Pour la première fois en quarante ans de Constitution, une motion de censure parlementaire a prospéré et permis un changement de gouvernement sans que les électeurs ne soient convoqués aux urnes. Pedro Sánchez, dans un coup politique, non seulement habile et tactique, mais peut-être indispensable à l’égard des électeurs de gauche, a présenté une motion de censure contre le gouvernement Rajoy après que fut rendue publique une sentence en première instance dans un procès impliquant l’ancien trésorier du Parti populaire (PP), plusieurs anciens militants et chefs d’entreprise. Ce premier volet de l’affaire dite « Gürtel » mettait au grand jour un processus de déliquescence du PP lié à des pratiques financières illégales.
Depuis deux ans, les « affaires » ne cessaient d’accabler le PP. Mariano Rajoy, fidèle à sa méthode temporisatrice, se réfugiait derrière les mesures disciplinaires que le parti avait, à sa demande, prises à l’encontre des personnes soupçonnées. Mais jamais il ne proposa un plan crédible de lutte contre la corruption. Il faut dire que la multiplication des scandales éclabousse tous les partis et le PSOE a non seulement un passé judiciaire en la matière, mais aussi un avenir avec le procès actuellement en cours en Andalousie. Le PSOE et la Junte d’Andalousie sont soupçonnés d’avoir détourné le mécanisme de plans sociaux pour financer la vie du parti. Emplois fictifs, détournements de fonds, financement illégal de campagnes électorales : ces remugles de la vie démocratique n’ont pas fait l’objet d’une prise de conscience par la classe politique alors que l’opinion publique est désormais hérissée contre ces abus.
Une coagulation des « non »
Mariano Rajoy est tombé victime d’une forme d’insensibilité à l’égard des ravages politiques de ces affaires et d’une approche trop strictement rationnelle du jeu politique. Pouvait-il anticiper qu’une semaine après avoir voté le budget, les cinq députés du Parti national basque (PNV) allaient lâcher le gouvernement du PP et mêler leurs voix à la « coalition Frankenstein » dont Pedro Sánchez avait besoin pour arriver à la Moncloa ?
La censure, en Espagne, est constructive. On ne fait pas seulement tomber un gouvernement, on élit un autre président du gouvernement. Là résidait l’espoir secret de Rajoy que la motion ne pourrait pas passer. Mais l’exaspération des uns et des autres a formé une coagulation des « non » capable de ne pas se poser la question du « oui » à Pedro Sánchez. Le leader socialiste serait président du gouvernement. Mais sa marge de manœuvre serait si étroite qu’il ne serait pas un obstacle au déploiement des stratégies des différents partis. C’est ainsi qu’il faut interpréter le vote des 17 députés indépendantistes catalanistes (8 du Parti démocrate européen de Catalogne – PdeCAT – et 9 de Esquerra republicana de Cataluña). Voter pour Sánchez n’était qu’un non à Rajoy… En outre, en votant la censure, certains députés du PdeCAT avaient le sentiment de marginaliser un peu Carles Puigdemont qui, depuis Berlin, était hostile au vote de la motion de censure. Car Rajoy était un bon épouvantail qui permettait l’unité factice de l’indépendantisme.
Podemos devenu un acteur majeur
Le PSOE a obtenu aussi les voix de Podemos. Même si Pablo Iglesias rêvait d’un gouvernement de coalition – ce qu’il n’a pas obtenu –, les députés de Podemos deviennent des acteurs majeurs d’une nouvelle majorité parlementaire, position infiniment plus gratifiante que celle de force d’opposition. Cette « majorité Frankenstein » est revenue sur le devant de la scène, dans un contexte différent de celui de 2016. Entre temps, la crise catalane a entraîné une crise politique majeure. La nature et l’identité des partis nationalistes (PdeCAT et ERC) ont changé.
