Alors que Marine Le Pen, Jean Luc Mélenchon et Nicolas Dupont-Aignan sont déjà entrés dans la course présidentielle, et que l’annonce d’une candidature Éric Zemmour semble n’être plus qu’une question de semaines, il est intéressant d’imaginer ce que serait la politique que l’une de ces personnalités conduirait vis-à-vis de Moscou si elle venait à être élue en mai prochain.
En effet, au-delà de leurs divergences, tous ces responsables ont en commun un rejet de la ligne dure adoptée par la France et l’UE vis-à-vis de la Russie, expriment (à divers degrés) leur respect envers Vladimir Poutine et prônent un rapprochement significatif entre Paris et le Kremlin. Ils développent des positions que François Fillon, le candidat de la droite lors de la précédente élection présidentielle, avait déjà tenues.
Un tropisme pro-russe relativement répandu
Jean Luc Mélenchon excepté, leurs vues n’ont, il est vrai, rien de très original dans une France de droite fascinée par le poutinisme (en 2018, 27 % des Français avaient une une bonne opinion du chef de l’État russe, mais ce ratio s’élevait à 35 % parmi les sympathisants Républicains et 50 % parmi ceux du Rassemblement national). Elles reposent sur une conception bien connue de l’histoire récente. La Russie, sortie vaincue et affaiblie de la guerre froide, aurait été humiliée par les Occidentaux. Elle est environnée de menaces dont l’OTAN est la principale. Loin d’être l’agresseur, elle est la victime d’un complot que les Anglo-Saxons ont ourdi et qui vise à empêcher l’union du continent européen.
Tous considèrent que la France doit se rapprocher de Moscou, dans une logique gaulliste cherchant une Europe unifiée « de l’Atlantique à l’Oural ». Vladimir Poutine est décrit comme un « patriote » russe qui n’est pas, selon le mot amusant d’Éric Zemmour, un « premier ministre suédois » mais un partisan de la Realpolitik tout droit sorti des conceptions courantes du XIXe siècle. Tous semblent songer à un axe franco-russe qui modifierait la géopolitique mondiale en réduisant le poids des États-Unis. Tous critiquent l’expansion de l’OTAN, la politique de l’Union européenne et, notamment, les sanctions édictées en 2014 pour répondre à l’annexion de la Crimée.
Quelles mesures concrètes la France pourrait-elle prendre ?
Dans le cas encore hypothétique où cette politique serait mise en œuvre, elle ne manquerait toutefois pas de se heurter à de nombreuses difficultés. La levée des sanctions, qui devrait être décidée par le Conseil européen à l’unanimité, n’aurait rien d’évident. La France rejoindrait le groupe encore minoritaire des États de l’UE qui y sont (la Hongrie) ou y ont été hostiles, tels que l’Italie (avant l’arrivée au pouvoir de Mario Draghi), la Slovaquie (sous le règne du populiste Robert Fico), la Grèce (d’Alexis Tsipras), Chypre, Malte ou la Bulgarie. En ne les respectant pas à titre national, Paris ferait plaisir à ses exportateurs (sixième fournisseur de la Russie, la France a vu sa part de marché reculer de 3,7 % en 2014 à 3,5 % en 2020) mais ouvrirait un nouveau conflit avec Bruxelles et ses partenaires européens.
D’autres mesures d’apaisement vis-à-vis de la Russie, par exemple le retrait du contingent français déployé dans les pays baltes au titre des mesures dites de réassurance de l’OTAN (la « présence avancée renforcée » créée après 2014), auraient un grand impact pour Moscou. Mais elles heurteraient évidemment beaucoup les États orientaux, anciens satellites soviétiques (Roumaine, Tchéquie) ou ex-républiques de l’URSS (Baltes), qui y verraient la confirmation des soupçons de complaisance envers la Russie qu’ils ne cessent de nourrir chaque fois qu’est évoquée l’actuelle politique de dialogue franco-russe. La Pologne du PIS, alliée pourtant naturelle d’un président français conservateur sur les sujets sociétaux, en ferait un casus belli.
