmanuel Macron. Le plaidoyer s’inscrit dans une analyse plus générale des menaces, encore qu’il peine à nommer les choses. Au Moyen-Orient, tous les malheurs semblent venir de la Turquie, les agissements du régime chiite islamique qui sévit à Téhéran n’étant pas mentionnés. L’Iran n’est nommé que pour rappeler les bienfaits du multilatéralisme et de la pseudo-médiation que mène Paris.
A l’échelon planétaire, la République populaire de Chine (RPC) et la Russie sont traitées avec une considération dont ne bénéficient pas toujours des pays alliés et partenaires qui présentent le défaut de contrarier les vues présidentielles. Emmanuel Macron fait part du « respect » qu’il témoigne à l’égard de ces puissances révisionnistes, du fait de la « souveraineté » qu’elles manifestent. La manière dont elles en font usage n’importerait-elle donc pas ? Ne faudrait-il pas contrarier les promesses mirifiques récoltées lors du dernier voyage présidentiel (voir entre autres le contrat sur la mise en scène par le Puy-du-Fou de la vie de Shi Huangdi, le Premier Empereur) [9] ? Nonobstant les propos tenus par ailleurs, ce discours d’apaisement donne le sentiment qu’il n’y a là aucun défi existentiel, sinon des parts de marché et la maîtrise de technologies clefs. Du reste, la Chine populaire est implicitement campée en une lointaine puissance d’Asie-Pacifique, engagée dans un face-à-face avec les États-Unis qui ne concernerait pas véritablement l’Europe. Et pourtant ! Conjuguant les enseignements de Mao et Mahan, Pékin projette désormais sa puissance sur un arc qui va de l’Arctique à la Méditerranée. Une Europe provincialisée, sans le balancier américain, serait-elle en mesure de contenir la Chine populaire ?
Plus encore, ce faux tragique (« C’est grave, mais cela va bien se passer ») inspire le portrait macronien de la Russie-Eurasie. Se livrant à un pur exercice d’anticipation, le président français affirme que la Russie serait en quelque sorte un morceau d’Europe voué à solidariser ses destinées avec l’Union européenne, la diplomatie française ayant pour tâche d’établir un pont. Contre l’évidence des faits, il se réfère à un chimérique G2 américano-chinois contre lequel la Russie et l’Europe devraient conjuguer leurs forces. Bref, l’« Europe de Lisbonne à Vladivostok » bien qu’il évite cette formule utilisée voici près d’une décennie par Vladimir Poutine. Employée lorsque Barack Obama pratiquait à l’égard de Pékin la diplomatie de la main tendue, l’expression de G2 s’est pourtant révélée vaine. Depuis, nous en sommes plutôt au « piège de Thucydide » et à la crainte d’un conflit hégémonique entre les États-Unis et la Chine populaire.
S’il existe un semblant de G2, c’est du côté de l’alliance de facto entre Pékin et Moscou qu’il faut chercher. A l’horizon se profile le spectre d’une Eurasie sino-russe qui ferait de l’Europe un « petit cap de l’Asie ». Significativement, l’expression en vigueur à Moscou est désormais celle d’un grand espace, « de Lisbonne à Tokyo et Shanghaï », voire jusqu’à Djakarta. Emmanuel Macron n’en a cure et s’en tient à l’idée selon laquelle la Russie serait profondément européenne (cf. le discours aux ambassadeurs du 27 août 2019) [10]. La journaliste de The Economist lui fait remarquer qu’il fonde son analyse sur la logique, non pas sur le comportement de la Russie. Mais le Président français estime que Vladimir Poutine n’a jamais fait que réagir au « superego » des États-Unis et à l’expansion des instances euro-atlantiques. Autrement dit, les éléments de langage de la politique russe sont intégrés. Rappelons simplement que la signature du traité de Tachkent (1992), qui est à l’origine de l’OTSC (l’« OTAN russe »), la doctrine de l’« étranger proche » (1992) ou encore l’institution du Groupe de Shanghaï (1996) ont précédé l’élargissement de l’OTAN et de l’Union européenne [11].
