Richard von Weizsäcker est né le 15 avril 1920 à Stuttgart, dans un des appartements de l’ancien château des rois du Wurtemberg. Il est issu d’une grande famille de théologiens protestants, d’hommes politiques et de juristes qui à l’origine fit fortune dans le blé et la farine. Son grand-père, Karl Hugo von Weizsäcker (1853-1926) fut chef du gouvernement du Wurtemberg de 1906 à 1918, sous le règne de Guillaume II, roi de 1891 à 1918 (à ne pas confondre avec l’empereur du même nom) ; c’est lui qui anoblira la famille Weizsäcker.
Le père de Richard, Ernst von Weizsäcker (1882-1951) était diplomate ; il eut quatre enfants, dont une fille, le fils aîné, Carl Friedrich (1912-2007) fut un physicien et philosophe réputé. Entre 1920 et 1936, la famille se déplaçait au gré des mutations du père (Bâle, Copenhague, Oslo et Berne), avant de rejoindre Berlin.
Le jeune Richard fit ainsi ses études primaires et secondaires dans plusieurs pays. Il passa son baccalauréat en 1937 à Berlin, au lycée Bismarck, situé à Wilmersdorf et appelé lycée Goethe en 1954 (Marlene Dietrich fréquenta cet établissement en 1917-1918). Sa première année d’études universitaires (droit, philosophie et histoire) fut partagée entre le collège Balliol à Oxford et l’université de Grenoble.
La guerre sur le front de l’Est
Après une jeunesse très ouverte sur les pays étrangers, Richard von Weizsäcker est profondément marqué par la Seconde Guerre mondiale à laquelle il participe en totalité comme soldat ; son frère est tué, presque à ses côtés, le lendemain du début des hostilités en Pologne et son père sera condamné pour crime contre l’humanité après 1945.
En 1938 il rejoint le service du travail du Reich puis il est incorporé dans un régiment prussien d’infanterie d’élite à Potsdam. Son unité participe à l’invasion de la Pologne le 1er septembre 1939, puis à celle de l’URSS en 1941 ; elle s’approchera de Moscou et fera le siège de Leningrad. Blessé à plusieurs reprises, Richard von Weizsäcker se rapproche de la résistance contre Hitler, et en particulier des hommes du 20 juillet 1944, sans toutefois s’engager activement. Il termine la guerre dans le sud-ouest de l’Allemagne avec le grade de capitaine de réserve et sans être fait prisonnier.
Mais la guerre n’est pas finie pour sa famille. Après son retour à Berlin en 1936, Ernst von Weizsäcker connut une belle ascension dans sa carrière diplomatique : directeur du département politique, secrétaire d’Etat en 1938 au ministre des Affaires étrangères dirigé par Joachim von Ribbentrop et ambassadeur au Vatican de 1943 à 1945. De tels avancements étaient impensables sans un soutien au régime hitlérien, même en entretenant secrètement des contacts avec les résistants. Il sera reproché au diplomate d’avoir signé, au nom des Affaires étrangères, l’autorisation de transporter quelque 6000 juifs de Paris à Auschwitz., même si ce n’était pas lui le véritable décideur. Principal accusé à Nuremberg au procès de la Wilhelmstrasse (les Affaires étrangères allemandes), il sera condamné le 11 avril 1949 à sept ans de prison pour crime contre l’humanité ; il bénéficiera d’une amnistie en 1950, un an avant sa mort. Juriste en formation, Richard von Weizsäcker participa au procès comme assistant de la défense ; il a toujours soutenu que son père a servi l’Allemagne et non pas le régime nazi et que sa condamnation était injuste historiquement et moralement.
