Le projet européen était fondé sur le triptyque prospérité, solidarité, démocratie. Or, nous dit Stiglitz, sur ce triple registre l’échec est patent : il suffit d’observer la thérapie infligée à la Grèce, par ignorance ou idéologie, pour s’en convaincre. Il n’est pas exagéré de dire, ajoute-t-il, qu’il faut peut-être défaire l’euro pour sauver l’Europe. La Grèce a décliné depuis le début de la crise. Son PIB a fortement baissé depuis 2008, le rattrapage avec les pays avancés de l’Eurozone s’est inversé (le PIB de l’Allemagne représentait 10,4 fois celui de la Grèce en 2007, mais 15 fois en 2015), la moitié des jeunes Grecs sont au chômage et les plus dynamiques ont quitté le pays. L’euro, mal conçu dès l’origine, aggrave la divergence entre membres, dégrade la situation économique de ses membres et est en train de briser l’UE. Le référendum grec signe le déni démocratique, ajoute Stiglitz. Du reste chaque fois que les peuples s’expriment directement, ils rejettent une construction faite par les élites politiques pour les multinationales, la finance et le top 1%.
Pourquoi un projet aussi novateur, porteur d’espoir de paix, de prospérité d’expansion de l’Etat de droit, exemple vivant de croissance d’innovation et d’une redistribution généreuse s’est-il à ce point fourvoyé, s’interroge Stiglitz ? La raison en est triple. Le projet initial souffrait d’erreurs majeures de conception dénoncées en leur temps par nombre d’économistes. La mise en œuvre du projet a été entachée de considérations idéologiques faisant de l’équilibre budgétaire et du niveau d’endettement une obsession. Enfin la gestion de crise à partir de 2008 fut calamiteuse.
Les vices cachés de la monnaie unique
Les faiblesses intrinsèques du projet étaient connues. On n’institue pas une monnaie unique quand les conditions de convergence, d’homogénéité, de mobilité des facteurs, de synchronie du cycle ne sont pas réunies. Facteur aggravant lorsque la politique prime sur l’économie et qu’on se prive volontairement de l’arme de la dévaluation alors il est coupable de refuser les mécanismes de solidarité que permet un budget commun significatif et il est léger d’instituer une banque centrale monomaniaque (lutte contre l’inflation) et se refusant à jouer le rôle de prêteur en dernier ressort.
Dès lors il ne faut pas s’étonner que rien n’ait marché comme prévu, ni la convergence économique Nord/Sud, ni la discipline du pacte de stabilité et de croissance, ni la prévention des crises par la BCE.
De ce point de vue les crises grecque, puis irlandaise, portugaise, espagnole… ont porté en pleine lumière les défaillances du système et la gestion de crise a même aggravé les travers initiaux de la construction communautaire. Stiglitz cite à l’appui de sa démonstration l’inadéquation des critères de Maastricht avec le suivi des déficits publics et l’absence de suivi des soldes de balance courante.
Au total les erreurs de conception initiale ne pouvaient conduire qu’à des politiques décidées dans l’urgence sur la base de compromis intergouvernementaux et avec la volonté de surveiller et punir. Le résultat ultime fut la piètre performance de l’UE par rapport aux Etats-Unis dans la gestion de crise alors que la crise y était moins sérieuse à l’origine.
Jeter l’euro pour sauver l’Union européenne
Ce rappel de Stiglitz n’est ni original, ni nouveau. Du reste on ne l’attendait pas sur le rappel des faiblesses initiales de la construction européenne (l’eurozone n’est pas une zone monétaire optimale) et pas davantage sur la gestion de crise (trop tard, contradictoire, insuffisante). Ce n’est pas ici le lieu de rappeler les conditions de naissance de l’euro et pas davantage le pari fait sur les déséquilibres créateurs, les vertus intégratrices des crises et l’union politique. Mais le constat étant fait, on attendait de l’auteur des propositions nourries de l’incroyable complexité économique, institutionnelle, idéologique et politique de la situation présente. Or comme on pourra en juger la démarche et les propositions sont décevantes.
Pour Stiglitz, l’UE est plus importante que l’euro. Son apport à la pacification du monde, aux enjeux climatiques, son rôle normatif, le rayonnement de son modèle social sont à préserver absolument. L’UE est utile au monde autant qu’aux Européens. On ne peut pas en dire autant de l’euro qui lie davantage ses membres par la peur du saut dans l’inconnu et les menaces allemandes que par son apport positif. Dès lors trois solutions sont envisageables.
