Depuis son entrevue avec Poutine à Brégançon, le 19 août dernier, Emmanuel Macron a esquissé les contours d’une nouvelle doctrine russe, en partie exposée lors du G7 de Biarritz puis dans le traditionnel discours présidentiel prononcé devant les ambassadeurs (27 août 2019). Plus exactement, il s’agit d’arguments d’autorité et d’attentes concernant l’avenir des relations avec la Russie, le tout sur fond de volontarisme proclamé. Passons sur les truismes habituels du type : « la Russie est incontournable », il faut donc lui « parler » et entamer un « dialogue » (socratique ?). Les concessions sémantiques, les complaisances et le caractère performatif du discours sur la Russie sont plus inquiétants. Ils laissent à penser que les servitudes de la situation, les temps longs de l’Histoire et la réalité du projet géopolitique russe ne sont pas véritablement intégrés.
D’inquiétantes complaisances
Ainsi en va-t-il de l’affirmation selon laquelle les Occidentaux, du fait de l’élargissement à l’Est des instances euro-atlantiques (OTAN et Union européenne), seraient responsables des agissements du Kremlin et de la mise en œuvre d’un projet géopolitique révisionniste et agressif. De facto, Emmanuel Macron entérine la rhétorique de l’« humiliation » et de la culpabilité occidentale, ce qui est perçu à Moscou comme une victoire. De prime abord, les Occidentaux n’ont pas à s’excuser du fait que leur stratégie de containment ait tenu bon, et ce jusqu’à ce que la Guerre Froide se termine par le naufrage du système communiste international et la destruction du totalitarisme soviétique. Quant à la dislocation de l’URSS, ce sont des dirigeants issus de la nomenklatura soviétique qui en ont décidé pour ensuite se partager les dépouilles. Rappelons que George Bush père est allé jusqu’en Ukraine pour plaider la cause du nouveau traité fédératif soviétique proposé par Mikhaïl Gorbatchev (voir le « Chicken Kiev speech » du 1er août 1991).
Après la césure 1989-1991, le grand péril était le possible basculement des pays d’Europe centrale et orientale dans le chaos et la guerre, ce que le cours des événements en ex-Yougoslavie laissait redouter (la Yougoslavie éclate en 1991). Parallèlement, les luttes politiques à Moscou ont tôt vu s’affirmer un puissant courant « communiste-patriote » hostile à l’Occident, qui crie revanche. Dès 1992, la doctrine de l’« étranger proche » prend forme. Elle a pour axe directeur l’idée selon laquelle les républiques ex-soviétiques, voire d’autres pays longtemps satellisés, ne seraient que de pseudo-Etats destinés à incorporer une sphère d’influence russe. Schématiquement, nombre de dirigeants russes revendiquent depuis la négociation d’un nouveau Yalta (le « Yalta » fantasmé comme partage du monde). A raison, Baltes, Polonais, Roumains, Géorgiens et divers peuples ayant souffert de l’oppression russo-soviétique s’en inquiètent. Finlandais, Suédois et quelques autres également. Leur intelligence des temps longs de l’histoire excéderait-elle celle du Président français ?
C’est dans ce contexte et pour ces raisons que les dirigeants occidentaux ont finalement accepté d’élargir l’OTAN et l’Union européenne à l’« Occident kidnappé » (Milan Kundera). Précipitation malvenue ? Au total, ce processus historique aura duré une quinzaine d’années et il n’est d’ailleurs pas achevé. Selon un raisonnement paradoxal, c’est le manque de confiance dans les intentions du Kremlin qui expliquerait l’hostilité de la Russie. L’incorporation des pays d’Europe centrale et orientale dans l’OTAN aurait généré l’insécurité. Il faut pourtant constater que la Géorgie et l’Ukraine, pressenties pour entrer dans l’OTAN mais demeurées sur le seuil, ont subi une offensive russe. A l’évidence, maintenir ces pays hors du périmètre de sécurité a été interprété à Moscou comme un « feu orange ». Enfin, le schéma tiers-mondiste selon lequel il y aurait ici-bas des « hommes-causes », responsables du mal sur terre, et des « hommes-effets » ne faisant que réagir, n’est pas tenable. La Russie constitue un sujet politique autonome et ne se contente pas d’apporter des réponses aux initiatives occidentales. Ses dirigeants ont leur propre vision du monde, poursuivent des objectifs politico-stratégiques précis et ils sont actifs à la manœuvre.
De Lisbonne à Vladivostok ?