Terminées par un doctorat en 1955 à l’université de Göttingen, ses études de droit ne l’avaient pas empêché d’entrer deux ans plus tôt dans la vie active, au service du groupe Mannesmann. Avocat d’affaires et juriste d’entreprise, il passe en 1958 à la Banque Waldthausen (Essen et Düsseldorf) qui appartient à la famille du côté de sa mère. En 1962, il rejoint le grand groupe chimique et pharmaceutique Boehringer, à Ingelheim. En 1953, il épouse Marianne von Kretschmann, dont la mère a été la fille adoptive de l’industriel et banquier Fritz von Waldthausen. Très introduit dans les milieux industriels, ce dernier était également engagé au sein de l’Eglise protestante, au point de faire organiser le Kirchentag de 1950 à Essen. Richard et Marianne auront quatre enfants, nés entre 1954 et 1960, dont un garçon.
L’engagement dans l’Eglise protestante
Richard von Weizsäcker regarde déjà au-delà du monde de l’entreprise. En 1962 il devient membre du présidium puis en 1964 président du Kirchentag protestant allemand, l’organisation laïque du protestantisme ; de 1967 à 1984 son appartenance au Synode et au Conseil de l’Eglise protestante (EKD) prouve le sérieux de son engagement.
Autour de lui et de la comtesse Marion Dönhoff, journaliste à l’hebdomadaire de Hambourg Die Zeit (plus tard co-éditrice avec Helmut Schmidt), va se créer un cercle informel de personnalités protestantes influentes qui ne veut pas se laisser dominer par le catholicisme rhénan incarné par Konrad Adenauer. Dans un article remarqué de Die Zeit, en 1962, Richard von Weizsäcker se prononce sans ambiguïté pour la reconnaissance de la ligne Oder-Neisse comme frontière germano-polonaise définitive et pour le rapprochement avec la Pologne.
Il participe à la rédaction du célèbre mémoire de l’Eglise protestante sur la situation des réfugiés et sur les rapports du peuple allemand avec ses voisins de l’Est ; ce texte fondateur, publié le 15 octobre 1965, va susciter de vives réactions dans tous les partis, mais surtout à droite et chez les réfugiés, car il souligne que les pertes territoriales allemandes de 1945 sont définitives. Son objectif est de mettre fin à l’immobilisme qui caractérise les rapports entre l’Allemagne fédérale d’une part, la RDA, l’URSS et les autres pays de l’Est d’autre part depuis la construction du mur de Berlin en août 1961.
Des idées que partage Willy Brandt, président du SPD (1964-1987), maire de Berlin-Ouest (1957-1966) et dont le porte-parole Egon Bahr a lancé le 15 juillet 1963 à l’Académie protestante de Tutzing, en Bavière, le concept du « changement par le rapprochement » qui inspirera l’Ostpolitik. Willy Brandt sera ministre des Affaires étrangères (1966-1969), puis chancelier (1969-1974). Richard von Weizsäcker parle plus de « compréhension » que de « réconciliation » car il juge qu’il ne revient pas à l’Allemagne de proposer la réconciliation aux peuples qu’elle a agressés.
Des succès et des échecs politiques
Membre de la CDU depuis 1954, il fait une carrière assez rapide au sein du parti et du Bundestag, non sans essuyer quelques échecs. Connu et déjà contesté pour son rôle au sein de l’Eglise protestante, il est coopté en 1966 comme membre du comité directeur fédéral de la CDU ; élu à partir de 1967, il conserve cette fonction jusqu’en 1984. En 1971, il préside la commission du premier programme de la CDU, un texte adopté le 25 octobre 1978 seulement, au congrès de Ludwigshafen, tant les avancées idéologiques proposées avec Heiner Geissler bousculent les positions traditionnelles du parti.
Grâce au soutien de Helmut Kohl (Ministre-Président de Rhénanie-Palatinat de 1969 à 1976, chef de l’opposition au Bundestag de 1976 à 1982, président de la CDU de 1973 à 1998 et chancelier de 1982 à 1998), Richard von Weizsäcker entre au Bundestag lors des élections du 28 septembre 1969 ; il ne gagne pas sa circonscription de Worms mais il se fait élire en étant bien placé sur la liste régionale de Rhénanie-Palatinat. Il joue un rôle essentiel lors du vote du 17 mai 1972 par le Bundestag sur les traités de Moscou et de Varsovie, signés par Willy Brandt au cours du second semestre 1970, qu’il approuvait. Il réussit à convaincre la plupart des députés CDU-CSU de s’abstenir au lieu de voter contre.
