A la différence de ses illustres prédécesseurs (Lénine, Staline, Khrouchtchev) et de son plus célèbre successeur (Gorbatchev), Leonid Brejnev, qui fut secrétaire général du PC d’Union soviétique et numéro un du communisme mondial de 1964 à 1982, n’a pas fait l’objet d’une abondante littérature historique, notamment en langue française. Parce qu’il fut l’un des responsables de l’autodestruction du régime et que son nom demeure associé à la « stagnation » du pays, première étape vers son effondrement final, il a été jeté sinon aux oubliettes, du moins à l’arrière-plan de l’histoire de l’URSS.
En dépit de sa longévité (dix-huit ans à la tête du pays) et du rôle qu’il a joué dans la « guerre froide », il apparaît rétrospectivement comme le maillon faible du pouvoir soviétique. Dans la biographie qu’il lui consacre (Perrin, 2021), le jeune historien Andreï Kozovoï, maître de conférences en histoire russe à l’Université de Lille, s’emploie à réévaluer l’action et la personnalité de l’ancien dirigeant soviétique. « Le temps est venu, écrit-il, d’extraire Brejnev de la gangue de mépris dont il demeure prisonnier ».
L’auteur ne cherche pas à réhabiliter le personnage. Il n’éprouve aucune sympathie pour le régime soviétique et ne manifeste aucune indulgence envers ceux qui l’ont incarné. Son père, le poète Vadim Kozovoï, auquel est dédié son livre, et sa mère, Irina Emélianova, qui a raconté dans Légendes de la rue Potapov (Fayard, 2002, en poche Editions des Syrtes 2020) les amours de sa mère, Olga Ivinskaïa, avec Boris Pasternak, ont connu l’un et l’autre, avant sa naissance en 1975, les rigueurs du goulag.
Une réalité plus complexe
La chasse aux dissidents, quoique moins sévère, n’avait pas cessé sous Brejnev. Andreï Kozovoï n’a donc aucune raison de se montrer complaisant à l’égard de l’ex-secrétaire général. Mais il veut, en historien, dépasser la « vision caricaturale » qui fait de celui-ci, entre autres épithètes qui lui sont volontiers attribuées, un « lâche », un « intrigant », un « paresseux » ou un « corrompu » pour atteindre « une réalité plus complexe ».
A reconsidérer son parcours, à comparer son comportement à celui d’autres maîtres du Kremlin, avant ou après lui, il apparaît que Leonid Brejnev n’avait ni l’autorité, encore moins la férocité, d’un Staline, ni la fougue parfois aventureuse d’un Khrouchtchev, sans parler de l’audace et de la sagacité d’un Gorbatchev. Mais il ne manquait pas de qualités. Il a fallu qu’il se brouille avec Khrouchtchev pour que celui-ci, interrogé sur le nom de son éventuel successeur, réponde en privé : « N’importe qui sauf cet imbécile ! ».
Ce jugement à l’emporte-pièce en dit plus sur les emportements de Khrouchtchev que sur la valeur de Brejnev. Si l’on excepte ses dernières années où, affaibli par la maladie et déconsidéré par son entourage, il a donné de lui-même une image pitoyable, il se montre, au cours de sa vie, tantôt « discret et travailleur », tantôt habile diplomate, tantôt « intelligent et doctrinaire », toujours attentif à l’avis de ses pairs. A l’égard du stalinisme, il est « l’homme qui veut refermer les plaies, réconcilier les Soviétiques avec leur passé ».
Brejnev n’est pas un « géant de la politique », estime l’auteur, ni une personnalité flamboyante. C’est même le contraire du héros qu’il aurait voulu être. S’il a réussi à parvenir au sommet et à s’y maintenir si longtemps, il l’a dû justement en grande partie, explique Andreï Kozovoï, à « sa capacité à faire office d’antihéros ». « Brejnev l’antihéros », tel est le titre du livre et telle est la thèse qu’il défend. « Brejnev, dit-il, n’a jamais été un visionnaire, un fanatique ou un libéral ». C’est à la fois « un pragmatique » et « un conservateur ».
L’intervention en Tchécoslovaquie et en Afghanistan
Que reste-t-il de l’exercice du pouvoir par Leonid Brejnev au terme des dix-huit années de son règne ? Du bilan dressé avec minutie par l’auteur, retenons, au passif, les deux interventions militaires qui portent sa marque, en Tchécoslovaquie d’abord, en 1968, où s’applique ce qu’on appellera la « doctrine Brejnev », c’est-à-dire celle de la « souveraineté limitée » des Etats communistes ; en Afghanistan, ensuite, en 1979, où l’URSS va s’enliser dans une guerre perdue. Dans ces deux circonstances, il a tenté d’éviter le pire avant de se résoudre à agir. Pour l’histoire, ces deux invasions ternissent durablement sa réputation.
A l’actif, il reste la vaste offensive diplomatique menée par l’URSS en direction des Etats-Unis, qui devait aboutir à l’organisation de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) et à la signature de l’Acte final d’Helsinki en 1975. Les sommets Nixon-Brejnev, notamment celui de Washington en 1973, ont permis à l’URSS de « gagner en visibilité et donc en prestige », souligne Andreï Kozovoï. Le secrétaire général du PSUS a déployé toute sa force de persuasion pour convaincre ses interlocuteurs, aux Etats-Unis comme en Union soviétique, de la nécessité de la détente. « Brejnev a été un dirigeant bien plus actif qu’on ne l’imagine », conclut l’historien. Près d’un demi-siècle plus tard, ajoute-t-il, « la politique étrangère de Poutine, son obsession des Etats-Unis et son désir de trouver les voies d’une « détente », y compris dans le domaine du désarmement, ne sont pas sans rappeler la ligne brejnévienne ».