Barack Obama face aux défis géostratégiques

Politologue, chercheur émérite au Centre d’Etudes et de Recherches Internationales, Pierre Hassner a accordé un entretien à « Boulevard extérieur » dans lequel il analyse les options de Barack Obama en politique étrangère. Propos recueillis par Daniel Vernet 

Les deux mandats de George W. Bush représentent-ils une parenthèse dans la politique étrangère américaine qui va revenir dans des rails traditionnels avec Barack Obama ?

Pierre Hassner : Cette différence entre unilatéralisme et multilatéralisme est un problème mais ce n’est pas le problème principal. Pendant son deuxième mandat, George W. Bush a essayé de faire du multilatéralisme. Le Quartet sur le Moyen-Orient, c’est une forme de multilatéralisme mais ça ne donne absolument rien. Madeleine Albright, quand elle était secrétaire d’Etat de Bill Clinton, disait : « Autant de multilatéralisme que possible, autant d’unilatéralisme que nécessaire » et Bush ça a été l’inverse. Barack Obama est certes mieux disposé envers le multilatéralisme mais ce n’est pas un avantage sans mélange pour les Européens. A propos de l’Afghanistan, par exemple, il va dire : voilà, nous sommes multilatéraux, et donc donnez-nous vos troupes. L’unilatéralisme de Bush était un bon alibi pour les Européens.

Mais ce qui me frappe plutôt, ce sont les problèmes épouvantables qui s’accumulent et devant cette situation, on peut se demander si Obama est porteur d’une restauration ou d’une révolution. On ferme la parenthèse Bush, et soit on revient à Clinton soit on change vraiment des choses dans la politique américaine face à des défis inédits.

Quand on regarde l’équipe, notamment en politique étrangère, on a plutôt l’impression d’un retour à Clinton.

Et ça, ça m’inquiète. J’ai été étonné par la nomination d’Hillary au Département d’Etat. C’est certes un calcul de politique intérieure, il vaut mieux l’avoir dedans que dehors. Mais alors qu’il n’est pas spécialiste de politique étrangère, Obama aurait pu choisir quelqu’un avec qui il ait une relation de confiance étroite. Les interrogations portent aussi sur le fond. Il y a un côté irénique dans les déclarations d’un certain nombre de proches d’Obama. Aujourd’hui, nous dit-on, ce qui compte, ce sont les connexions et pas le pouvoir. Le monde est interconnecté et les Etats-Unis sont le pays le plus connecté. Tout le monde se coordonne, se connecte. Les calculs de puissance ont cédé la place aux connections. Lisez dans le dernier numéro de Foreign Affairs, l’article d’Annemarie Slaughter, qui est une clintonienne et qui devrait devenir chef du planning staff. Le texte a été écrit avant la grande crise, compte tenu des délais de fabrication mais tout de même. Et les Etats-Unis sont au centre de ce réseau de connections. C’est peut-être un aspect de la réalité mais le conflit israélo-palestinien, l’Afghanistan, la rivalité Inde-Pakistan, etc., plus les grands problèmes comme la crise économique, les migrations, le changement climatique, me rendent plutôt pessimiste. Je pense au mot de Raymond Aron sur Valéry Giscard d’Estaing : "l’ennui avec lui c’est qu’il ne sait pas que l’Histoire est tragique". On a affaire à une espèce d’optimisme technocratique américain.

En plus on parle d’un tas d’envoyés spéciaux et les noms qui sont cités, Richard Holbrooke, Dennis Ross, etc., sont des chevaux de retour. Ce n’est pas très compréhensible de la part d’Obama. Il dit que l’effet même de son élection représente une réconciliation des Etats-Unis avec le monde et des Etats-Unis avec eux-mêmes. Il se présente comme centriste. Aussi peut-on craindre que si son élection est un événement révolutionnaire, sa politique risque d’être traditionnelle. Cette crainte semble confirmée par les nominations. Si cette appréciation est exacte, on va assister à un retour aux années 1990, à Clinton. Or la situation, notamment au Proche-Orient, s’est beaucoup détériorée. Au train où l’on va, on ne pourra plus avoir la solution des deux Etats. Les Israéliens vont peut-être réussir à détruire le Hamas plus qu’ils n’ont réussi à détruire le Hezbollah en 2006 mais il y aura beaucoup plus de victimes qu’au Liban, étant donné la densité de la population à Gaza, et il y aura un autre Hamas qui renaîtra.

