En un temps où l’Europe traverse turbulences et risques de fragmentation, l’outil de coopération mis en place un jour anniversaire de Goethe, le 28 août 1991, peut-il être encore utile pour sauver l’Europe politique ?
Dans le Triangle de Weimar, à l’origine, chaque pointe avait son propre objectif et naturellement sa culture spécifique : les Polonais, après la chute du communisme, cherchaient un instrument d’intégration à l’Occident, la France et l’Allemagne un moyen de la réconciliation avec l’Est en même temps que l’équilibrage de leurs relations réciproques. La Pologne était vue aussi comme un possible chef de file des « PECO » (les pays d’Europe centrale et orientale) lorsque l’Europe s’est élargie vers l’Est.
Politique de voisinage
Un premier élargissement a eu lieu en 2004. Il réglait la question de l’intégration – l’intellectuel et homme politique polonais Bronislaw Geremek préférait le mot « retour » — de la Pologne, et de neuf autres Etats, dans l’Europe. Même après l’adhésion de la Bulgarie et de la Roumanie à l’UE, en 2007, le problème de la cette Europe « intermédiaire » entre l’Ouest et l’Est n’était pas résolu. La Pologne se retrouvait en quelque sorte en première ligne face à la Russie et à côté de pays restés plus ou moins dans la sphère d’influence russe.
En 2005, les trois ministres des affaires étrangères se réunissaient à l’invitation du Polonais, au lendemain de la victoire de la « révolution orange » à Kiev pour manifester leur solidarité politique au cœur de l’Europe et pour souligner le potentiel inexploité du Triangle de Weimar pour la mise en œuvre d’une stratégie vis-à-vis de ces pays de « l’entre-deux ».
L’UE a décidé une « politique de voisinage » qui, dès l’origine, était minée par des ambiguïtés et des contradictions. Elle s’adressait à des catégories de pays très différents, les anciennes républiques du bloc soviétique à l’est et les pays du pourtour méditerranéen au sud. Elle imposait des critères de bonne gouvernance et de réformes économiques qui avaient été les préalables à l’entrée des « PECO » dans l’UE sans ouvrir la perspective d’une adhésion, tout en ne l’excluant pas.
La révolte de Maïdan
En direction des pays d’Europe orientale, deux Etats de l’UE ont voulu aller plus loin que la politique de voisinage. Sous l’impulsion de la Suède et de la Pologne, Bruxelles a proposé le « partenariat oriental », des accords d’association, à six Etats de l’ancienne Union soviétique, dont l’Ukraine. Le refus du président Viktor Ianoukovitch, à l’automne 2013, de signer le partenariat oriental après des mois de négociations, a été l’élément déclencheur de la révolte de Maïdan, qui a conduit à la chute de Ianoukovitch, à l’arrivée au pouvoir de Petro Porochenko, à l’annexion de la Crimée par Moscou et à l’intervention russe dans l’est de l’Ukraine.
La Pologne avait quelques raisons de se trouver aux avant-postes du partenariat oriental. D’abord du fait de sa situation géographique. La Pologne est favorable à l’élargissement vers l’est de l’UE, comme l’était l’Allemagne dans les années 1990, pour ne pas se retrouver sur les marches orientales de l’Europe. Ensuite du fait de sa situation économique, qui pourrait presque passer pour un modèle.
« Sucess story »
La Pologne est la « success story » de l’économie européenne, un pays qui, par sa population et par son niveau de vie, existe par lui-même et peut jouer son propre jeu. La politique conduite ces dernières années visait à en assurer la compétitivité économique tout en assumant la solidarité européenne et à promouvoir une politique de sécurité par la stabilité du voisinage, explique Andrzej Stolarek, secrétaire à l’ambassade de Pologne à Paris. Un seul chiffre : en 1990, le revenu moyen polonais était le même qu’en Ukraine. Aujourd’hui, il est quatre fois plus élevé.
Pour Hans Stark, secrétaire général du CERFA, le format de ce triangle, indispensable pour éviter le face à face germano-polonais, et pour imposer à la France un intérêt pour les affaires européennes, ne peut avoir de réelle utilité et une dynamique propre qu’à trois conditions.
Il faut d’abord que la Pologne adhère à la zone euro. Parce qu’il n’y a pas de vraie passerelle entre ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors. Il ne s’agit pas d’une décision urgente, on ne pourra en effet aller plus loin dans la gouvernance économique européenne qu’une fois passés le référendum britannique, les élections françaises, etc. En Pologne même cela ne pourrait se faire sans une modification de la Constitution qui exige une majorité des quatre cinquièmes des voix au Parlement. Mais à terme, des politiques fiscales, budgétaires et sociales communes vont devoir être décidées, et ce sera plus facile dans le cadre des 19 que de 28 pays, parmi lesquels se trouvent des « eurosceptiques durs » comme les Tchèques, les Britanniques ou les Hongrois.
