Pierre Hassner parle de « propos d’étape » pour expliquer la forme intermédiaire des textes qu’il publie en recueil : des articles de revue ou des chapitres de livres écrits à plusieurs, plutôt que des articles de journaux – trop urgents instantanés – ou des livres – trop bouclés. Ce sont des papiers écrits sur la vague qui vous emporte. Pascal, explique Pierre Hassner, disait « J’écrirai ici mes pensées sans ordre, mais non point peut-être dans une confusion sans dessein : car je ferais trop d’honneur à mon sujet en le traitant avec ordre, puisque je veux monter qu’il en est incapable. »
Les relations internationales – c’est le sujet du livre – sont devenues illisibles, les théories d’un monde bipolaire, multipolaire ou autre sont désormais incapables de rendre compte des événements et tous les « ismes » sont dévalués, surtout, peut-être, le réalisme. De l’un de ses plus fameux auteurs , Henry Kissinger, Pierre Hassner remarque que son dernier livre, World Order, tout en s’en tenant rigoureusement aux rapports entre Etats et au rôle des grandes puissances, qu’il s’agisse de la guerre au Vietnam ou de l’Irak, avait cependant montré la faille de cette politique : « la non prise en compte de la situation intérieure, de l’évolution des sociétés et de la volonté des peuples ». A propos de la guerre d’Algérie, Raymond Aron avait déjà souligné les limites du « réalisme » : « Ceux qui croient, disait-il que les peuples suivront leurs intérêts plutôt que leurs passions n’ont rien compris au XXème siècle ». « Et au XXIème », ajoute Pierre Hassner.
Les mots qu’on utilise pour parler des relations internationales sonnent de plus en plus creux – à tel point qu’on se sent obligé de les affubler de guillemets – par exemple « la communauté internationale », la « gouvernance » et surtout cet oxymoron nouveau, l’ « ordre international ».
Une complexité mouvante
Les relations internationales sont une complexité mouvante, dont la conscience des « idées simples que nous emportions vers l’Orient compliqué » n’est qu’une première ébauche. Pierre Hassner cite deux théoriciens des relations internationales qui avaient conscience au moins de cette complexité contradictoire, Zbigniew Brzezinski et Raymond Aron. Le premier écrit que « le grand défi d’aujourd’hui n’est pas l’hégémonie mais le désordre » et Raymond Aron, en 1951 déjà, dans « Les Guerres en chaine », un livre centré sur la première guerre mondiale, avait montré « les surprises de la rencontre des séries ».
Le point de départ de ces analyses se trouve chez François Furet, avec une remarque de Stanley Hoffman : « Il faudrait pouvoir marquer sur la carte les passions comme les bases militaires ou les puits de pétroles ». Mais les passions sont immatérielles et mobiles, et il n’y a pas de théorie des relations internationales qui les prenne en compte, et qui prenne en compte les changements. Il faut donc inventer de nouveaux concepts, et ils seront ceux que l’observation du journaliste peut relier aux concepts de la philosophie. Parce qu’il n’y a pas de relations internationales multi- ou bipolaires, c’est plus compliqué, il n’y a pas de lisibilité mais une multiplicité d’actions hétérogènes (pas seulement étatiques).
Les relations internationales sont compliquées et de plus elles sont mouvantes ; les représentations du style bases militaires ou puits de pétrole ne sont pas possibles. « Ce que j’essaie de voir, dit Pierre Hassner, ce sont les passions en mouvement, leur hétérogénéité et leurs déséquilibres. »
La montée des passions
Dans les années 1970, en France, on croyait que la mondialisation allait standardiser les affects, suggère Alain Dieckhoff, et que les passions étaient vouées à la disparition, mais le gonflement des religions, du nationalisme, des populismes… est venu mettre en cause certains acquis de la modernité. Négatives ou positives, ces passions ont dessiné une géopolitique nouvelle.
Un dessin… un dessin mouvant. L’équilibre dynamique des passions manifeste au premier chef la violence, ou plutôt les violences. Il y a les décapitations de Daech et les drones. Ou bien la violence faite aux employés d’Air France, qui les conduit à la révolte. Dans la confrontation du kamikaze et du drone, on peut penser que l’attentat suicide ne va pas se répandre en Occident mais qu’en revanche le drone a de belles perspectives. « Nous sommes dans une grande guerre, disait un civil après les derniers attentats d’Ankara, mais nous ne savons pas laquelle. »
La religion ? Les nationalismes ? La dérégulation ?
Les passions ont la voie libre dans un monde où les doctrines et les institutions flanchent. L’usure des doctrines et des idéologies, le dysfonctionnement des institutions laissent la porte ouverte aux réactions les plus primitives. François Furet et Stanley Hoffman avaient analysé les passions anti-bourgeoises, la haine de la bourgeoisie et le totalitarisme auquel elle avait conduit.
Aujourd’hui entre les élites au pouvoir, l’ « establishment », et le soi-disant « peuple » se creuse une opposition sans parole, sans concept, dont se nourrit le populisme de droite ou de gauche. La mondialisation diminue probablement les inégalités entre nations, mais elle renforce celles qui existent à l’intérieur de chaque pays, contribuant ainsi au développement de ce ressentiment qui fait plier la raison.
Ainsi l’accroissement des inégalités, joint à l’usure des doctrines et au dysfonctionnement des institutions laisse la voie libre à la montée des passions et réduit à néant ce projet d’universalisme juridique seul capable de fonder un « ordre » international. Et la mondialisation même, par les comparaisons et les frustrations qu’elle engendre, accentue les passions, alors que le protectionnisme est vécu comme un nationalisme. En même temps qu’il prône un « universalisme pluriel », Pierre Hassner reconnait le rôle des identités, qui ne deviennent des passions dangereuses que si elles sont exclusives. Sinon, elles peuvent servir de pallier vers l’universalisme, car, dit-il, « on ne peut pas accéder sans médiation à l’universel ».