Surtout, l’Europe dont Emmanuel Macron se fait le héraut n’a guère de chair, moins encore d’âme. Il n’est pourtant pas de civilisation qui ouvre sur l’Universel et prétende incarner de matière exemplaire les virtualités du genre humain. Ainsi l’Occident est-il l’expression d’une civilisation de la personne. L’Homme y est pensé comme un agent moral, doté du libre arbitre, dont le destin transcende la Création. A contrario, la réduction d’une collectivité politique à l’impératif d’autoconservation est le signe d’une profonde décadence. Au regard de cet entretien, nous y sommes. Certes, ce n’était pas le lieu d’une dissertation philosophique sur la métaphysique de la subjectivité, la « mort de Dieu » et, consécutivement, celle de l’Homme. En quelques mots forts, le Président français aurait pourtant pu exprimer une « grande idée », donner un supplément d’âme à sa politique. Rien ou si peu. A le lire, l’Europe n’est qu’un consortium d’États, réduits à une portion des terres émergées, qui devraient mutualiser leurs moyens afin de conserver une certaine masse critique. D’aucuns objecteront qu’il parle d’humanisme. Nous rappellerons que le terme, de facture récente, n’est certainement pas synonyme de renaissance et ne renvoie à aucune haute spiritualité. Il est plutôt l’expression du scientisme et du petit rationalisme du XIXe siècle, à l’origine d’un historicisme progressiste et naïf. Quant au couplet sur l’État de droit, la démocratie et le marché, il est tout aussi sec que les critères de Copenhague [12]. La critique superficielle de la thèse de la « fin de l’Histoire » et le coup de patte aux néo-conservateurs sont des plus conventionnels. En dernière analyse, croit-on vraiment que ceux-ci portent la responsabilité du chaos moyen-oriental ? Que l’on relise Bernard Lewis et quelques bons auteurs ! Ne reprocherait-on pas à ceux désignés comme « néo-conservateurs" [13] de ne point céder au masochisme occidental ou à l’illusion du repli derrière de fragiles parapets ?
La France, l’OTAN et l’Europe du grand large
Il convient ici de rappeler l’importance pour la France de ses alliances occidentales dont l’OTAN constitue la plus forte expression politico-militaire. Dans l’entretien accordé à The Economist, le partenariat stratégique bilatéral entre Paris et Londres est bien évoqué. Le 2 novembre 2010, Nicolas Sarkozy et David Cameron ont en effet ouvert un nouveau chapitre et signé les accords de Lancaster House, soit un traité sur la coopération de défense et de sécurité, complété par une déclaration sur ses enjeux, et un traité sur la simulation nucléaire. Les deux principales puissances militaires européennes, à vocation mondiale, renforcent leur coopération selon une logique intergouvernementale. En réponse à l’agression russe sur l’Ukraine, le Royaume-Uni s’est porté à l’avant-pointe des mesures de réassurance (sommet de Newport, 4-5 septembre 2014). Depuis, la préparation du Brexit, après le référendum du 23 juin 2016, s’accompagne de déclarations visant à rassurer quant à la solidarité atlantique [14]. Aussi le Brexit ne signifie-t-il pas un retour au « splendide isolement », le gouvernement britannique affichant sa volonté d’assumer ses responsabilités. Le 12 septembre 2017, Londres a publié un document sur « la politique étrangère, la défense et le développement » [15]. Le Royaume-Uni y affirme qu’il souhaite dans l’avenir un partenariat privilégié avec l’Union européenne, « une relation plus étroite que n’importe quel partenariat actuel avec un pays tiers », fondée sur « la croyance profonde, historique, dans les mêmes valeurs que celles défendues par les Européens : la paix, la démocratie, la liberté et l’état de droit sur notre continent et au-delà ». Au regard de l’étroite coopération militaire franco-britannique, il devrait revenir à Paris de proposer une forme précise d’association. En l’état des choses, c’est la chancelière allemande, Angela Merkel, qui a émis l’idée une sorte de Conseil de sécurité européen auquel Londres participerait. Il est évident que si le Président français avait l’intention d’y faire entrer un pays agresseur, pour ne pas nommer la Russie, une telle initiative serait vidée de son sens.
Le lien franco-britannique et, à l’échelon mondial, l’unité du trio occidental Washington-Paris-Londres, sont cruciaux pour la France, puissance de premier plan qui doit penser et concevoir sa diplomatie et sa stratégie au niveau planétaire. On songe au statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, à la force de frappe ou encore à ses interventions sur des théâtres extérieurs. Les positions que la France tient en Afrique sont également à l’esprit. En janvier 2013, seule une intervention « coup de poing » au Mali (l’opération « Serval ») avait permis d’éviter l’effondrement de cet État post-colonial, bousculé par des forces islamistes. Depuis, la mission « Barkhane » interdit la constitution d’un « Sahelistan », source de déstabilisation pour l’ensemble de l’Afrique, avec des répercussions jusqu’en Europe. Rappelons à cet égard le rôle de l’alliance franco-américaine dans la conduite de cette opération (voir la coopération Paris-Washington en matière de logistique et de renseignement). Au Moyen-Orient, la montée en puissance de l’Iran, son programme balistique et la reprise du programme nucléaire sont autant de menaces qui ne pourront plus longtemps être minorées [16]. Rappelons à ce propos que le Guide suprême, Ali Khamenei, et Hassan Rohani, ont refusé la main tendue de Donald Trump et instrumentalisé Emmanuel Macron (on pense au G7 de Biarritz et au fiasco diplomatique de New-York, lors de l’Assemblée générale de l’ONU, en septembre dernier). Venons-en à la « plus grande France », présente sur toutes les mers du monde, plus particulièrement dans les océans Indien et Pacifique [17]. Ainsi est-elle pleinement engagée dans cette région Indo-Pacifique dont l’importance géostratégique est grandissante. Dans cette partie du monde, les alliances européennes, exception faite du Royaume-Uni, ne sont pas déterminantes. En revanche, la « relation préférentielle » avec les États-Unis est décisive. Plus largement, les liens étroits tissés avec l’Inde et l’Australie, doublés de grands contrats d’armements, ainsi que le partenariat de défense franco-japonais, rapprochent Paris du « Quad » Indo-Pacifique (Washington, Tokyo, Canberra, New-Delhi).