En 1972, il accède déjà à la vice-présidence du groupe CDU-CSU au Bundestag. En mai 1973 Rainer Barzel (président de la CDU et du groupe parlementaire CDU-CSU) ne réussit pas à convaincre ses députés à voter l’entrée de la RFA à l’ONU ; il démissionne de ses deux présidences. Richard von Weizsäcker brigue la présidence du groupe parlementaire mais il est battu par Karl Carstens et reste vice-président. Helmut Kohl s’impose comme nouveau président de la CDU. Karl Carstens sera successivement président du groupe CDU-CSU (1973-1976) et président du Bundestag (1976-1979). En 1979, il l’emporte une nouvelle fois contre Richard von Weizsäcker pour la désignation du candidat CDU-CSU à l’élection présidentielle de 1979. Elu président de la République, Karl Carstens quitte la présidence du Bundestag qui revient à Richard Stücklen, CSU ; Richard von Weizsäcker remplace ce dernier à la vice-présidence du Bundestag (1979-1981).
Bourgmestre de Berlin-Ouest
A la demande d’Helmut Kohl, Richard von Weizsäcker prend en charge la CDU de Berlin-Ouest qui depuis 1975 dépasse le SPD aux élections régionales mais sans pouvoir le remplacer à la tête du gouvernement. Avec Richard von Weizsäcker comme chef de file, la CDU confirme cette avance aux élections régionales de 1979. En janvier 1981 un scandale financier éclabousse la coalition berlinoise SPD-FDP qui démissionne ; elle est remplacée par un gouvernement provisoire dirigé par Hans-Jochen Vogel, SPD.
Les élections anticipées du 10 mai donnent 48% des voix à la CDU et seulement 38,3% au SPD. Elle remporte 132 sièges, autant que l’ensemble des autres partis SPD, FDP et Alternatifs. Sans majorité absolue, Richard von Weizsäcker forme un gouvernement minoritaire, soutenu par le FDP. Après le changement de coalition à Bonn (le gouvernement SPD-FDP d’Helmut Schmidt est remplacé le 1er octobre 1982 par la coalition CDU/CSU-FDP d’Helmut Kohl), confirmé par les élections anticipées du 6 mars 1983, Richard von Weizsäcker forme à Berlin-Ouest une coalition CDU-FDP.
Il quittera cependant ses fonctions avant la fin de la législature ; il démissionne au début de l’année 1984 pour se préparer à l’élection présidentielle du 23 mai, l’objectif de sa carrière politique. Le 9 février, il est remplacé à Berlin-Ouest par Eberhard Diepgen, CDU. Son parti n’atteindra plus jamais le record de 1981 (48%) ; aux élections régionales de 2001, 2006 et 2011 la CDU stagne autour de 23% des voix, le SPD se porte un peu mieux avec quelque 30%.
Le passage de Richard von Weizsäcker à la mairie de Berlin-Ouest est marqué par sa rencontre le 15 septembre 1983 avec l’homme fort de la RDA, Erich Honecker, secrétaire général du SED depuis 1971, le parti communiste dominant. Honecker est également président du conseil d’Etat, c’est à dire chef de l’Etat depuis 1976.