Idéalement il faudrait compléter l’union bancaire par la création d’un fonds européen de garantie des dépôts, par la mise en place d’un vrai fonds de résolution abondé par l’ESM. Il faudrait mutualiser la dette en créant des eurobonds, cesser une politique monétaire hémiplégique en assignant à la banque centrale un objectif de croissance et pas seulement de lutte contre l’inflation. Il faudrait créer un budget européen digne de ce nom en commençant par un financement communautaire de la lutte contre le chômage. Ce ne serait que justice car l’Allemagne est la grande bénéficiaire de l’euro et celle qui par idéologie impose à l’Europe une purge dont sont victimes l’Europe en général et les pays du sud en particulier.
Mais Stiglitz est sans illusions. Par inculture économique de ses dirigeants, par idéologie nationale et par méfiance à l’égard de ses partenaires, l’Allemagne ne consentira pas aux réformes nécessaires ; elle peut tout au plus accepter des compromis paralysants. Il faut donc trancher le nœud gordien : abandonner l’euro pour sauver l’UE.
Avant de passer à cette deuxième solution, on observera le peu de réalisme et de faisabilité de la première : nulle prise en compte des gouvernements et des opinions publiques des pays du Nord de l’Europe et nul dispositif pour prévenir la répétition des errements grecs d’avant la crise ou le non-respect répété des engagements pris par la France.
Une économie cashless
La deuxième solution consisterait en un aménagement de l’Eurozone avec la sortie négociée d’un pays en difficulté comme la Grèce ou mieux encore la sortie de l’Allemagne. L’avantage d’un Grexit serait de mettre un terme à une politique d’austérité ravageuse en termes de croissance et d’emploi et inefficace en termes de maîtrise de la dette. La sortie de l’Allemagne aurait une double vertu : permettre l’appréciation de l’euromark et la dévaluation de l’euro et résoudre ainsi la question des excédents de la balance courante allemande. Le Grexit est non seulement souhaitable mais possible grâce à la monnaie électronique qui supprime les problèmes physiques d’approvisionnement en signes monétaires, grâce au remboursement des dettes en euro drachmes qui évite la réévaluation de la dette et grâce aux certificats d’import/export qui régleront la question du déficit de balance courante.
Là encore, il est permis d’avoir quelques doutes. Décréter en une nuit l’avènement de la cashless society dans un pays comme la Grèce dont on connaît les faiblesses institutionnelles alors que les Etats-Unis n’y sont pas encore parvenus, considérer comme un problème négligeable l’absence d’infrastructures numériques pour ce saut dans l’inconnu et ne pas voir que c’est le chaos au pire ou l’économie de troc et la double circulation qui vont l’emporter étonne, pour le moins.
Affirmer qu’un pays comme la Grèce n’aura pas besoin de devises ou qu’elle les obtiendra en équilibrant d’emblée son commerce extérieur est troublant. Stiglitz ne peut pourtant pas ignorer que ce pays n’a pas d’industrie, que son agroalimentaire a du mal à percer à l’export à cause de l’archaïsme des structures et que les exportations de produits pétroliers raffinés dépendent du pétrole importé. Quant au quasi équilibre actuel, comment Stiglitz ne voit-il pas qu’il est le résultat d’une économie profondément déprimée qui pratique le rationnement de fait des produits importés même dans le domaine vital du médicament ? A-t-il oublié que le déficit de balance courante avant crise était de plus de 10% du PIB ?
Soutenir que le remboursement de la dette pourra se faire en drachmes sans que cela puisse être considéré comme un défaut ne manque pas de surprendre aussi. On pouvait attendre à un peu plus de rigueur avec notamment des données sur ce qui relève de la dette émise en Grèce remboursable en euro-drachmes et sur la dette dépendant de législations étrangères remboursables en euros réévalués. Enfin décréter que la Grèce n’aura guère besoin de s’endetter et que de fait la dévaluation de l’euro-drachme sera limitée relève d’une dramatique sous-évaluation des risques qu’aura à affronter un pays en état de faiblesse chronique et qui se met en situation de défaut.
Flexibilité des euros
La troisième solution étend et généralise les principes du divorce à l’amiable pour évoluer vers un système flexible de regroupements de pays aboutissant à plusieurs zones euros évoluant en bonne intelligence sur la base de l’homogénéité économique, de l’entraide mutuelle, de la symétrie des engagements et de la convergence des productivités. En pratique il y aurait plusieurs euros, du nord, du sud, du centre qui évolueraient les uns par rapport aux autres rendant ainsi la flexibilité du taux de change aux pays qui en ont besoin.
Les modalités pratiques sont les mêmes que pour le Grexit : monnaie électronique, certificats d’importation et d’exportation, politique du crédit décidée par la banque centrale avec une procédure d’allocation aux banques avec toutefois le concours des pays les mieux dotés pour investir chez les plus pauvres qui pourraient ainsi accélérer leur rattrapage.
