La Russie est de retour au Proche-Orient. Après s’être largement impliqué dans les affaires de la région au temps de la guerre froide, en particulier du lendemain de la mort de Staline (1953) à la guerre du Kippour (1973), pendant deux décennies d’expansion et de succès, le Kremlin était peu à peu sorti du jeu diplomatique, son influence sur le monde arabe déclinant à mesure que celle des Etats-Unis revenait en force. L’effondrement du système soviétique à partir de 1991 avait encore accru l’effacement de Moscou sur la scène proche-orientale.
Depuis l’arrivée de Vladimir Poutine à la tête de l’Etat un mouvement inverse s’est amorcé. La cellule de coordination récemment créée entre Moscou, Bagdad, Damas et Téhéran pour favoriser l’échange de renseignements dans la lutte commune contre Daech apparaît comme le symbole des nouvelles alliances conclues entre les principaux acteurs régionaux, au moment où la Russie intervient militairement en Syrie, renforce ses liens avec l’Iran et se rapproche de l’Irak. En s’engageant fortement au Proche-Orient, Moscou renoue avec la politique de présence active lancée au milieu des années 1950.
Le soutien de Staline à Israël
Auparavant, les dernières années de Staline, après la fin de la deuxième guerre mondiale, avaient été marquées par un certain repli de l’URSS sur elle-même. Le Kremlin ne cherche pas à se mêler des affaires du Proche-Orient. En position défensive sur la scène internationale, il ne conteste pas l’hégémonie de la Grande-Bretagne sur la région. Staline n’a aucune sympathie pour les dirigeants arabes, qu’il considère comme des féodaux réactionnaires, et se méfie des mouvements de libération nationale, qu’il juge trop éloignés de l’idéologie communiste.
Sa principale initiative, qui va contribuer à lui aliéner le monde arabe, est le soutien qu’il apporte en 1948 à la création d’Israël, approuvant le plan de partage de l’ONU et fournissant des armes, par l’intermédiaire de la Tchécoslovaquie, au nouvel Etat. « Ces armes sauvèrent le pays », dira plus tard l’ancien premier ministre David Ben Gourion. Pour Staline, la reconnaissance d’Israël est un moyen d’affaiblir les puissances occidentales et de modifier le paysage politique de la région.
L’alliance avec l’Egypte de Nasser
Tout change avec la révolution égyptienne de 1952, le renversement de la monarchie et la prise du pouvoir par Nasser. Les successeurs de Staline décident en 1955, en réponse au pacte de Bagdad qui place la région sous la tutelle anglo-américaine, c’est-à-dire occidentale, de livrer des armes à l’Egypte, toujours par l’intermédiaire de la Tchécoslovaquie. C’est le début d’un engagement qui ne cessera de croître sur la scène proche-orientale. Moscou assouplit sa vision marxiste de l’ordre international en s’intéressant aux potentialités révolutionnaires du Tiers-monde et aux aspirations progressistes des bourgeoisies nationales qui s’installent aux commandes.
Rompant avec sa politique précédente, l’URSS amorce une stratégie de rapprochement avec tous les pays de la région, l’Egypte devenant sa principale tête de pont au Proche-Orient. La crise de Suez, en 1956, lui donne l’occasion d’afficher son soutien au régime de Nasser en s’éloignant d’Israël. Son aide militaire se doublera d’une aide économique, symbolisée par le financement du barrage d’Assouan. Parallèlement Moscou se tourne vers la Syrie, qui s’unit brièvement, en 1958, à l’Egypte pour former la République arabe unie (RAU), et vers l’Irak, où la monarchie est renversée la même année.
Au cours des quinze années qui suivent, l’URSS consolide sa présence au Proche-Orient en s’appuyant sur l’Egypte. La visite de Nikita Khrouchtchev au Caire en 1964 pour inaugurer la première tranche du barrage d’Assouan puis celle de Nasser à Moscou l’année suivante consacrent l’étroite relation qui lie les deux pays. Elle se traduira en 1971 par la signature d’un traité d’amitié et de coopération. Entre temps, la guerre des Six Jours, en 1967, a suscité l’amertume des Arabes qui estiment n’avoir pas reçu de leur partenaire soviétique toute l’assistance requise mais la brouille est de courte durée entre Moscou et ses alliés arabes.
