Comment analyser cette tentative de rébellion avortée d’Evguéni Prigojine ?
Il s’agit de toute évidence d’une mutinerie armée. C’est ainsi que les agissements de Prigojine, à la tête de la milice Wagner, ont été qualifiés par le FSB et par le Procureur général de Russie. Une enquête pénale a été ouverte dès le soir du 23 juin à l’encontre de celui qui est devenu le chef de guerre le plus célèbre depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine, puis close 24 heures plus tard… avant qu’on apprenne, le 26 juin, qu’elle serait en fait toujours en cours.
La révolte semble avoir surpris tous les observateurs. Tout porte à croire que la présidence russe a également été prise de court par ces événements, comme en témoignent les réactions confuses du Kremlin. Pourtant, des tensions existaient depuis plusieurs mois entre la milice Wagner et le ministère russe de la Défense, dirigé par Sergueï Choïgou, cible récurrente des critiques de Prigojine.
Il y a quelque chose de grotesque dans cette tentative de rébellion qui, ayant rempli une fonction performative, s’est volatilisée. Les mêmes traits carnavalesques sont propres à la figure de Prigojine, avec sa transgression des normes publiques (par exemple, le recours systématique à des jurons) au nom d’une « justice » populaire. Ce n’est pas un hasard s’il a donné à sa mutinerie le nom de « marche pour la justice ».
Quels étaient les ressorts de cette mutinerie ?
Dès le début de l’invasion russe de l’Ukraine, le groupe Wagner s’est avéré un cas particulier. L’État central lui a en effet permis de prospérer tout en remettant en question son propre exercice des missions régaliennes, telles que le monopole de la violence légitime et le contrôle du système pénitentiaire. Prigojine a été autorisé à recruter des prisonniers en organisant des tournées dans les colonies pénitentiaires à travers le pays. C’est du jamais vu !
Dans le système politique édifié en Russie ces dernières années, seul le « chef suprême », Vladimir Poutine, aurait pu le permettre. On peut s’interroger sur les motifs de cette complicité, l’un d’entre eux étant sans doute lié à la volonté politique de reporter, puis de réduire l’ampleur, de la mobilisation en Russie, perçue à juste titre comme une mesure très impopulaire.
Une fois déployée sur le front, Wagner a bénéficié d’une autonomie tactique totale, tandis que Prigojine a joui d’une liberté d’expression sans précédent en temps de guerre. En effet, il s’est permis d’attaquer personnellement le ministre Choïgou mais aussi le chef d’état-major Valeri Guerassimov, tous deux proches de Poutine.
À travers divers moyens médiatiques, y compris des chaînes Telegram, Prigojine a dénoncé leur incompétence, les accusant d’être responsables de l’état désastreux des troupes, d’un système d’approvisionnement inefficace et même de traiter les soldats russes comme de la chair à canon (ce qui est ironique, compte tenu des lourdes pertes subies par Wagner.
Après la prise de Bakhmout, principalement par les forces de Wagner, en mai dernier, Prigojine a intensifié sa rhétorique en mettant en avant son « efficacité » face à l’incapacité des généraux et la corruption du ministère de la Défense.
Le conflit qui les opposait a atteint un niveau supérieur autour du 10 juin, lorsque Choïgou, visiblement avec l’accord de Poutine, a contraint toutes les « unités de volontaires » à conclure des contrats avec le ministère avant le 1er juillet suivant. Cela signifiait essentiellement que Prigojine, dont les ambitions personnelles et potentiellement politiques n’ont entre-temps cessé de croître, a été « sacrifié » par le commandement militaire.
Il est probable que l’idée d’une mutinerie ait été conçue dans les jours qui ont suivi cette décision. Même s’il semble qu’un plan ait été élaboré, l’objectif que Prigojine s’était fixé reste peu clair : envisageait-il réellement de se rendre jusqu’à Moscou pour prendre le contrôle de la capitale de force, ou cherchait-il à négocier sa vie et son avenir à travers une démonstration de force spectaculaire mais finalement désespérée, tout en sachant que le régime pouvait se débarrasser de lui à tout moment ? À ce stade, la question demeure sans réponse.
Qu’est-ce que ces 24 heures révèlent au sujet du commandement politique et militaire russes ?
Le régime russe n’était visiblement pas préparé à la mutinerie de Wagner, comme en témoigne l’adresse de Poutine à la nation le matin du 24 juin, dans laquelle il évoquait le spectre de la guerre civile, un sujet particulièrement sensible en Russie qui a connu une guerre civile meurtrière en prolongement de la Première Guerre mondiale. En dénonçant un « coup de poignard dans le dos », Poutine n’a pas nommé directement l’auteur de ce coup. Dans ses déclarations du 26 juin, il n’a toujours pas cité Prigojine mais n’a pas manqué de remercier les responsables de la sécurité de l’État, dont Choïgou, d’avoir « évité une effusion de sang ».