Cet entretien, à l’initiative de Richard von Weizsäcker, est le premier du genre. Il témoigne de la volonté d’ouvrir le dialogue entre les deux Allemagne et les deux Europe. Il s’inscrit dans un prudent rapprochement rendu nécessaire par les difficultés économiques croissantes de la RDA. Erich Honecker avait reçu auparavant Hans-Jochen Vogel, président du groupe SPD au Bundestag et Franz Josef Strauss, président de la CSU bavaroise et Ministre-Président de Bavière (1978-88). Fin juin, la RDA se trouvant à court de devises, Strauss servit d’intermédiaire entre les banques ouest-allemandes et la RDA pour le versement d’un crédit d’un milliard de deutschemarks. Cette initiative fut assez mal accueillie à l’Ouest car considérée comme un sauvetage du régime communiste à Berlin-Est. La RDA fit un geste en allégeant les conditions pour le regroupement des familles et en baissant le taux de change obligatoire pour les retraités et les enfants occidentaux se rendant à l’Est. En assumant une fonction stratégique à Berlin, Richard von Weizsäcker constatait ainsi que, malgré de nombreux obstacles, le processus du rapprochement entre les deux Berlin et les deux Allemagne progressait peu à peu, six ans avant la chute du Mur.
Un président au-delà des partis
Seize années, avec deux échecs à la candidature et un échec à l’élection elle-même, ont été nécessaires pour que Richard von Weizsäcker soit élu à la présidence de la République fédérale.
En 1984 le poste aurait pu lui échapper une nouvelle fois si le candidat pressenti par Helmut Kohl, Ernst Albrecht, CDU, Ministre-Président de Basse-Saxe (1976-1990) n’avait décliné l’offre. La candidature de Richard von Weizsäcker s’impose comme une évidence, non seulement à la CDU-CSU mais aussi au SPD et au FDP ; le 23 mai 1984 à Bonn, il obtient 832 voix sur 1018 votes exprimés, contre 68 pour Luise Rinser, une écrivaine présentée par les Verts, à l’Assemblée fédérale composée des députés du Bundestag et du même nombre de délégués des Länder.
Signe de son succès, il sera réélu le 23 mai 1989 pour un nouveau mandat de cinq ans, cette fois sans aucun concurrent.
Le président de la République fédérale dispose surtout de pouvoirs honorifiques. La loi fondamentale lui concède le droit de proposer le chancelier fédéral qui doit être élu sans débat par le Bundestag, mais, de 1949 à 2013, le président n’a fait qu’entériner le choix préalable des partis. Son rôle pourrait être déterminant en cas de majorité très étroite.
Le président représente l’Allemagne sur le plan international. « Il conclut au nom de la Fédération les traités avec les Etats étrangers. Il accrédite et reçoit les représentants étrangers » (art.59/1). Mais l’article précédent (58) impose le contreseing : « Pour être valables les ordres et décisions du président fédéral doivent être contresignés par le chancelier fédéral ou par le ministre fédéral compétent ». Le président peut mettre des accents, mais il ne peut développer une politique extérieure personnelle. Selon l’article 60 « il nomme et révoque les juges fédéraux, les fonctionnaires fédéraux, les officiers et sous-officiers » - là aussi il ne fait qu’entériner des choix préalables. Il signe et promulgue au Journal officiel fédéral (Bundesgesetzblatt) les lois votées par le Parlement. A cause de ces signatures il est considéré comme le notaire de la nation.
De la défaite à la « libération »…
Par le biais des discours le président exerce une fonction politique et pédagogique de premier plan qui, elle, n’est pas prévue dans la Loi fondamentale.
Le 8 mai 1985, dix mois après son élection, Richard von Weizsäcker prononce au Bundestag un discours retentissant à l’occasion du 40ème anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Contrairement à la droite allemande qui considère alors le 8 mai 1945 comme une défaite et une capitulation, il développe l’idée selon laquelle cette date doit au contraire être fêtée comme la libération du pays. Les Allemands étaient enfin libérés « du système qui méprise la dignité humaine érigé par la tyrannie national-socialiste ». Il conteste l’affirmation selon laquelle la population n’était pas informée : « Celui qui ouvrait ses oreilles et ses yeux, celui qui voulait s’informer, il ne pouvait lui échapper que les trains de la déportation roulaient ».