Les peuples israélien et palestinien s’enfoncent dans la tragédie et je ne sais pas si Obama le sent.

Ce n’est pas le seul défi…

Non. Il y a la grande crise économique, qui est inédite. Personne ne s’attendait à ce qu’elle prenne cette dimension. Dans ce domaine Obama s’est entouré des meilleurs conseillers mais on voit bien que les meilleurs économistes ne savent pas grand-chose. Combien de temps durera la crise ? Sera-t-elle profonde ou non ? Qu’en sortira-t-il ? Un capitalisme régulé ? Un capitalisme dit « rhénan » ? En tous cas, Obama croit en des choses auxquelles Bush ne croyait pas : le changement climatique, le développement durable, les énergies renouvelables… Dans cette perspective, il est possible que le nouveau président donne la priorité à l’Amérique, à la réfection de ses infrastructures, aux questions sociales et délaisse la politique extérieure, à l’exception du conflit israélo-palestinien et de l’Afghanistan. D’une part, les Etats-Unis, d’autre part ce que les Américains appellent les « global issues » mais sur les conflits sanglants, les relations avec la Russie, la Chine, l’Europe, il est possible qu’Obama n’ait pas tellement d’idées particulières, au-delà de la bonne volonté. A peu près comme chez un président normal, Bill Clinton ou George Bush père.

Pourtant il y a des choix à faire…

Certainement. Obama va-t-il abandonner la défense antimissile en Europe ? Critiquer la Chine sur les droits de l’homme ou au contraire la ménager pendant qu’il en a absolument besoin pour résoudre la crise économique et pour sortir du guêpier Afghanistan-Pakistan-Iran ? Sortir du ballet diplomatique habituel au Proche-Orient pour d’une certaine façon sauver les Israéliens malgré eux ? Le général Dayan disait : "les Américains nous donnent des conseils et de l’argent ; on prend l’argent et on jette les conseils au panier". Et quand on lui demandait : et s’ils ne vous donnaient pas d’argent si vous ne suiviez pas leurs conseils, que se passerait-il ? Dayan répondait : "on verrait". Les seuls qui aient essayé, ce sont Bush père et son secrétaire d’Etat James Baker et ils ont été taxés d’antisémitisme. Obama suivra-t-il leur exemple ? Quant à l’Iran, il ne serait pas agréable qu’il ait la bombe mais peut-être pourrait-on tolérer qu’il soit un "pays du seuil", accompagné de quelque chose dont personne n’a envie, c’est-à-dire d’une présence américaine accrue dans le Golfe, en Arabie saoudite. Il est temps de penser à ce qu’on va faire pour limiter les dégâts.

Pourquoi Obama a-t-il annoncé vouloir faire porter ses efforts sur l’Afghanistan ?

Il y a d’abord des raisons électorales. Ayant promis de retirer les troupes d’Irak, il devait montrer que pour autant il n’était pas un « mou ». Que peut-il faire ? Les témoignages sur la situation sont contradictoires et les conséquences qu’on en tire aussi. Faut-il poursuivre dans la voie suivie depuis 2001, abandonner au contraire toute idée de « nation building » ou continuer mais le faire mieux ?

Sur tous ces points chauds, je n’ai aucune idée de ce qu’il fera.

Ce qui vous frappe, c’est le côté centriste…

La campagne a renforcé cette impression. Bien sûr, on dit qu’il ne faut pas écouter les propos de campagne et que tout peut changer après. Ce n’est pas tout à fait vrai. Si l’on regarde les nominations, elles confirment que les non-conformistes ont été mis à l’écart. Quand on lui a reproché de s’entourer de gens appartenant à l’establishment après avoir critiqué le monde de Washington, il a répondu : le changement, c’est moi ! Mais est-ce suffisant ? Surtout dans le système américain où la machine bureaucratique a une influence énorme. Le président ne peut aller complètement à contre-courant.