L’évocation d’une grande Europe, « de Lisbonne à Vladivostok », constitue une autre concession majeure à la dialectique poutinienne. De fait, le Président russe emploie l’expression dès 2011. Il affirme ainsi les limites spatiales d’un ambitieux partenariat fondé sur l’énergie, les techno-sciences, l’économie et la culture. Ce projet est en rupture avec le partenariat Union européenne-Russie pensé et conçu dans les années 1990. Celui-ci s’inscrivait dans la perspective d’une transition de la Russie vers l’Etat de droit, la démocratie libérale et l’économie de marché. Assez rapidement, il est apparu que les dirigeants russes privilégiaient une variante nationale du système chinois : verrouillage politique, capitalisme monopolistique d’Etat et mondialisation asymétrique. Sous la direction de Vladimir Poutine, cette « voie de développement » l’a emporté sur le modèle occidental. Ce ne sont pas les éventuelles maladresses et erreurs d’analyse des prédécesseurs d’Emmanuel Macron qui expliquent le cours des événements. Les choix opérés par Vladimir Poutine et son entourage expriment une vision du monde, une stratégie, un mode d’exercice du pouvoir et un état de la société russe.
Selon les propos d’Emmanuel Macron, l’« Europe, de Lisbonne à Vladivostok », devrait être le cadre d’une nouvelle « architecture de sécurité et de confiance ». La formulation est ambiguë car elle exclut les Etats-Unis ainsi que le Canada, membres de l’OTAN. Précédemment, le Président français n’a d’ailleurs pu s’empêcher de rompre quelques lances contre une alliance dont la France est pourtant un membre fondateur, alliance dont la vitalité est essentielle à la liberté et à la défense de l’Europe. Toujours cette vieille propension à ruser sur l’axe Est-Ouest, sans autre satisfaction que de marquer sa différence. Par ailleurs, les mesures de confiance et de sécurité relèvent d’une organisation, l’OSCE (Organisation de sécurité et de coopération en Europe), dont l’aire géographique, de Vancouver à Vladivostok, couvre l’Amérique du Nord, l’espace euro-atlantique et le russo-sibérien. Or, depuis le milieu des années 2000, le pouvoir russe s’est employé à ruiner les normes et règles de juste conduite censées régir ce vaste ensemble spatial : retrait du traité sur les Forces conventionnelles en Europe, irrespect du Document de Vienne, viol du traité sur les Forces nucléaires intermédiaires, agressions armées et remaniement militaire des frontières.
S’il est déjà difficile de concevoir une nouvelle architecture de sécurité en Europe avec le pays qui la menace, on n’ose imaginer ce que pourrait être le projet plus ambitieux d’organisation politique d’un ensemble spatial Lisbonne-Vladivostok. Sous un certain angle, le discours présidentiel laisse penser que cette grande Europe reposerait sur deux piliers : l’Union européenne à l’Ouest, la Russie à l’Est. Cela supposerait une Union européenne dotée de plus de substance, i.e. un acteur global capable de poser des actes de souveraineté. Si un tel « empire coopératif » (Robert Cooper) prenait forme, le magnétisme qu’il exercerait sur son environnement géopolitique susciterait probablement plus de tensions encore avec la Russie. En vérité, l’Union européenne et ses Etats membres n’en prennent pas le chemin, les difficultés rencontrées invitant plutôt à temporiser. Ainsi Emmanuel macron n’a-t-il pu convaincre l’Allemagne d’aller plus loin dans l’intégration politique. Il faut même penser que cette déception explique la volonté de négocier directement avec la Russie, selon une logique bilatérale. Le Président français serait-il donc acquis aux vertus du « gaullo-maurrassisme » ?
La « Russie-Eurasie » n’est pas européenne
Le « story-telling » et l’élaboration de narratifs tenant lieu de conception du monde, le rapprochement franco-russe est accompagné des habituelles références historico-littéraires, sur le thème « Poutine-Pouchkine ». En fait, ce sont les mânes de Dostoïevski, grand panslaviste devant l’Eternel, celles de Voltaire et de Diderot, acquis au despotisme de Catherine II, qui ont été évoquées. La trame de ce méta-récit : « La Russie est profondément européenne ». Rien n’est moins évident. Appréhendée sur le plan de la géohistoire et des configurations spatiales, de la culture et des orientations géopolitiques, la Russie apparaît comme profondément eurasiatique : cette « Russie-Eurasie » n’est pas et ne se pense pas comme une portion d’Europe vouée à s’unir à l’ancien Occident (l’Europe occidentale et centrale). Les deux siècles et demi de joug mongol ont exercé une profonde empreinte, une époque mise à profit par la Moscovie pour prendre l’ascendant sur les principautés issues de la Rus’ médiévale. Lorsqu’elle s’émancipe de la domination mongole, c’est pour tourner le dos à l’Occident, prendre le contrôle de la Volga (un fleuve asiapète) et franchir l’Oural. Sous Pierre le Grand, c’est comme puissance conquérante que l’Empire russe se tourne vers l’Europe.
