Vers l’autonomie stratégique de l’Europe ?

Dans ses vœux aux armées, Emmanuel Macron a confirmé, le jeudi 18 janvier, que le budget des armées atteindrait 2% du PIB à l’horizon 2025. Cet objectif était aussi mentionné dans la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale 2017, remise officiellement au président de la République le 13 octobre par Florence Parly, minisre des armées. Cette revue stratégique tire les leçons de l’évolution, depuis le Livre Blanc de 2013, d’un contexte stratégique instable et imprévisible. Detlef Puhl analyse les principales caractéristiques de ce texte et ses implications pour l’Allemagne dans la perspective d’une politique de défense européenne commune.

L’Eurocoptère X3, une production franco-allemande d’Airbus Helicopters
EUROCOPTERE

La « Revue stratégique de défense et de sécurité nationale » présentée à Berlin le 17 octobre 2017 est passée presque inaperçue en Allemagne. Peu de réactions d’experts ont été publiées. Et l’accord provisoire entre les partenaires d’un futur gouvernement de coalition à Berlin (Merkel IV) du 12 janvier, ne parle pas d’autonomie stratégique de l’Europe avec des capacités d’intervention propres ; il préfère parler d’un "renforcement de la politique européenne de sécurité et de défense commune dans le sens d’une Europe, puissance de paix." Or, un vrai débat sur les visions française et allemande de l’avenir d’une Europe de la défense s’impose. 2018 sera l’année charnière pour l’avenir du projet européen tout entier.

Un débat s’impose d’autant plus que les sujets de défense et de sécurité représentent la première des six « clés de la souveraineté européenne » présentées par Emmanuel Macron lors de son allocution « Initiative pour l’Europe » à la Sorbonne le 26 septembre. La « refondation de l’Europe », voulue par le candidat et présentée par le président, passe par une souveraineté européenne en matière de défense.
Mais qu’est-ce qu’une souveraineté européenne ? Exercée par qui ? Dans quel cadre, politique et juridique ? Les approches de Paris et de Berlin convergent-elles en la matière ?
Le débat nécessaire doit être mené à trois niveaux, en même temps – celui des intérêts politiques, des règles juridiques et des capacités militaires.

Réconcilier les cultures stratégiques

1) Au centre de l’approche macronienne pour une autonomie stratégique de l’Europe se trouve son "initiative européenne d’intervention" menant, un jour, à une "Force commune d’intervention", dotant l’Europe d’une "capacité d’action autonome." Pour ce faire, Emmanuel Macron constate qu’il "manque une culture stratégique commune." Il a raison. Pour être honnête, le constat a été fait maintes fois depuis des années. Mais rien n’a été entrepris pour y remédier.
S’il est vrai aussi que "nous ne changerons pas cela en un jour", il faut, enfin, commencer. Une culture, cela ne se décrète pas, mais cela ne tombe pas du ciel non plus. Comment, alors, réconcilier les cultures stratégiques française et allemande ? C’est la question-clé du débat au niveau des intérêts politiques.

Du côté allemand, on hésite toujours à réclamer une autonomie stratégique de l’Europe, jugée trop ambitieuse et, par conséquent, irréaliste ; trop coûteuse aussi peut-être.
Encore moins est-on prêt à discuter des capacités d’action autonome. On préfère, surtout du côté social-démocrate, s’imaginer l’Europe comme "puissance de paix", privilégiant la prévention des crises par des moyens civils plutôt que militaires. Quoi de plus sympathique qu’une "puissance de paix" engagée dans la prévention des crises ? Sûrement, la France ne s’y opposerait pas. Malheureusement, trop souvent, ces idées se heurtent à la réalité ; trop souvent, les moyens civils ne suffisent pas.

