A l’occasion du 25ème anniversaire de l’ouverture du mur de Berlin, la Maison Heinrich Heine et Boulevard-Exterieur ont récemment organisé un débat entre Wolfgang Thierse, le premier Allemand originaire de l’Est à avoir accédé à un poste important dans la hiérarchie de la République fédérale en devenant président du Bundestag (1998-2005), et Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité et ancien secrétaire général de l’Elysée auprès de François Mitterrand, au moment de la réunification.
C’était la fête à Berlin, le weekend du 9 novembre. La foule dense dans les rues automnales de la ville se réjouissait de la presse qui la ramenait 25 ans avant, lorsque le mur de la division avait perdu son sens, par une brèche légère.
Trois jours auparavant, à la maison Heinrich Heine à Paris, un débat avait réuni Wolfgang Thierse, le premier Allemand de l’Est à avoir occupé dans l’Allemagne réunifiée le poste de président du Bundestag, deuxième dans la hiérarchie de l’Etat, et Jean-Louis Bianco, qui fut secrétaire général de l’Elysée de François Mitterrand au moment de la réunification. Ensemble, ils ont fait un récit historique de cette scansion, avec deux voix différentes mais pas contraires et deux points de vue qui n’avaient a priori pas grand-chose à voir.
Wolfgang Thierse raconte l’histoire allemande d’une révolution pacifique réussie. C’est une success story, certes, mais qui n’est pas tombée du ciel. Elle avait eu pour précurseurs une longue série de révoltes réprimées, dont l’amertume pouvait plomber les cœurs. Il y avait eu les révoltes de Berlin en 1953, puis dans d’autres villes allemandes, le soulèvement hongrois de 1956, écrasé par les chars soviétiques, la construction du Mur pour empêcher la population allemande de l’Est de fuir le système qui lui était imposé, les espoirs du printemps de Prague, un socialisme à visage humain, puis le courage des signataires de la Charte des 77 qui n’avait pu arrêter le pouvoir du Kremlin, et les révoltes des ouvriers polonais, la naissance de Solidarnosc. Moscou y avait fait répondre par la loi martiale. Mais la déception et le désespoir ont fini par céder devant de petites bougies. Celles qu’on allumait, à Leipzig et ailleurs, dans les églises. Les églises étaient le seul endroit où parler tranquillement, qu’on soit pratiquant ou non importait peu.
Ne plus avoir peur
Il y avait eu aussi des jalons positifs, les avancées de la CSCE – où on s’est rendu compte après coup que ce qui avait pu paraître faiblesse de trop céder sur les corbeilles d’Helsinki s’était révélé un piège pour la dictature soviétique –, il y avait eu l’action persévérante des dissidents russes et tchèques, il y avait eu la Pologne et il y avait eu le pape polonais. « N’ayez pas peur ! » avait dit Jean-Paul II. Le pape, la conscience suprême pour les Polonais.
