L’Ukraine, Gaza, le Caucase, la Syrie, le Yémen, le Sahel - le monde tremble. Il brûle. Il souffre. Ce n’est rien de nouveau, d’une part. Ces guerres durent depuis des années. D’autre part, le monde „occidental“, saturé, s’est permis de vivre avec. Il s’est arrangé d’un prétendu „ordre international à base de règles de droit“, à partir duquel les grands défis de l’humanité pourraient être affrontés en coopération globale, indispensable, en particulier le changement climatique, avec ses excès de chaleur, de sécheresse ou de pluies, d‘orages, de réchauffement des mers, de menaces sur la biodiversité. Mais il n’en est rien ou presque. Cet ordre s’effrite. La multitude des crises globales, auxquelles s’ajoutent les crises migratoires, économiques et sanitaires, fait peur - source essentielle des appels dans nos pays aux „solutions faciles“, offertes par les populistes, les démagogues, les autocrates. Le mode de vie de nos sociétés démocratiques, ouvertes et libres, est en jeu. Et la confiance en la capacité de nos gouvernants élus de nous sortir des crises est en baisse.
Ce constat est à la fois simple, déprimant et convaincant, car soutenu par les faits, par la recherche, par des sondages. Mais il ne dit rien sur une stratégie pour sortir de l’impasse. Or, développer une telle stratégie, alors que le système international tel que nous le connaissons se trouve en plein bouleversement, ne serait-ce pas le devoir de nos responsables politiques où qu’ils soient ? Le fonctionnement du système international, dans un monde de plus en plus interconnecté, concerne tous les pays, toutes les sociétés, littéralement „tout le monde“.
Pour nous, Français et Allemands, des réflexions s’imposent à deux niveaux : Quel rôle nous, les Européens, comptons-nous jouer dans la répartition des pouvoirs à l’échelle mondiale qui est en cours ? Quel devoir avons-nous, nous Français et Allemands, pour rendre l’Europe capable de jouer un rôle actif dans ce „jeu“ au lieu de nous mettre tout simplement à côté d’une grande puissance et de suivre ? Peut-être faudrait-il faire de grands pas pour obtenir des résultats concrets, au lieu de nous contenter d’aller doucement, peu à peu, à petits pas.
Quel rôle pour l’Europe ?
Qu’en est-il du rôle de l’Europe ? Dans la guerre en Ukraine rien ne va sans l’appui militaire des Etats-Unis. Les livraisons d’armes de la part des européens se font souvent attendre, accompagnées parfois de limitations de leur usage pour éviter de contribuer à une escalade. Dans le domaine économique et financier, la solidarité européenne, nécessaire pour décider des sanctions contre l’agresseur russe et pour les maintenir, voire pour renforcer cette solidarité est bien fragile. Elle est peu efficace aussi, car après 20 mois de guerre, l’agression continue toujours. Dans le même temps, le nouveau gouvernement slovaque vient d’arrêter tout soutien militaire à l’Ukraine. Le gouvernement polonais sortant avait annoncé son intention de réduire le sien. Et le gouvernement hongrois continue son chantage à chaque étape des prises de décisions en conseil pour obtenir soit des exemptions aux sanctions pour son compte, soit des fonds qui, en principe, sont bloqués à cause de ses violations continues des règles de droit. L’unité européenne dans cette guerre se dilue, car il n’y a pas d’unité stratégique par rapport à cette agression militaire russe à nos frontières. Vladimir Poutine n’a qu’à attendre et continuer.
Dans la guerre à Gaza, l’Europe ne compte pas. Les ministres des Affaires Étrangères de l’UE n’ont pas pu se mettre d’accord sur une réaction commune non équivoque à l’attaque des terroristes du Hamas contre Israël et au droit d’Israël de se défendre. Le ministre luxembourgeois Jean Asselborn, doyen des 27 ministres, l’a avoué : depuis vingt ans, l’UE n’arrive pas à se mettre d’accord sur une politique commune dans la région ; donc, „on ne nous écoute pas.“ Et pourtant il s’agit d’une région voisine et, en ce qui concerne Israël, d’une signification politique et morale particulière. S’il y a une puissance occidentale écoutée dans les capitales du Moyen Orient, ce sont les Etats-Unis.
Dans les autres théâtres de guerre actuels, les Européens ne jouent aucun rôle non plus. Dans le Caucase ? La France soutient l’Arménie, un peu ; l’Azerbaïdjan boude l’effort de médiation de l‘UE, pendant que la Turquie et la Russie continuent, voire reprennent leur combat ancien pour la domination dans la région. En Syrie, au Yémen ? Les Européens restent en marge du théâtre, témoins des atrocités de guerres civiles, voire de substitution dans la lutte entre saoudiens et iraniens. Et demandent la cessation des combats, sans beaucoup plus. Au Sahel ? La France est restée plus ou moins seule pendant des années à combattre des forces islamistes dans un désert immense ; l’Allemagne vient tout juste de reconnaître que oui, l’Afrique, l‘Afrique du Nord surtout, est importante pour sa propre sécurité. Elle a commencé à s’y engager. Mais, comme les autres Européens, elle doit constater qu’il ne suffit pas d’établir des missions de formation des soldats sur place et de recevoir des officiers des pays en question dans leurs académies militaires. Le Mali n’est pas le premier, ni le seul pays dont les officiers, bien formés (et éduqués ?) en Europe (ou aux Etats-Unis), ne se gênent pas pour organiser des coups d’Etat quand ils rentrent chez eux, prendre le pouvoir et demander aux formateurs de partir. Mission accomplie ?