En effet, Poutine lui-même porte une part de responsabilité dans ces événements, car le phénomène Prigojine doit son existence à sa proximité personnelle avec le chef du Kremlin. Il semble que ce lien interpersonnel ait fait oublier à Poutine les risques qui lui étaient associés. Pendant la rébellion, on a pu observer à tous les niveaux de l’appareil d’État russe des réactions ad hoc, telles que la destruction de routes pour ralentir la progression des forces de Wagner en direction de Moscou et l’envoi de deux généraux pour négocier avec Prigojine à Rostov-sur-le-Don (tandis que Choïgou et Guerassimov ne sont pas alors apparus dans l’espace public). La rébellion a ainsi révélé des failles importantes dans la sécurité interne.
La mutinerie a surtout révélé le potentiel destructeur de la rivalité entre différentes factions qui se revendiquent toutes du « patriotisme », élevé au rang de principal marqueur politique sous Poutine. Prigojine a pu incarner un patriotisme violent et militariste, farouchement opposé aux élites « corrompues » et même au capitalisme, mélange idéologique qui a trouvé écho auprès d’une fraction de l’opinion publique russe.
Les témoignages disponibles montrent que les forces de Wagner ont été accueillies favorablement par une partie de la population à Rostov lorsqu’elles ont pris le contrôle de la ville. Prigojine n’est pas le seul à considérer le régime de Poutine comme étant « trop mou » et « trop clément » envers l’Ukraine. Par exemple, un autre chef de guerre et blogueur militaire, Igor Strelkov (Guirkine), a co-fondé en avril dernier le Club des patriotes en colère. On assiste donc à une espèce de surenchère patriotique, où divers acteurs, tant étatiques que non étatiques, rivalisent avec le régime pour revendiquer l’adhésion à un patriotisme « authentique ».
Vladimir Poutine sort-il affaibli de cette séquence ?
Il est difficile de prédire avec précision l’impact de cette mutinerie sur le régime de Poutine. La rébellion de Wagner a sérieusement entaché la réputation des forces armées russes et l’image d’unité nationale promue par la propagande et saluée par Poutine. Dans ce contexte, la tolérance relative du Kremlin envers ses critiques radicaux risque de diminuer considérablement. Parallèlement, le scénario de purges au sein des élites, bien que limitées, devient plus probable qu’il y a encore quelques semaines.
La rébellion a aussi révélé un manque de confiance populaire envers la politique du régime. Pendant la tentative de rébellion, de nombreuses blagues ont circulé abondamment sur les réseaux sociaux, comme celle-ci : « L’armée russe était la deuxième au monde en 2021, la deuxième en Ukraine en 2022 et la deuxième en Russie en 2023. »
Notons également les conséquences sur la ligne de front en Ukraine : jusqu’à 25 000 combattants (expérimentés) de Wagner risquent d’être renvoyés s’ils ne prêtent pas allégeance au régime et au commandement militaire russes. Poutine a publiquement tendu la main à ceux d’entre eux qui ont « reconnu leur erreur », tout en promettant aux autres qu’ils pourraient « partir en Biélorussie ». Dans tous les cas, les forces ukrainiennes tentent déjà d’exploiter cette situation ainsi que la perturbation de la chaîne d’approvisionnement des armées russes causée par la « marche » de Prigojine pour accélérer leur contre-offensive.
Quel sera le sort d’Evguéni Prigojine ?
Aujourd’hui, personne ne le sait avec certitude. Les détails de l’accord conclu entre le régime russe et Prigojine, par l’entremise du dirigeant biélorusse Alexandre Loukachenko, restent inconnus. Prigojine se verra-t-il offrir un poste ou un champ d’action dans le pays voisin désormais sous contrôle russe ? En tout état de cause, il semble clair qu’il ne pourra plus bénéficier de la confiance de Poutine. La trahison, ou ce qui est perçu comme tel, est considérée comme un crime capital au sein d’un système de pouvoir bâti sur les allégeances personnelles et la loyauté envers la hiérarchie.
Se pose également la question de l’avenir du groupe Wagner, étant donné qu’il s’agit d’une structure qui, au-delà de son rôle sur le front en Ukraine, s’est précédemment implantée au Moyen-Orient (en Syrie) et en Afrique (notamment en République centrafricaine et au Mali). Sera-t-elle entièrement incorporée dans les institutions de l’État russe ? Dans ce cas, elle perdrait l’un de ses avantages : la flexibilité d’une compagnie militaire privée dont les combattants sont prêts à faire « le sale boulot » à titre de mandataires, moyennant une récompense. Si, en revanche, cette caractéristique d’organisation associée mais non intégrée à l’État est maintenue, la question de la succession à Prigojine sera difficile à résoudre.