Et en Allemagne, l’été 1989, les gens commencent à ne plus avoir peur. Dès lors la moitié de la dictature est par terre, précise Wolfgang Thierse. « Nous sommes le peuple ! » L’éveil de cette conscience nouvelle peut prendre appui sur quelques faits, comme l’ouverture aux réfugiés de l’ambassade ouest-allemande à Prague. Le champ des possibles s’élargit. « C’est maintenant ou jamais ! »
Le rôle de Gorbatchev
Deux événements viennent compléter le tableau des causes du succès du mouvement populaire : l’un de dimension mondiale, la politique de Mikhaïl Gorbatchev, l’autre du côté de l’anecdote – ô combien signifiante ! Le secrétaire général du Parti communiste de l’URSS Mikhaïl Gorbatchev venait de rompre avec la doctrine Brejnev en déclarant qu’il n’enverrait pas l’armée soviétique s’opposer dans les pays frères à des mouvements populaires. Dès lors s’estompait le spectre des chars soviétiques envahissant la Hongrie…
Et puis il y a eu Günter Schabowski, porte-parole du comité central du SED, le parti communiste est-allemand, répondant le soir du 9 novembre 1989 aux questions des journalistes venus nombreux à Berlin après la grande manifestation du 4 : « Oui, les citoyens de la RDA pourront se rendre à l’Ouest sans visa… – Quand ?- Euh… (le porte –parole consulte ses notes mais n’y trouve pas la réponse) eh bien, à partir de maintenant (sofort, unverzüglich) ». Et la foule s’est mise en marche, sortant de ses maisons, gonflant dans les rues, vers le Mur emporté dans cette nuit de folie. « Y étiez-vous ? a-t-on demandé à Wolfgang Thierse – « D’abord, ma femme et moi n’y croyons pas. « Ils » nous avaient tellement menti. Les enfants étaient petits, ils dormaient – et si c’était vrai, ce le serait encore le lendemain. Nous avons fêté l’événement à la maison. »
Un bonheur historique
C’était vraiment une fête, non seulement celle de la libération de la dictature, mais en même temps celle du retour à l’unité de l’Allemagne. Bientôt on ne dirait plus seulement « nous sommes le peuple », mais « nous sommes un peuple ». Il n’y avait plus qu’à légitimer formellement ce fait. Avant de raconter aussi cet épisode, une remarque s’impose.
Une idée semble dominer le récit historique de Wolfgang Thierse, l’idée de bonheur dans la révolution, une idée qui bouscule les analyses convenues. Parce que le président Thierse ne dit pas seulement : nous sommes bien contents d’avoir réalisé ce que nous voulions ; il dit que c’est important d’être heureux, que c’est cela qui compte, et que le « bonheur historique » qu’est l’unification allemande, il faut le retrouver dans la construction européenne.
Après vingt-cinq ans d’efforts, l’unification allemande apparaît à Wolfgang Thierse comme une réussite, même si des écarts subsistent entre l’Est et l’Ouest. Il cite le sociologue Ralf Dahrendorf, qui avait dit en 1990 que les changements vers la démocratisation allaient prendre six mois, que le passage à l’économie de marché prendrait six ans, et que la création d’une société civile demanderait soixante ans… Nous sommes dans les temps, dit Thierse, mais je pense à l’Europe de l’est.
Si les critères économiques montrent de belles réussites, Thierse ne s’en tient pas là. « Les plus belles villes d’Allemagne sont maintenant à l’Est ! » Dresde, Weimar… Thierse a beaucoup d’exemples à citer, mais il voudrait qu’on prenne en compte encore autre chose. La solidarité par exemple.
La chute du mur rend l’Union européenne nécessaire
La chute du mur il y a vingt-cinq ans, c’était la disparition du rideau de fer, c’était bientôt la dissolution de l’URSS… Le monde bipolaire, qui avait ses règles assurant une forme de de stabilité, que ce soit par l’équilibre de la terreur ou par les compromis de la détente, allait céder la place moins à un monde multipolaire qu’à un certain chaos favorable aux fondamentalismes et aux nationalismes. Saddam Hussein en envahissant le Koweit dès 1990 montrait que la stabilité du monde n’était plus assurée. Les relations internationales sont régies par les rapports de force et le court-termisme, explique Jean-Louis Bianco. Aussi la chute du mur de Berlin rend l’Union européenne encore plus nécessaire.
Mitterrand, ajoute l’ancien secrétaire général de l’Elysée, avait une vision politique à long terme, qui ne pouvait lui cacher les risques d’un élargissement sans concept. Car s’il estimait légitime l’aspiration à l’unité des Allemands, il tenait pour essentielle la question de la reconnaissance des frontières, c’est-à-dire en fait celle de l’Oder-Neisse. Il pensait qu’il fallait un peu de temps pour régler ces questions, mais l’histoire a bousculé les choses. Très tôt, il avait affirmé à un Helmut Schmidt incrédule que l’unification allemande se ferait dans les quinze ans, et il ne manquait jamais de voir les dissidents lors de ses voyages dans les démocraties populaires, rappelle Jean-Louis Bianco, en réponse au reproche fait à l’ancien président français d’avoir rendu visite aux dirigeants est-allemands dans les derniers moments de la RDA.