Pedro Sánchez est donc le nouveau président du gouvernement. Sa position parlementaire est redoutablement complexe : son groupe parlementaire compte 84 députés, tandis que le groupe du Parti populaire en a 137 ! La présidence des Cortés et le bureau de l’Assemblée restent contrôlés par le PP et Ciudadanos (C’s). Au Sénat, le PP dispose de la majorité absolue. Le nouveau président ne dispose que de deux atouts : il est devenu le maître du calendrier électoral (c’est le président et lui seul qui décide de la date des élections) ; un état de grâce que traduisent les premiers sondages. Mais si le premier atout est institutionnel et donc solide, le second est volatile.
Un bon gouvernement
Pour consolider son capital politique, Pedro Sánchez a d’abord composé un bon gouvernement. L’effet d’affichage de 11 femmes pour 6 hommes a marqué les esprits. Mais au-delà, c’est la compétence des nouveaux ministres qui a frappé les esprits. L’équipe économique, avec Maria Calviño (Économie), María Jesús Montero (Finances), Magdalena Valerio (Travail), María Reyes Maroto (Industrie), est bien vue à Bruxelles et par les milieux économiques espagnols. Quelques poids lourds politiques avec Carmen Calvo (vice-présidente), Margarita Robles (Défense), Meritxell Batet (Politique territoriale et Fonction publique), sans oublier José Borrell (Affaires étrangères) assurent à ce gouvernement une assise solide. Enfin, quelques personnalités issues de la société civile comme le juge Fernando Grande Marlaska (Intérieur) et l’astronaute Pedro Duque (Sciences et Innovation) donnent à ce gouvernement une dimension centriste. On sait que ces deux noms étaient courtisés par Ciudadanos en vue des prochaines échéances.
Certes, il y a eu le faux-pas de la nomination de Maxim Huerta au ministère de la Culture. Ce journaliste dont la gloire et l’œuvre n’étaient que médiatiques a dû démissionner une semaine après sa nomination. Il avait détourné la législation fiscale pour réduire son impôt sur le revenu et avait été mis à l’amende par le fisc espagnol. Même cet incident a plutôt joué en faveur de Pedro Sánchez. La rapidité avec laquelle il a pris la décision de le démettre tranchait avec la temporisation de Rajoy.
Dans le jeu européen
De même, les premières décisions de Pedro Sánchez visent à créer une nouvelle dynamique. La décision d’accueillir l’Aquarius dans le port de Valence visait, outre la dimension humanitaire, à replacer l’Espagne dans le jeu européen. L’une des lacunes du gouvernement Rajoy, tout au redressement économique du pays [1], est sans doute une quasi-absence des débats européens. Sánchez semble passer à la manœuvre en allant rapidement à Paris où il est bon d’être « adoubé » par le président Macron (qui fascine les Espagnols), à Berlin et à Lisbonne. Au sommet européen de fin juin, l’Espagne a participé à l’élaboration de l’accord migratoire. Peu importe que cet accord soit techniquement flou, l’acquis politique est indéniable et répond aux attentes d’un courant progressiste qui pèse en Espagne.
En politique intérieure, Pedro Sánchez a retrouvé les accents de José Luis Rodríguez Zapatero. En annonçant son intention d’exhumer le corps de Franco de la basilique du Valle de los Caídos, Sánchez rend hommage à la loi de mémoire historique de 2007 et surtout réactive le clivage gauche-droite. Si le PP tombe dans le piège tendu, Sánchez aura gagné son pari. De même, une loi sur l’euthanasie, qui deviendrait « un service public », vient nourrir l’imaginaire progressiste. Car sur le plan socio-économique, Pedro Sánchez est contraint par le choix qu’il a fait de préserver le budget voté par la précédente majorité. Ce budget, qu’il dénonçait comme anti-social et que Podemos condamnait, est le cadre de fer de sa politique jusque fin 2018.