Des gestes diplomatiques audacieux pourraient être envisagés, par exemple la reconnaissance de l’annexion de la Crimée par la France, de manière unilatérale. Outre qu’elle romprait le consensus européen (et nous brouillerait pour toujours avec l’Ukraine), une telle décision contreviendrait au droit international que la France défend, et notamment au respect de la souveraineté des États et à la non-ingérence dans leurs affaires intérieures. Elle isolerait Paris au sein du camp occidental mais également à l’Assemblée générale des Nations unies qui a condamné à plusieurs reprises cette modification par la force des frontières internationales (par exemple en décembre 2020 dans une résolution adoptée par 63 pays, 17 ayant voté contre, 63 s’étant abstenus).
Nombre des proches alliés de la Russie (de la Biélorussie à la Chine) n’ont d’ailleurs pas reconnu cette annexion (celle-ci a été seulement reconnue, à ce jour, par l’Afghanistan (via une déclaration d’Hamid Karzaï en 2014), la Corée du Nord, Cuba, le Kirghizistan, le Nicaragua, le Soudan (avant l’actuelle transition), la Syrie et le Zimbabwe).
En désespoir de cause, on pourrait envisager des concessions aux Russes sur d’autres théâtres que l’Europe. En Syrie, Paris pourrait renouer avec Bachar Al-Assad. Une position nouvelle qui romprait avec une « diplomatie des valeurs » qui, bon an mal an, ancrait depuis 2011 Paris dans le camp occidental. Dans le dossier iranien, la France pourrait quitter ce même camp et appuyer la Russie, partenaire traditionnel de Téhéran, faisant fi de la non-prolifération. En Afrique, nous pourrions nous réjouir de la présence russe en République centrafricaine, voire inviter les mercenaires de Wagner à nous succéder au Mali. Mais, sans même évoquer la perte d’influence dont seraient porteuses de telles décisions, nous perdrions ce faisant le soutien des Européens et celui, crucial, des Américains.
Une complexe révolution diplomatique
Au fond, semblable au rapprochement entre la France et l’Autriche opéré par le cardinal de Bernis en 1756, cette nouvelle alliance franco-russe serait une véritable « révolution diplomatique ». Elle se traduirait par la remise en question de la plupart des positions de politique étrangère adoptées par la France depuis plusieurs décennies. Elle nous isolerait de bon nombre de nos partenaires européens, rendrait probablement difficile notre maintien dans l’OTAN (quel en serait le sens ?), et dégraderait notre alliance, déjà entamée par l’affaire Aukus, avec les États-Unis. Elle pousserait paradoxalement les États atlantistes, le Royaume-Uni mais sans doute aussi l’Allemagne, à rechercher plus encore la protection de Washington.
S’il semble difficile à mettre en pratique, le tropisme pro-russe de plusieurs candidats français à la présidentielle fait en revanche écho à l’évolution générale des relations internationales en ce début de décennie 2020. La politique américaine semble désormais tout entière tournée vers l’affrontement avec la Chine. Dès lors, la Russie devient une pièce de cette vaste partie d’échecs, une puissance dont la coopération peut être recherchée par Washington. Plusieurs décisions récentes de l’administration américaine (l’acceptation d’un prolongement du traité New Start, la levée des sanctions contre Nord Stream 2, de possibles discussions sur l’utilisation de bases russes en Asie centrale pour des frappes anti-terroristes en Afghanistan) montrent une volonté de dialogue avec Moscou.
Mais la politique américaine ne peut pas être le miroir des décisions françaises, notre pays ne jouant plus dans la même catégorie de puissance. La question du moment est donc moins celle d’une alliance franco-russe, que le géant moscovite trouvera toujours moins attractive qu’une discussion avec les États-Unis, que celle de la place de la France dans la vaste tectonique des plaques du nouvel affrontement sino-américain. Rappelons-nous du mot de Zhou Enlai au sujet de la Chine dans la guerre froide russo-américaine : « Que les éléphants se battent ou fassent l’amour, c’est toujours l’herbe qui est écrasée. » Est-ce le moment de quitter l’éléphant pour marcher sur l’herbe ?