Le modeste impact de l’UE sur les crises
L’impact de l’Europe sur les crises, les guerres actuelles, sur la révision de l’ordre international dont ces guerres font partie, cet impact est modeste. Les nations européennes prises individuellement ne pèsent pas suffisamment. Deux autocrates se sont alliés explicitement pour briser ensemble l’ordre international „sous domination occidentale“, voire américaine. Pour les dictatures de la Russie révisionniste et de la Chine ascendante qui réclament toutes les deux un statut de grande puissance avec droit à sa chasse gardée, les Européens ne sont que des disciples de la seule puissance qu’ils respectent, les Etats-Unis ; et ils sont divisés entre eux, quantité négligeable. Est-ce que les Européens sont prêts à accepter ce rôle ?
C’est ce qui est en jeu : Est-ce que l’Europe veut se faire écouter dans ce monde tourmenté ? Est-ce qu’elle a son message propre qui vaut d‘être écouté ? Alors, il faut qu’elle définisse son rôle, son message. Il faut qu‘elle le dise haut et fort. Il faut que celui-ci soit cohérent, convaincant et crédible. Mais avant tout les nations européennes doivent permettre à l’Europe d‘être le porteur de ce message et de se doter des moyens de se faire écouter et respecter. Ce serait un grand pas.
Ce grand pas ne se fait pas tout seul. Qu’en est-il d‘un devoir de Paris et Berlin de préparer le chemin ? Pour cela il faudrait déjà qu’ils soient d’accord sur le principe. Or, quand Emmanuel Macron et Olaf Scholz parlent d’établir une „Europe souveraine“ ils ne parlent pas de la même chose. Les idées sur l’avenir du projet européen semblent bien divergentes. Paris veut „refonder“ l’Europe – sous quelle forme, cela reste à discuter. Mais l’idée de base, ce serait une Europe à plusieurs „cercles“ à des degrés d’intégation variés. Au centre, ce serait un groupe d’Etats membres de l’UE avec l‘ambition et les moyens de jouer, ensemble, un rôle „géopolitique“ ; ce serait „l’Europe souveraine“. Cela ne fait pas partie des compétences propres à l’Union européenne d’aujourd’hui. Il faudrait alors en créer dans un cadre institutionnel approprié. Puis, il y aurait l’UE actuelle avec ses compétences et ses champs d’action dans le domaine économique et commercial. Puis on retrouve les pays associés non-membres, mais solidement liés à l’UE. Et finalement, il y a la „communauté politique européenne“ initiée par Macron pour une coopération plus poussée entre tous les européens. C’est une grande vision, avec le diable dans les détails.
Deux visions d’une „Europe souveraine“
Quand Olaf Scholz parle de l’avenir de l’Europe il parle d’abord de l’élargissement de l’UE vers les Balkans et l’Europe de l’Est, vers la Géorgie (il ne parle pas du Caucase). Et il parle de l’installation du vote à majorité qualifiée au conseil dans les matières de sécurité et de défense ainsi que les finances, exclu explicitement par les traités de Lisbonne. „L’Europe souveraine“ pour lui, c’est cette grande Europe qui, au plan économique, ne dépendrait plus autant des pays comme la Chine ou l’Inde pour des produits de base dans des secteurs stratégiques et qui, au plan géopolitique, resterait intimement liée à l’allié américain. Ici aussi, on ne sait pas comment il envisage d‘y arriver.
Ces deux visions d’une „Europe souveraine“ ne sont pas totalement incompatibles, mais il faut beaucoup de travail pour les rapprocher afin d’arriver, au niveau des gouvernements, à une proposition commune qui puisse convaincre les partenaires européens. Les deux secrétaires d’Etat pour les questions européennes à Paris et à Berlin ont présenté, le 18 septembre, une première étude commune consacrée à l’avenir de l’UE : „Sailing on High Seas : Reforming and Enlarging the EU fort the 21st Century“. Laurence Boone et Anna Lührmann avaient demandé à des experts des deux pays de développer des idées, sachant qu’il y avait encore de grandes divergences. Un premier pas est fait, bien utile et urgent.
Les recommandations présentées, tout en étant bien détaillées et proposant des changements des traités à plusieurs égards, ne sont pourtant que des recommandations. On ne peut qu’espérer que les deux ministères, maintenant, travaillent pour établir une synthèse fiable et permettre aux deux ministres, voire aux deux gouvernements de prendre des décisions : Etablir un catalogue, non pas des options mais des propositions concrètes ; consulter les partenaires européens ; présenter un grand projet de réforme. Ce serait l’autre grand pas, en préparation, heureusement.
Pour une grande réforme de l‘Union
Est-ce qu’il y a, à Paris et à Berlin, le courage qu’il faut pour entamer une grande réforme de l’UE afin qu’elle puisse devenir un grand acteur démocratique dans ce monde en bouleversement ? Emmanuel Macron n’a plus de majorité propre à l’Assemblée nationale. Olaf Scholz a de plus en plus du mal à maintenir sa coalition socialo-écolo-libérale au Bundestag. Ils ont, tous les deux, affaire à des contraintes politiques internes dues aux incertitudes qui montent et qui, de plus en plus souvent, prennent le dessus dans les débats politiques, animés par des mouvements ou des partis extrêmes qui ne cherchent pas à obtenir un compromis, mais la victoire. Ils ont affaire, en Europe, à des partenaires de plus en plus obligés de céder à l’influence montante des extrêmes droites, y compris en France et en Allemagne.
Oser des grands pas pour une „Europe souveraine“, alors que les forces anti-européennes montent –on le verra aux élections européennes le 9 juin—cela demande beaucoup de courage. Il y a urgence.