Ce qui menace l’Union européenne

L’Europe sortira-t-elle affaiblie de la double crise, sanitaire d’abord, économique ensuite, que lui fait subir le Covid-19 ? Ou saura-t-elle faire de cette épreuve, comme le dit le politologue Dominique Reynié, un « point d’appui » pour « une nouvelle ambition européenne » ? Les optimistes retiendront cette seconde hypothèse tandis que les pessimistes se rallieront plutôt à la première. Tout dépendra de la façon dont Européens résisteront, ou non, aux tendances que la pandémie semble renforcer et qui inquiètent les plus fervents défenseurs du projet européen. « Le coronavirus pousse l’Union européenne dans des directions nouvelles et indésirables », estime le chercheur Charles Grant, directeur d’un laboratoire d’idées réputé, le Centre for European Reform. Pour lui, ces évolutions redoutées, si elles se confirment, sont pain bénit pour les populistes anti-Européens.

L’expert britannique dénombre six tendances négatives, qui menacent l’avenir de l’Europe. Ces tendances ne sont pas nées de la crise, mais celle-ci en a accéléré le rythme. Elles entraînent l’Union européenne dans des voies dangereuses. Il faut donc les considérer comme des signaux d’alerte, c’est-à-dire à la fois retenir les leçons qu’elles comportent et combattre les orientations qu’elles favorisent à l’encontre des ambitions européennes. S’il est trop tôt pour savoir comment le Covid-19 transformera l’Union européenne, il est en effet possible, sans attendre la fin de la crise, de repérer les failles qui risquent de s’élargir au lendemain de la pandémie et de mettre en péril la construction européenne. Pour certains observateurs, il en va même de la survie de l’UE au sortir de la plus grave épreuve de son existence.

La prééminence des Etats

La première de ces tendances est celle de la dé-globalisation, c’est-à-dire la mise en question de la politique d’ouverture économique et de liberté des échanges qui a caractérisé les dernières décennies. Le protectionnisme dont Donald Trump s’est fait le champion va dans ce sens. Beaucoup de pays dans le monde commencent à s’inquiéter de leur dépendance à l’égard de la Chine. La pandémie a mis particulièrement en évidence la domination de Pékin dans le domaine des équipements médicaux. Aussi les appels à l’autosuffisance et à la relocalisation se sont-ils multipliés tandis que nombre d’accords de libre échange étaient dénoncés au nom du respect des normes sociales et environnementales. Beaucoup de ces critiques sont légitimes mais elles ne sauraient conduire les Européens à renoncer aux acquis de la globalisation. Ce serait faire le jeu des populismes que d’inviter l’Europe à se fermer sur elle-même en oubliant les bienfaits du commerce international.

La deuxième tendance révélée, ou plutôt confirmée, par la gestion du Covid-19 est le poids accru des gouvernements nationaux par rapport aux institutions européennes. Dans les moments difficiles, ce sont les Etats membres qui affirment leur prééminence. Ils ont imposé leur volonté dans la gestion de la pandémie, avec d’autant plus d’autorité que les questions de santé relèvent prioritairement de leurs compétences. Les efforts de la Commission pour coordonner les politiques des Etats membres au nom de l’intérêt commun ont été limités par les égoïsmes nationaux. S’il est vrai que la réponse économique des Européens a été plus solidaire, c’est d’abord des vingt-sept capitales qu’est venue la réaction. L’affaiblissement des institutions européennes n’est pas nouveau, l’occasion est peut-être venue d’inverser le courant.

La question des frontières

La troisième tendance est celle du renforcement des frontières. L’Union européenne avait déjà tenté de consolider ses frontières extérieures pour faire face à l’afflux des migrants. Cette fois, les frontières intérieures ont été souvent fermées. Le coronavirus a accentué la méfiance des Européens à l’égard des étrangers, soupçonnés de transporter avec eux le Covid-19 et de mettre en danger la santé des pays hôtes. La recherche d’une politique migratoire ouverte et dépassionnée n’est plus vraiment à l’ordre du jour. L’accueil des réfugiés, déjà source de protestations et de polémiques dans les Etats membres, va être rendu plus incertain encore. Le Covid-19 alourdit le dossier plutôt qu’il ne le facilite. Là aussi les populistes sont aux aguets, prêts à tirer profit des difficultés.

Quatrième tendance, l’opposition croissante aux politiques de lutte contre le réchauffement climatique. Les conséquences économiques de la pandémie s’annoncent si graves en termes d’emploi et de niveau de vie que la défense de l’environnement ne paraît plus prioritaire à une partie des opinions. Malgré les engagements de la Commission en faveur d’un « Green Deal », un plan vert, considéré comme l’axe des politiques européennes, la conversion écologique de l’UE n’est pas encore acquise. La construction d’une économie « décarbonée » reste certes à l’ordre du jour, mais la dynamique que cherche à créer la nouvelle présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, peut se trouver entravée par l’aggravation de la crise. Des pressions ne manqueront pas de s’exercer sur les dirigeants européens pour qu’ils modèrent leur action en faveur du climat.

Les deux dernières tendances qui vont affecter l’Europe concernent l’élargissement des divisions au sein de l’Union. Divisions entre l’Est et l’Ouest d’abord. Le fossé s’est creusé entre les pays occidentaux et ceux d’Europe centrale, en particulier la Hongrie et la Pologne, sur les migrations, l’énergie et surtout la démocratie. Le Covid-19 n’a fait qu’accroître ces divergences, Budapest et Varsovie, entre autres, redoutant que des sommes ne soient prises sur les fonds structurels, dont ils sont les principaux bénéficiaires, pour aider les Etats le plus affectés par le virus. Divisions entre le Nord et le Sud ensuite. Malgré l’initiative commune annoncée le 18 mai par Angela Merkel et Emmanuel Macron, la fissure s’est agrandie entre les pays du Nord, dont les Pays-Bas sont les principaux porte-parole, et les pays du Sud. La pandémie a accru la demande de solidarité et augmenté les tensions entre les Etats membres.

Ces tendances sont autant de menaces qui pèsent sur l’unité de l’Europe. La responsabilité des dirigeants européens est d’en prendre conscience et de s’entendre entre eux pour y faire face afin d’empêcher le délitement de l’UE. Les tentations de la désunion sont plus présentes que jamais. La réponse de l’Europe au Covid-19 peut contribuer à les rendre encore plus fortes. Elle peut aussi se donner les moyens d’y faire obstacle.