On a peine à imaginer, en lisant les préconisations de Stiglitz, qu’il puisse y croire lui-même.
Comment croire qu’une sortie de l’Allemagne ou un éclatement organisé entre trois sous-zones n’aurait pas d’effet sur le marché intérieur, sur l’acceptation de la libre circulation et même sur les décisions en matière de concurrence et de commerce extérieur ? Faut-il rappeler que le SME, le serpent monétaire dans le tunnel, les projets d’Ecu avaient à leur base l’idée qu’un échange sans cesse plus intense entre pays membres, un commerce extérieur portant davantage sur les composants que sur les produits finis, des chaînes de valeur de plus en plus intégrées étaient peu compatibles avec la fluctuation des monnaies ? Certes l’euro n’a pas tenu ses promesses. Chacun savait ses défauts de construction, le pacte de stabilité a sans cesse été violé, et nombreux sont ceux qui avaient critiqué l’élargissement sans approfondissement mais un double pari avait été fait, celui des engrenages et de la nécessité politique. Force est de constater que la machine s’est grippée et que la génération post Mitterrand-Kohl a pratiqué un euroscepticisme soft. De là à défaire la zone euro en pariant sur la monnaie électronique alors que le Brexit nous apprend l’intensité et la complexité des interrelations nouées entre pays membres représente une démarche aventureuse.
L’idéologie du savant et l’autorité du Nobel
Si l’on partage la critique de Stiglitz sur les ratés de l’euro, qu’on est conscients de la montée des populismes et de l’euro-fatigue mais qu’on refuse de s’abandonner à son déconstructivisme, que faire ? Henrick Enderlein de l’Institut Delors propose de consolider les dispositifs actuels de prévention des crises en attendant le moment d’une relance.
Dans son esprit, il convient d’abord de renforcer les moyens de défense face à la crise en consolidant l’union bancaire avec la mise en place et le financement des fonds de résolution et de garantie. La montée des mauvais risques dans un contexte de faible croissance et de taux zéro fragilise le système bancaire et par contagion les États, garants ultimes, il convient donc de mutualiser ce risque et de parfaire ainsi l’union bancaire.
Il convient ensuite de rétablir la confiance entre la France et l’Allemagne sur la base d’un mutuel engagement : accroissement significatif des investissements en Europe notamment dans les pays du Sud en échange de réformes structurelles en France et dans les pays du Sud. L’incapacité de la France à voter un budget en équilibre depuis 1974 et plus généralement à tenir ses engagements ne la qualifie pas pour faire de la relance par le déficit et la dette et finit par poser un problème de crédibilité.
Ce n’est qu’à terme qu’on pourra envisager un vrai budget européen et des transferts de souveraineté passant par un nouveau traité.
En refermant le livre de Stiglitz, on est frappés de constater que la malédiction du Prix Nobel a encore opéré. Ou, pour dire les choses autrement, qu’on échappe difficilement à l’idéologie spontanée du savant. Stiglitz a été consacré par un Nobel pour ses travaux pionniers en économie de l’information : il a profondément renouvelé notre approche des marchés. En tant qu’économiste en chef à la Banque mondiale et auprès de Clinton il a acquis une compétence en économie du développement et en macro-économie, mais ce n’est pas à l’un de ces titres qu’il traite de la question de l’euro. C’est en militant d’une cause contestable mais avec l’autorité que lui confère son Nobel aux yeux des opinions publiques.
Son angle d’attaque est triple : l’Eurozone n’est pas une zone monétaire efficace, elle a pratiqué une politique d’austérité inadaptée, elle viole aujourd’hui son idéal démocratique alors qu’une autre politique était possible et que les peuples ont droit à un autre avenir. Il partage ces positions avec les eurosceptiques, les altermondialistes et les économistes atterrés. Ce faisant il néglige volontairement les faiblesses structurelles de la Grèce, ses errements budgétaires d’avant crise et à l’inverse il tient pour une donnée que l’Allemagne doit renoncer au modèle ordo-libéral et consentir à des transferts inconditionnels en situation de sous-activité de l’Eurozone. Ces positions ont leur place dans le débat, elles sont celles de l’extrême gauche altermondialiste ultra-keynésienne et eurosceptique. Mais le relief qu’elles prennent dans le débat français tient au statut du Nobel d’Economie dont on a pu voir qu’il sortait de son laboratoire pour émettre des points de vue. Le propos de Stiglitz est donc celui d’un citoyen dont la parole est respectable mais qui ne vaut pas plus que celle d’un autre citoyen.
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