Les Allemands ne doivent pas se poser en victimes car ils sont à l’origine de la guerre. Il rappelle aux réfugiés et expulsés de ne pas se complaire dans le rôle de victimes car leur sort a été déterminé non pas par les conséquences de la défaite militaire du IIIè Reich mais par le non-droit dans lequel l’Allemagne s’était engagée. « Nous ne devons pas séparer le 8 mai 1945 du 30 janvier 1933 ». Il souligne que les jeunes ne sont pas responsables de ce qui s’est produit. « Mais ils sont responsables de ce que l’histoire en fera ».
Au-delà des controverses, cet appel à une reconnaissance sans réserve de la culpabilité allemande a fait une forte impression en Allemagne et à l’étranger. Ce discours du 8 mai 1985 restera comme le plus marquant jamais prononcé par un président de la République depuis 1949. Cette prise en charge du passé explique aussi que Richard von Weizsäcker ait été le premier président de la République à se rendre en Israël en octobre 1985.
… et à l’unité
L’unité de l’Allemagne, le 3 octobre 1990, constitue un autre temps fort de sa présidence, lui qui n’avait cessé de plaider en faveur du rapprochement entre les deux Berlin, les deux Allemagne et les deux Europe. Il affirmait avec force : « Aussi longtemps que la Porte de Brandebourg sera fermée, la question allemande restera ouverte ». Tout en reconnaissant les mérites du chancelier Kohl, il aurait préféré que le processus de l’unité soit moins précipité afin de limiter les effets destructeurs sur les plans humain, social, économique et politique. Il souhaitait que la société civile soit davantage impliquée, et pas seulement les partis politiques.
Dans son discours du 3 octobre à Berlin, il affirme avec force que l’unité est désormais l’affaire de chaque Allemand : « Ce qui fait l’unité, ce n’est pas un traité, une constitution ou une décision du législateur. Cela dépend du comportement de chacun d’entre nous, de notre ouverture et de l’attention que nous portons aux autres ». Il insiste sur la responsabilité individuelle en disant : « S’unir, cela veut dire apprendre à partager ». Il se réjouit qu’enfin les Allemands ne soient plus un sujet de discorde en Europe. En restant intégrée au monde occidental, l’Allemagne aura désormais, selon lui, le devoir de se tourner vers toute l’Europe. Il avait tout de suite compris que la fin de la division de son pays amorçait le processus de l’unité de l’ensemble de l’Europe.
Contre le nationalisme
Le président de la République voyage beaucoup à l’étranger. Richard von Weizsäcker a souligné l’importance accordée à la France en y effectuant sa première visite officielle, sans oublier son ancienne ville universitaire, Grenoble, qui lui décerna à cette occasion le titre de docteur honoris causa. Il revint plusieurs fois en France au cours de ses deux mandats. Pendant toutes ces années, son attention se porta sur les relations avec la Pologne, la Tchécoslovaquie (avant et après la partition) et la Russie. Homme d’ouverture et de dialogue, il a souvent condamné la xénophobie, notamment lors de ses allocutions de Noël. En 1986, il déclarait dans une émission télévisée : « Est nationaliste, celui qui hait l’autre. Le patriote aime son pays et comprend le patriotisme de ses voisins. »
En politique intérieure, le divorce s’est approfondi avec Helmut Kohl, bien que celui-ci ait facilité sa carrière politique. Très vite les deux hommes se sont opposés en raison de leurs styles politiques différents, d’une autre conception des rapports entre morale et politique, le protestant étant plus exigeant que le catholique. Ils n’avaient plus les mêmes priorités.