Solidarité européenne
Il faut ensuite que soit définie une politique européenne de sécurité et de défense. La Pologne a en effet participé à des missions hors de l’Europe, en Irak aux côtés des Américains en 2003, au Tchad à côté des Français. Si elle est active en Afrique dans une mission européenne, elle ne le fait pas par simple solidarité. Elle agit aussi dans son propre intérêt, comme l’ensemble des Européens face aux menaces de déstabilisation du Sahel, de l’islamisme, du problème des réfugiés…
Mais, souligne Hans Stark, la Pologne, en même temps, a raison de dire qu’il ne faut pas renoncer à la défense territoriale, surtout au moment où les tensions se vont de plus en plus vives à l’Est. La Pologne a une force militaire et stratégique qu’il faut organiser en liant le Sud et l’Est dans une vaste structure de sécurité européenne visant à la fois la défense territoriale et les opérations extérieures, si nécessaire.
Une condition encore doit être réalisée. A chaque changement de président, la France et l’Allemagne ont eu besoin de quelques années pour retrouver un rythme de dialogue et de relations efficace, mais elles y sont toujours arrivées. Avec la Pologne, ce n’a peut-être pas toujours été le cas. Il ne faut pas que des divergences idéologiques bloquent la coopération entre des pays qui ont décidé d’unir leur destin. Une allusion au résultat de la récente élection présidentielle en Pologne et à la victoire du candidat nationaliste Andrzej Duda qui ne recule pas devant les déclarations anti-allemandes et anti-européennes.
La stratégie face à la Russie
Il y a toujours des divergences politiques entre les pays, l’attitude de la Pologne vis-à-vis de la Russie n’est pas la même que celle de ses partenaires français et allemand, entre la France et l’Allemagne, les politiques énergétiques sont très éloignées, mais participer à des missions communes crée en soi-même une coopération : on trouve des compromis au-delà des différences d’intérêt. « Le système européen ne vit que de procédures », dit Pierre Vimont, ancien secrétaire général du Service européen d’action extérieur. Le compromis se fait maintenant autour des questions économiques et monétaires, vers un certain équilibre. Dans une Europe élargie, il faut des groupes, il faut de la différenciation et de la flexibilité, sans aller vers la fragmentation.
Face au défi posé à l’Europe par les menées agressives de la Russie en Ukraine, les Etats membres sont divisés. Dans le Triangle de Weimar même, la Pologne qui est pour le moins sceptique sur le dialogue avec Poutine quand elle entend les amis ou ministres de ce dernier dire qu’il faut « radier leur pays de la carte avec l’arme nucléaire » ne comprend pas l’argument des Français et des Allemands qui voient dans cet Etat autoritaire un partenaire indispensable. Les ministres des affaires étrangères du Triangle de Weimar ont réussi, en février 2014, à mettre sur pied un accord entre Viktor Ianoukovitch et l’opposition, mais il est resté lettre morte parce que le président ukrainien s’est enfui !
Depuis, la partie polonaise a été « oubliée » dans les relations des Européens avec la Russie à propos de l’Ukraine. Le « format Normandie » (Angela Merkel, François Hollande, Petro Porochenko, Vladimir Poutine) a remplacé le Triangle de Weimar.
Une vision commune ?
La « politique de voisinage » aussi requiert une vision stratégique pour l’Europe, à la fois sur le plan interne et vers l’extérieur. A-t-elle subi un coup d’arrêt après la réunion de Riga, en mai, consacrée au partenariat oriental, pour ne pas « provoquer » Moscou ? La stratégie commune des Européens face à la Russie a, dans le court terme, tenté de préserver l’unité. Les sanctions économiques étaient la seule arme dont disposait l’UE. Mais passer, dans cette stratégie commune du court au long terme, s’avère beaucoup plus difficile. Parce les Européens sont divisés entre ceux qui n’ont aucune confiance dans la Russie et ceux qui veulent sauver le dialogue pour ne pas se couper d’un partenaire nécessaire. Il y a entre les deux groupes une réelle tension, d’autant que les séparatistes pro-russes en Ukraine reprennent les hostilités. Cette division passe aussi à l’intérieur des pays comme la France et l’Allemagne (même si ce n’est pas dans la même famille politique).
Avec la Pologne, on pourrait avancer de la manière suivante, estime Pierre Vimont : se demander si pour la zone euro, pour la défense européenne, pour la politique énergétique, la vision polonaise est la même que celle de la France ou de l’Allemagne, et travailler, à partir de points de départs différents, pour arriver à une position commune. Car l’Union européenne manque de vision. Il lui faut une vision stratégique de ce qu’elle peut faire, en particulier face à la Russie. La politique de défense commune n’exclut pas que le recours à la protection de l’OTAN soit encore nécessaire. D’autre part, les Britanniques proposent une conception minimaliste et mercantiliste de l’Europe. Ils veulent bien rester dans un grand marché sans ambition politique. Est-ce la vision de la Pologne, ou bien a-t-elle une ambition plus vaste, comparable à celle que l’on prête encore, à tort ou à raison, à la France et à l’Allemagne ?