Il faudrait donc que la culture de retenue militaire, partagée par une majorité des allemands, et la culture française de capacité d’action militaire autonome se rapprochent. A cette fin, un travail soutenu pour établir une doctrine militaire commune doit être entamé, si possible encadrée par une revue stratégique commune. Cela ne devrait plus tarder.
Il serait préférable que ce travail soit fait à deux ; que la France et l’Allemagne commencent sans attendre que le reste de l’UE suive, tout en tenant les autres au courant. Ce serait un choix politique important, lourd de conséquences. Bien plus important que les décisions prises récemment sur l’établissement d’une PESCO, la coopération structurée permanente prévue dans le cadre du traité de Lisbonne, qui, selon le président français ne serait que le socle sur lequel doit être construite la capacité d’action commune.
Un tel choix ne peut pas être évité si Paris et Berlin veulent croire en leurs propres mots : "refonder l’Europe" ici, un "nouveau début pour l’Europe" là. Il ne se passera rien si on n’arrive pas à créer une culture stratégique, voire politique, commune ; un accord, au moins une compatibilité, des idées sur une "souveraineté" européenne. Les problèmes de la zone Euro et sa gestion montrent ce qui arrive quand il n’y a pas de culture politique commune.

Une institution responsable

2) Toutefois une culture politique et stratégique commune, aussi indispensable soit-elle, ne suffit pas. Qui peut mettre en œuvre cette capacité d’action commune ? En Allemagne, des experts se félicitent qu’avec son initiative la France vise une coopération en matière de défense en dehors de l’Union européenne, Paris étant bien plus intéressé à disposer de forces (européennes) opérationnelles pour agir qu’à être soumis à des obstacles politiques ou institutionnels de l’Union.
Ils pourraient se tromper. Les propositions françaises se trouvent bien intégrées dans l’approche de "refondation de l’Europe" et de contrôle démocratique dans le cadre de l’UE, renforçant les compétences du Parlement européen (discours de la Sorbonne). Le projet du futur gouvernement allemand, lui aussi, se prononce pour un renforcement du Parlement européen.
Y-aura-t-il alors transfert de compétences au niveau de l’UE en matières de défense ? Ni Paris, ni Berlin ne se sont jamais prononcés pour un tel transfert des responsabilités à "Bruxelles".
Qui alors serait responsable de l’emploi de la Force d’intervention commune (projet français) ou de l’Armée européenne (projet allemand) ? En application du Traité de Lisbonne, serait-ce le Conseil européen ? Le Conseil des ministres ? Ou bien les gouvernements nationaux ? Dans quelle configuration ? Y-aura-t-il, à côté de la zone Euro et de la zone Schengen une "zone défense" ? La question reste entièrement ouverte.

La construction institutionnelle actuelle ne suffit évidemment plus à régler, d’une manière démocratique, tout le spectre des actions que l’UE est appelée à mener. Il ne faut pas nécessairement une responsabilité unique, soit au seul niveau de l’UE, soit au niveau des nations. Mais il faut qu’il y ait des responsabilités bien définies, compatibles et démocratiques. Ce n’est pas un exercice théorique. C’est une condition sine qua non pour une Union européenne démocratique dont les pays membres et les institutions ont des comptes à rendre aux représentants élus des peuples qui, eux, disposent des budgets nécessaires pour toute action. Une capacité européenne d’action autonome aura besoin d’un cadre institutionnel approprié et d’une légitimité démocratique.
Compétition et coopération
3) C’est dans un cadre juridique précis, finalement, que les décisions seront prises concernant la quantité et la qualité des capacités militaires jugées nécessaires pour établir, maintenir et employer la force d’intervention commune, l’outil de la capacité d’action autonome. Les équipements militaires d’une telle force commune, jusque-là planifiés, achetés et financés par chacune des nations, doivent être plus compatibles entre eux que dans le passé.
Il ne suffit pas de développer quelques grands projets d’armement communs qui, à la fin, correspondent à des spécificités nationales qui restent très différentes, suite à la définition de missions et de règles d’emploi différentes, et qui, par conséquent, deviennent difficiles à gérer et coûteux.
Les capacités militaires coûtent cher. Il faudrait donc réfléchir aussi à synchroniser davantage les processus d’approvisionnement des équipements militaires. Ce ne sera pas facile, car ce n’est pas seulement une question administrative ou politique. On touche aux stratégies nationales d’industrie d’armement et de haute technologie, aux intérêts économiques déterminés aussi bien par la compétition que par la coopération.

Bien-sûr, on ne réglera pas tout en même temps et encore moins à la perfection. Mais il faut commencer, de manière urgente, à prendre en compte ce contexte stratégique, politique et, en fait culturel.