Les travaillistes britanniques ont choisi de se recentrer en portant à leur tête le député londonien Keir Starmer, un avocat de 57 ans considéré comme un modéré et un pragmatique. Il succède à Jeremy Corbyn, chef de file de l’aile gauche du Labour, qui dirigeait le parti depuis 2015. Le nouveau patron du Labour a été élu dès le premier tour à une large majorité (56,2% des suffrages), devançant ses deux concurrentes, Rebecca Long-Bailey (27,6%), une proche de Jeremy Corbyn, et Lisa Nandy (16,2%). Cette large victoire marque un net changement d’orientation pour les travaillistes. Elle va mettre fin à la domination de la gauche radicale incarnée par son prédécesseur au lendemain de la parenthèse blairiste et permettre au Labour de revenir à une tradition de centre gauche plus conforme à son histoire.
Le successeur de Jeremy Corbyn ne manque pas d’atouts pour mener les prochains combats du Parti travailliste, à commencer par le solide mandat qu’il vient de recevoir de ses membres. Si certains l’accusent de manquer de charisme, cet homme d’expérience, diplômé d’Oxford, a fait ses preuves, avant d’entrer en politique, comme juriste spécialisé dans la défense des droits de l’homme puis comme procureur. Un documentaire de Ken Loach, intitulé McLibel, l’a fait connaître du grand public à l’occasion d’un procès de militants écologistes contre la firme McDonald’s devant la Cour européenne des droits de l’homme. Elu à la Chambre des Communes en 2015, il a fait partie, de 2016 à 2020, du « cabinet fantôme » mis en place par Jeremy Corbyn. Il était chargé de la délicate question du Brexit. Ce fils d’un ouvrier et d’une infirmière, qui doit son étrange prénom au souvenir de James Keir Hardie (1856-1915), grande figure du Labour, défend un socialisme moderne.
La lutte contre la pandémie
La tâche ne sera pas facile pour le nouveau chef de l’opposition. Plusieurs combats l’attendent. On en rappellera quatre. Le premier est celui du coronavirus. La lutte contre la pandémie est devenue une priorité absolue et le Parti travailliste doit y trouver sa place. Au Royaume-Uni comme ailleurs, l’équilibre est malaisé à tenir entre l’exigence de l’union nationale et le droit à la critique. Le Parti travailliste doit se garder d’attaquer systématiquement le gouvernement pour sa gestion de la crise, au risque d’apparaître comme un parti purement contestataire. Mais il lui faut aussi garder ses distances avec le pouvoir pour ne pas donner l’impression de cautionner sa politique. L’hospitalisation de Boris Johnson complique encore le problème. Keir Starmer a souligné, dans sa première déclaration après son élection, qu’il adopterait une attitude « constructive » sans s’abstenir de critiquer le gouvernement lorsqu’il le jugerait nécessaire. Il devra trouver la juste mesure pour faire entendre la voix du Labour.
Le deuxième combat est celui du Brexit. La question est passée au second plan depuis qu’a éclaté la crise du coronavirus mais elle demeure à l’agenda du premier ministre comme à celui de son opposition. Keir Starmer s’est engagé dans ce débat comme responsable de ce dossier au sein du « cabinet fantôme » de Jeremy Corbyn. Cet europhile convaincu a réussi à modifier la position du Parti travailliste en le persuadant de demander un second référendum. A la tête d’un parti profondément divisé entre « brexiters » et « anti-brexiters », il ne veut surtout pas rouvrir les plaies laissées par la rupture avec l’Union européenne. Il ne plaidera pas pour un retour du Royaume-Uni en Europe. Pour le moment, il a réussi à échapper aux luttes de clans, s’attirant les faveurs des pro-Européens sans se brouiller avec les eurosceptiques. Il continuera dans cette voie pour tenter de rassembler sa famille politique.
Le « poison » de l’antisémitisme
Le troisième combat sera celui du redressement du Parti travailliste. Celui-ci vient de subir une déroute électorale sous la conduite de Jeremy Corbyn. Il lui faut réfléchir sur les causes de ce désastre et remettre en cause certains de ses choix. Keir Starmer a l’intention de le réformer profondément pour essayer notamment de combler le fossé entre le radicalisme de sa base militante, appuyée sur les syndicats, et le centrisme de ses élus au Parlement. Il a promis aussi de s’attaquer aux relents d’antisémitisme qui ont éloigné une partie de son électorat et que Jeremy Corbyn n’avait pas su, ou voulu, éliminer. Il s’est engagé à extirper ce « poison », en présentant ses « excuses », au nom du Labour, pour cette « tache sur le parti ». Le grand rabbin du Royaume-Uni avait dénoncé, pendant la campagne, la complaisance de la direction du parti à l’égard du « racisme anti-juif ». Keir Starmer, dont la femme est elle-même juive, devra montrer sa fermeté face à ces dérives.
Quatrième combat enfin, celui qui devra conduire les travaillistes à la victoire aux prochains élections et les ramener au pouvoir, qu’ils ont perdu en 2010 quand David Cameron a succédé à Gordon Brown après treize ans de gouvernement travailliste. Les sondages sont encore très défavorables au Labour. Si des élections avaient lieu aujourd’hui, les Tories l’emporteraient largement. « Nous avons une montagne à gravir », a reconnu le nouveau chef du Labour, qui a rappelé que son parti avait perdu quatre élections consécutives et qu’il lui fallait retrouver la confiance du peuple en se transformant pour redevenir le grand parti d’hier, fondateur de l’Etat-providence et du Service national de santé, acteur de la réconciliation en Irlande du Nord.
« Je reconnais l’ampleur de la tâche », a-t-il dit. Pour effacer la lourde défaite de 2019, les travaillistes devront en effet reconquérir leurs bastions historiques dans le nord du pays, qu’ils ont cédés massivement aux conservateurs de Boris Johnson. Ils devront s’adapter aux temps nouveaux sans renoncer à leurs valeurs. Il leur faudra se frayer un chemin entre la tentation radicale de Jeremy Corbyn et le social-libéralisme de Tony Blair.