La crise catalane
On mesure là l’extrême étroitesse du chemin que tente de se frayer le nouvel exécutif. Or à ces difficultés s’ajoute la crise catalane qui est loin d’être résolue. Si la nomination de José Borrell aux Affaires étrangères a rassuré les anti-indépendantistes – depuis plusieurs années, ce « Catalan, Espagnol et Européen », comme il se définit, mène un combat intellectuel et politique pour dénoncer les dangers du nationalisme indépendantiste –, le soutien des indépendantistes (PdeCAT et ERC) lors de la motion de censure inquiète ces mêmes anti-indépendantistes.
Pedro Sánchez a déclaré au Congrès que « le temps où le gouvernement compliquait la situation en Catalogne est révolu ». Facile attaque contre le PP et grande imprudence face à des indépendantistes qui n’ont renoncé à rien ! Le nouveau président catalan, Quim Torra, appelle à recréer un « moment 1er octobre » en référence au référendum illégal de l’an dernier. ERC, lors de son conseil politique, rappelle qu’elle « ne renonce pas à la voie unilatérale », mais qu’elle cherche d’abord à « amplifier le soutien international à la cause catalane ». De même, l’exécutif espagnol vient d’ordonner le transfèrement des politiques catalans mis en examen et en détention provisoire vers des prisons catalanes. Or, l’administration pénitentiaire est une compétence de la Généralité de Catalogne. Cette décision est indéniablement un geste envers les nationalistes catalans. Elle vise à créer un climat favorable à une négociation. Peut-on reprocher à un dirigeant politique d’explorer la voie de la concorde civile alors que la tension demeure extrême en Catalogne ? Mais la difficulté pour Pedro Sánchez va résider dans l’écart entre ses objectifs qui ne peuvent être que des objectifs à long terme et une opinion publique volatile que des politiciens sans scrupules savent parfaitement exploiter.
Un chemin semé d’embûches
Pedro Sánchez pourra-t-il tenir jusqu’en juin 2020, comme il en a l’intention, ou devra-t-il convoquer de nouvelles élections générales avant ? Le calendrier lui appartient mais avec un obstacle : les élections municipales et régionales de mai 2019. En Catalogne, l’enjeu municipal sera décisif et permet une confrontation favorable pour les indépendantistes. En effet, en nombre de communes, le résultat apparaîtra forcément comme pro-indépendantiste. Tout l’enjeu sera de voir ce qui se passera à Barcelone, dans sa banlieue et à Tarragone. Or, en Catalogne, le Parti socialiste est loin d’être reconstruit. Et les tensions espagnoles affectent toute l’unité du PSOE. La présidente andalouse, Susana Diaz, ennemie intime de Pedro Sánchez, acceptera-t-elle des concessions majeures au nationalisme catalan ?
Même dans son propre camp, le chemin de Pedro Sánchez est semé d’embûches. Le dialogue avec des indépendantistes catalans dont la déloyauté institutionnelle et constitutionnelle est revendiquée reste un exercice difficile. Le PP va se reconstruire : un congrès est prévu à la mi-juillet et un nouveau leader sera élu. C’s, bousculé par le succès de la motion de censure, n’a pas, pour autant, disparu du paysage politique. Les mois qui viennent seront intenses. Impossible, à ce jour, de prédire dans quelle direction vont aller les forces politiques espagnoles. On mesure là l’étendue de l’épreuve que subit le pays avec l’enchaînement de la crise économique et de la crise catalane.
[1] Les derniers chiffres de l’emploi en Espagne montrent que le chômage est descendu fin juin à son niveau de 2008 (3,16 millions) après avoir atteint 5,1 millions en 2013. Le nombre des cotisants à la Sécurité Sociale a franchi la barre des 19 millions en juin 2018, dix ans exactement après l’avoir franchi à la baisse. En 2013, il n’y avait plus que 16 millions de cotisants. L’ampleur de la récession dit aussi l’ampleur du redressement. Convaincu de la force de cette action, Mariano Rajoy et son équipe ont sous-estimé les autres paramètres politiques et socio-culturels.