Populaire et bien installé à la présidence de la République, sans avoir à se soucier des contingences électorales et de considérations partisanes, Richard von Weizsäcker considérait avec dédain les méthodes parfois expéditives du chancelier, contraint de faire des compromis et soumis à un calendrier électoral qui laissait peu de répit. Le président de la République suscitait la colère d’Helmut Kohl en critiquant les partis politiques, accusés d’exercer une influence trop forte sur la société, et ne pensant qu’aux élections, sans se soucier de la solution des problèmes, malgré toutes les promesses. Il reprochait aux partis et aux hommes politiques d’être « obsédés » par le pouvoir. La rupture avec Helmut Kohl a été définitive en 1999 et 2000 lors des révélations sur le financement occulte de la CDU, l’ancien chancelier refusant d’indiquer la provenance des fonds qui alimentaient les caisses noires du parti. Pour Richard von Weizsäcker le procédé était d’autant plus condamnable que le chancelier avait fait voter une nouvelle loi pour garantir la légalité et la transparence du financement des partis. Comme président de la République, il n’appartenait plus à la CDU et, pour bien marquer son désaccord, il ne renouvela pas son adhésion après 1994.
La conscience morale de l’Allemagne
Pendant vingt ans après son départ de la présidence de la République, Richard von Weizsäcker n’a cessé, à travers de nombreuses fonctions honorifiques, de s’intéresser aux thèmes qui lui tenaient à cœur. Il a présidé le groupe de travail indépendant sur l’avenir de l’ONU ; à la demande du chancelier Schröder, il a dirigé la commission pour la réforme de la Bundeswehr et il a participé activement aux travaux de la Convention sur l’avenir de l’Europe. Dans sa dernière interview, recueillie en septembre 2013, il exprime son indéfectible attachement à l’unité européenne. Stefan Kornelius de la Süddeutsche Zeitung, lui demande : « Etes-vous soucieux à propos de l’Europe ? ». Sa réponse : « Oui, mais sans de tels soucis on n’avance pas. Mais on n’avancera. Les soucis y contribueront »
Richard von Weizsäcker laisse le souvenir d’un grand homme d’Etat, élégant, réfléchi, cultivé, un aristocrate à l’attitude empreinte de noblesse et de sagesse. Esprit indépendant et libre, homme d’écoute et de conviction, il possédait des qualités intellectuelles indiscutables. C’était un Souabe, pétri des meilleures traditions prussiennes, dira de lui Helmut Schmidt. L’ancien chancelier, retiré à Hambourg, où il est né en 1918, souligne que Richard von Weizsäcker avait un sens élevé de l’histoire et des responsabilités. Il incarnait « une symbiose heureuse des vertus et en même temps des valeurs spirituelles et religieuses qui existent parmi les Allemands ».
Avec éloquence, ce protestant exigeant a pris position dans les débats sur la morale et la politique, accordant la plus grande importance au respect des principes démocratiques, à la tolérance, à l’exercice des responsabilités communes au sein de la société. Il a porté une attention particulière aux questions humanitaires et à la lutte contre la faim dans le monde.
Ainsi est-il devenu la conscience morale de l’Allemagne, une sorte d’ « Ersatzkönig », de « Pater Patriae », selon les mots de l’actuel président de la République Joachim Gauck. Il a marqué la fonction comme aucun autre président, à l’exception du premier d’entre eux, Theodor Heuss. Il savait échapper aux pressions et imposer sa volonté. Patriote, européen et citoyen du monde, il a suscité l’admiration et contribué au prestige international de l’Allemagne.
Dans le discours prononcé lors de ses funérailles le 11 février, Joachim Gauck a déclaré : « L’histoire allemande l’a marqué. Et lui même a laissé des traces profondes dans l’histoire de notre pays. » Richard von Weizsäcker a compris très tôt que l’histoire de l’Allemagne dépendait étroitement de celle de son environnement européen. Aussi invitait-il ses auditeurs et ses lecteurs à prendre en compte « notre longue histoire commune, en Allemagne et en Europe ». Son dernier livre, Der Weg zur Einheit, se termine par la phrase suivante : « Gute Zukunft braucht klare Erinnerung », un bon avenir a besoin d’une mémoire claire.