Leur commune hostilité aux Etats-Unis et à Israël continue de les unir par delà les moments de tension et de doute. Avec l’Irak, un traité est signé en 1972, quatre ans après le coup d’Etat de 1968 qui fait de Saddam Hussein le numéro deux du régime. Avec la Syrie, où Hafez el-Assad prend le pouvoir en 1970, l’absence de traité n’empêche pas le maintien de bonnes relations. En 1973 survient la guerre du Kippour : Moscou se tient aux côtés de ses amis arabes.
Le recul de Moscou
Cette guerre se termine par une nouvelle défaite arabe, en dépit des premiers succès des troupes égyptiennes et syriennes. Elle marque aussi le début du recul de Moscou sur la scène proche-orientale. C’est la diplomatie américaine qui mène le jeu, à la recherche d’une solution politique, reléguant l’URSS à un rôle secondaire. Le Kremlin est lâché par l’Egypte. Après la mort de Nasser, en 1970, son successeur, Sadate, choisit de se rallier au camp occidental. Il renvoie les conseillers soviétiques et rompt le traité d’amitié et de coopération avec Moscou.
Isolée, l’URSS garde des liens solides avec la Syrie et l’Irak, mais au moment où les accords de Camp David, conclus en 1978 sous l’égide de Washington, aboutissent à une paix séparée entre l’Egypte et Israël, les Soviétiques sont marginalisés dans la région. Leur soutien aux Palestiniens ne suffit pas à les remettre dans le jeu. En 1979, l’intervention soviétique en Afghanistan n’améliore pas l’image de l’URSS auprès des peuples arabes. La même année, Moscou ne tire pas profit de la chute du shah d’Iran, un des principaux alliés de Washington, remplacé par une théocratie islamique fortement antisoviétique.
La fin du système communiste
La marginalisation de l’URSS est encore accentuée par le démantèlement du système communiste. Sous l’autorité de Mikhaïl Gorbatchev puis de Boris Eltsine, le Kremlin va laisser le champ libre aux Etats-Unis, auxquels Moscou ne veut pas se heurter, notamment pour des raisons économiques. L’activisme des années 1970 était en effet coûteux pour l’URSS : les nouveaux dirigeants russes donnent la priorité à l’amélioration de la situation interne et au dialogue avec Washington.
La guerre du Golfe, en 1991, apporte la démonstration de la nouvelle attitude de Moscou. « Toute notre activité pour contribuer au règlement de la crise du Koweït, dira l’ancien ministre des affaires étrangères Evgueni Primakov, un des grands arabisants du Kremlin, a été orientée de manière à ne pas porter le moindre préjudice aux Etats-Unis ». Dans le même temps, l’URSS finissante normalise ses rapports avec Israël. Les relations diplomatiques sont rétablies en 1991, le feu vert est donné à l’émigration des Juifs de Russie vers l’Etat hébreu, les échanges économiques se développent, la lutte contre le terrorisme devient l’axe principal de la coopération entre les deux pays.
Avec Vladimir Poutine, dans un monde qui n’est plus dominé, comme il le fut dans les années 1990, par « l’hyperpuissance » américaine, la Russie a retrouvé sa place sur la scène du Proche-Orient. Elle est associée à la recherche d’une solution politique au conflit israélo-palestinien comme aux négociations sur le nucléaire iranien. La relative passivité de Barack Obama au Proche-Orient a permis au président russe d’occuper un nouvel espace, qui inclut la Syrie et l’Irak. Vladimir Poutine a même établi avec le président égyptien, Abdel-Fattah al-Sissi, une relation de confiance, comparable à celle que l’URSS avait nouée avec Nasser il y a soixante ans. Le président russe a été accueilli en grande pompe au Caire en février 2015. Il a ensuite reçu solennellement, en août, le président égyptien. Même si le Caire est aussi soutenu par l’Arabie saoudite, alliée des Américains, la nouvelle amitié qui la lie à l’Egypte a sans doute pour la Russie un parfum de revanche.