Les quatre plaies de l’agriculture soviétique
En 1984, en visite officielle à Moscou, il avait mis comme condition à sa venue de recevoir des informations sur l’état de santé des époux Sakharov exilés à Gorki ; et il a cité le nom de Andrei Sakharov dans son discours officiel, rappelle Jean-Louis Bianco. Au banquet d’Etat, Mikhaïl Gorbatchev, alors secrétaire à l’agriculture, était arrivé en retard. Mitterrand lui a demandé de quand dataient les problèmes de l’agriculture soviétique. « De 1917, avait répondu Gorbatchev. L’agriculture soviétique a quatre problèmes : le printemps, l’été, l’automne et l’hiver. »
Après la chute du Mur, dès la fin de 1989, François Mitterrand conçoit le projet d’une Confédération européenne qui aurait pu permettre de surmonter le dilemme entre l’élargissement de l’Europe et le risque de dilution des institutions communautaires. Jean-Louis Bianco admet cependant que cette proposition était à la fois mal préparée et mal formulée.
L’unification allemande fait partie de la construction européenne, une histoire jalonnée de succès, dont la réussite de la Pologne n’est pas le moindre, rappelle l’ancien secrétaire général de l’Elysée. L’unité allemande est même un préambule à l’unité européenne pour Wolfgang Thierse qui voudrait qu’en ces temps de crise en Europe et dans le monde des leçons en fussent tirées.
Une politique autre que la guerre
Vladimir Poutine a annexé la Crimée et envoie des soldats pour envahir l’Ukraine, mais nous ne pouvons pas lui faire la guerre, dit Thierse, cependant nous rejetons la politique de Poutine. Il ne s’agit pas de le « comprendre », il faut trouver une politique autre que la guerre. L’Europe doit trouver d’autres moyens. La Russie est et va rester un puissant voisin, il faut nous en accommoder. Willy Brandt voulait une bonne politique de voisinage, une politique de bon voisinage. Pour Wolfgang Thierse, cela signifie vivre solidaires et en paix. L’Allemagne vit aujourd’hui dans des frontières acceptées par ses voisins, et « nous sommes entourés d’amis », se réjouit-il. Les frontières de l’Allemagne ont été acceptées par ses voisins mais aussi par les Allemands eux-mêmes, ce qui n’allait pas de soi après l’amputation de vastes territoires après la Deuxième guerre mondiale. La Russie au contraire n’a pas accepté ses frontières actuelles.
Que faisons-nous aujourd’hui de la détente ?, demande Wolfgang Thierse. Les accords d’Helsinki l’avaient mise à profit pour faire des petits pas, qui paraissaient des marques de faiblesse de la part de l’Occident, mais qui ont permis de grignoter peu à peu le système. Il faut que l’Europe mette en œuvre des politiques patientes et déterminées. Il faut surtout qu’elle adopte des bases normatives pour définir sa politique. Que la recherche de la paix, la défense des droits de l’homme, l’établissement d’Etats de droit, le respect de la démocratie soient traduits en Realpolitik. Il importe beaucoup que des règles européennes soient établies en ce qui concerne l’immigration, les réfugiés, des règles qui ne soient pas dominées par la défense d’intérêts égoïstes. Les comportements actuels de nos Etats trahissent les idéaux de 1989.
Il faut pour l’Europe plus d’éthique et plus de démocratie. De cette nouvelle « révolution pacifique » que les intervenants semblaient appeler de leurs vœux, les politiques d’immigration ne pourraient-elles être la pierre de touche ?