Au vrai, il n’y aurait pas grand sens à reprocher à la Russie son caractère eurasiatique, d’autant plus que cette histoire compte de grandes époques et des pages épiques. Simplement, c’est une question de faits et de vérité historique. A cheval sur plusieurs mondes, l’identité russe est composite et le continent européen prend fin quelque part entre Varsovie et Moscou, l’isthme Baltique-mer Noire fournissant un repère géopolitique. En toute rigueur, la Russie ne saurait donc être qualifiée de « profondément européenne ». Dès le XVIIIe siècle, la découverte de la civilisation des Kourganes, de la Sibérie aux steppes pontiques, interpellait les élites intellectuelles : les Russes ne seraient-ils pas des Asiates de l’Ouest plutôt que des Européens de l’Est ? Par la suite, slavophiles et doctrinaires orientaux du panslavisme ont élaboré une conception du monde renouvelée par les penseurs eurasistes. L’un d’entre eux, Piotr Savitsky (1895-1968), décrit la Russie comme formant un « troisième continent », avec des caractéristiques distinctes de l’Europe et de l’Asie, tant sur le plan de la géologie, du climat et de la botanique que sur celui des langues. Influencé par la théorie du Heartland, il considère la Russie-Eurasie comme le centre de gravité géopolitique de l’Ancien Monde.
L’eurasisme n’est pas réductible à une idéologie, au sens marxiste du terme, i.e. une « fausse conscience » manipulée par la classe dominante. Il s’agit d’une conception du monde, qui exprime nombre de vérités sur la Russie, une « Weltanschauung » bien plus partagée qu’on ne le pense. Au milieu des années 2000, avant que la Russie et l’Occident ne basculent dans une nouvelle guerre froide, des études d’opinion réalisées par le Centre Levada ont montré que la grande majorité des Russes définissait leur pays comme un « Etat eurasien » devant suivre sa propre « voie de développement ». A la même époque, Dmitri Trenine écrivait : « Russia leaves the West » (Foreign Affairs, été 2006). Des forces profondes sont à l’œuvre, la Russie, après le bref tropisme occidental qui suivit la fin du communisme, retrouvant son barycentre. Aujourd’hui, les dirigeants russes ne se réfèrent plus guère à l’« Europe de Lisbonne à Vladivostok », simple produit d’exportation dans la « guerre de l’information ». Ecoutons l’influent Sergueï Karakanov : la Russie n’est plus une « province européenne (mais) un centre de pouvoir atlantico-pacifique » dont l’espace de référence va « de Lisbonne à Tokyo et Shanghaï ». (Russia in Global Affairs, février 2017).
En guise de conclusion
Le discours présidentiel sur la Russie ne va donc pas sans sophismes et paralogismes. Surtout, il occulte des pans entiers de la réalité russe, certes complexe et contradictoire, et semble céder à l’illusion du performatif (« Quand dire, c’est faire »). Au-delà pourtant, on croit comprendre que les enjeux essentiels qui sous-tendent une nouvelle relation avec la Russie sont liés à l’affirmation de la Chine populaire, avec les risques et menaces induits. Afin de contrebalancer Pékin, il serait donc urgent de rallier la Russie. Bien entendu, cette préoccupation n’est pas exclusivement française. Les grandes revues américaines de politique internationale regorgent d’articles sur la Chine et la nécessité d’un « Nixon in reverse ». Donald Trump lui-même aurait-été tenté par un tel scénario géopolitique, son apparent « philo-poutinisme » ne relevant pas de seuls affects personnels ou d’un goût avéré pour la provocation.
Il reste que le monde de la vie et des rapports de puissance n’est pas la scène d’un vaudeville géopolitique, avec des portes qui claquent, des alliances qui se nouent et se dénouent en fonction de « paroles verbales ». L’alliance tissée au fil des ans entre Moscou et Pékin repose sur des forces profondes, avec à l’arrière-plan le déplacement des équilibres de puissance vers l’Orient. Décidé à marauder dans le sillage de la nouvelle superpuissance, Vladimir Poutine éprouve le sentiment d’être dans le sens de l’Histoire. En ligne de mire, une Grande Asie de Shanghaï à Saint-Pétersbourg ? Sans doute est-il possible de prendre des initiatives pour ralentir le rapprochement toujours plus étroit de Pékin et Moscou. Encore importe-il de ne pas s’embarquer dans un projet artificiel et constructiviste. La fin poursuivie est des plus improbables et cette géopolitique hors-sol ne doit pas mettre en péril l’unité et la cohésion des alliances.