Loin de contraindre la France, l’OTAN et la « barrière de l’Est » qu’elle forme, en assurant la stabilité géopolitique du continent européen, lui confèrent une plus grande latitude d’action pour conduire son action diplomatico-stratégique sur des théâtres extérieurs [18] . A rebours de ce que les anti-Américains et les contempteurs de l’OTAN affirment, le président français convient du fait que l’Alliance atlantique ne constitue en rien un carcan. Dans l’affaire turque, c’est d’ailleurs ce qu’il lui reproche : l’OTAN n’a pas le droit ou la possibilité d’empêcher une intervention militaire d’Ankara dans le Nord syrien [19]. Sur le plan opérationnel, Emmanuel Macron concède également le bon fonctionnement de l’OTAN. Il faut en outre souligner l’importance de la « relation particulière » entre Washington et Paris, avec toutes ses retombées en matière de partage du renseignement, de mise en réseau des radars, senseurs et capteurs qui permettent d’élaborer une image globale et précise de la situation stratégique, d’interopérabilité des forces. Nul doute que si cette « relation particulière » et l’OTAN disparaissaient, la France verrait son pouvoir et son influence se rétrécir brutalement. Par hypothèse, quel serait son rôle sur les confins occidentaux d’une Grande Eurasie sino-russe ? La gardienne des plages de Normandie ? Aussi serait-il suicidaire de contribuer au sabordage de l’OTAN, en s’engageant dans une politique qui consisterait à former une sorte de « Grossraumwirtschaft », en bref une combinaison des idées de Karl Haushofer et d’Anton Zischka, revues et corrigées par Alexandre Douguine. Certes, il faut réfléchir à la transformation, continue au demeurant, de l’OTAN, accroître le rôle des alliés européens en son sein et dans des formats spécifiques, prévoir des options stratégiques qui permettent de compenser les incertitudes de la Turquie. Mais de grâce, ne travestissons pas les réalités stratégiques en utilisant une formule-choc qui a pour seul vertu de faire chavirer les âmes sur les bords de la Moskva.
En conclusion
Au total, l’observateur ne peut que s’interroger sur la raison d’être du long entretien accordé par Emmanuel Macron, tant dans la forme que sur le fond. Tout d’abord, que révèle donc cette volonté de s’attarder aussi longuement sur les tenants et aboutissants de la diplomatie conduite par le président français (plus de 40 000 signes). Le format est bien trop long pour qu’il s’agisse d’un simple exercice de sémantique à l’attention de ses homologues [20]. S’agirait-il d’une tendance irrépressible à la sur-analyse (un « syndrome Obama ») ou de la volonté de sculpter sa statue pour la postérité ? Lorsque l’ancien président américain s’était prêté à l’exercice, il l’avait fait à la fin de son second mandat, avec un regard a posteriori sur la politique étrangère qu’il avait menée. A la lecture du présent entretien, l’observateur est frappé par la dimension performative du discours présidentiel. Quand Emmanuel Macron ne considère pas comme acquises et décisives quelques modestes réalisations, le temps long sert de prétexte pour justifier le bien-fondé de ses initiatives. Une échappatoire ?
Au vrai, le contenu est plus inquiétant. L’exercice de géopolitique auquel il se livre est de facture technicienne et il néglige la longue durée ainsi que les rémanences historiques, sources de nombreux enseignements sur le comportement passé et futur des acteurs géostratégiques. Le primat accordé aux données matérielles et le dédain quant aux représentations géopolitiques russes le conduisent à négliger l’intention stratégique du Kremlin et le revanchisme des hommes qui dirigent et possèdent ce pays. Le retour fréquent sur le terme de « souveraineté », sans considération pour les fins supérieures et le bien commun, révèle aussi une certaine fascination pour la force et la politique pure. Enfin, cette prétention affichée à tout vouloir bouleverser, plutôt que de maintenir, au risque d’accélérer les dialectiques que l’on prétend contrarier, n’est pas adéquate. En ces temps périlleux, l’homme supérieur doit se poser en « Aufhalter » (le « Katechon » de saint Paul) et œuvrer dans le sens d’un monde stable, équilibré et mesuré.