Dans son livre Le continent des ténèbres. Une histoire de l’Europe au XXe siècle, Marc Mazower présentait l’histoire du siècle passé comme celle des valeurs en conflit. Les trois idéologies dominantes – la démocratie libérale, le communisme et le fascisme – ont transformé les États, les institutions, les communautés, les gens.
1989 annonçait le triomphe de la démocratie libérale et de ses valeurs. L’État de droit émergeait comme principe phare de la nouvelle lingua franca des organisations internationales, en quête d’une nouvelle identité et d’un nouveau paradigme. Impatientes de mettre fin à cinq décennies de communisme, les nouvelles élites politiques des pays d’Europe centrale et orientale ont érigé le retour à l’Europe, l’intégration dans l’économie mondiale et l’adhésion à l’UE comme projet national, bénéficiant d’un soutien politique et social sans faille.
Trois décennies plus tard, les idées anti-libérales resurgissent pour légitimer la construction d’un nouvel ordre politique. Qu’en est-il aujourd’hui ?
L’Europe centrale et la démocratie libérale : un paradoxe
Le triomphe de la démocratie a été célébré à l’Est comme à l’Ouest, le paradigme néolibéral suivi avec rigueur sans contestation majeure, malgré les effets dramatiques des réformes socio-économiques et de leur transition de l’économie planifiée à l’économie de marché. Malgré la sévérité des réformes, l’espoir d’une vie meilleure après des décennies de privations de toutes sortes – variables d’un pays à l’autre étant donné l’hétérogénéité des régimes communistes – a assuré une grande légitimité et paix sociale, en tout cas au début des années 1990.
Alors qu’à l’Ouest de l’Europe, le néolibéralisme n’était pas épargné par des critiques variées, à l’Est, la résilience des sociétés contrastait avec les effets d’un processus de transformation complexe, peu expliqué, mal mené et incohérent, allant parfois au-delà de ce que les organisations internationales ou l’Union européenne exigeaient en contrepartie pour l’adhésion en leurs rangs. L’Europe centrale et orientale, comme l’Amérique latine ou l’Afrique auparavant, devenaient un laboratoire, tant pour les acteurs promouvant cette nouvelle lingua franca que pour les chercheurs l’étudiant dans toute sa complexité.
Trois décennies plus tard, l’Europe centrale et orientale dévoile une série de paradoxes. Toujours caractérisée par une grande diversité politique, économique et sociale, la région attire l’attention en raison de la propagation des idées anti-libérales, présentées comme le noyau d’un nouveau paradigme de nature à légitimer un processus radical de transformation politique, économique et sociale : une « contre-révolution », comme annoncé par Jaroslaw Kaczynski en Pologne, ou l’avènement d’une démocratie « illibérale », que Viktor Orban met en avant comme vision politique en Hongrie en réaction aux décennies de démocratisation et d’européanisation dans la région.
Un récit en apparence commun comme source de légitimation
Les transformations à l’œuvre en Europe centrale et orientale montrent non seulement que la démocratisation n’est pas un processus incertain mais qu’il n’est pas non plus irréversible. Depuis plus de dix ans, une série de partis remportent des élections avec des programmes qui mettent en avant une nouvelle conception du pouvoir, une nouvelle vision de la société, rejetant le multi-culturalisme et le pluralisme, promouvant des formes de nationalisme économique sans pour autant rompre avec le néo-libéralisme et contestant la légitimité des organisations internationales et de l’UE au nom de la souveraineté et d’une conception majoritaire de la démocratie, qui serait l’expression de la volonté populaire.
Viktor Orban compare l’UE à l’URSS.
Les idées anti-libérales gagnent du terrain et transforment, dans des proportions variables, la politique, l’économie et la société. C’est le cas en Hongrie, où Viktor Orban en est à son troisième mandat depuis 2010 ; en Pologne, où le Parti Droit et Justice vise une transformation profonde de la République ; ou en République tchèque, où tant les sociaux-démocrates de Milos Zeman que les promoteurs du parti d’Andrej Babis, ANO, se font les porte-paroles d’un discours populiste technocratique qui dissimule une conception du pouvoir centralisé afin d’atteindre une efficacité managériale.
En Roumanie, les sociaux-démocrates ont fait l’objet de critiques acerbes face à leur ambition de décriminaliser certains faits de corruption et blanchir le casier judiciaire de certains de leurs membres. La pression de la société et les nombreuses manifestations à Bucarest et ailleurs dans le pays ont mis un coup d’arrêt à ces projets, mais la justice est toujours affaiblie par des intérêts politiques variés. Si les sociaux-démocrates roumains ont souvent été pointés du doigt pour la diffusion d’un discours euro-sceptique et anti-libéral, force est de constater que ce discours ne leur est pas propre. Il est plus largement promu par d’autres partis roumains.
Ces partis appartiennent, au niveau européen, à des familles politiques différentes mais partagent un récit commun qui vise à expliquer les problèmes auxquels les sociétés est-européennes se confrontent en attribuant la responsabilité soit aux anciens communistes corrompus et aux libéraux, « agents du capitalisme mondial », soit aux organisations internationales et à l’UE, qui ont miné l’indépendance des États. L’Ouest, qui a longtemps exercé un pouvoir d’attraction, devient la cible des critiques car présenté comme source de dégradation des « vraies valeurs ». Ce récit n’est pas nouveau. C’est sa transformation en programme d’action qui soulève de nombreuses questions.
Transformations rapides ou lentes avec des effets variables
Ce processus de transformation n’est pas uniforme. Il est graduel ou accéléré, en fonction du pouvoir dont les promoteurs d’une transformation radicale de la société disposent. Il est manifeste ou latent. Il est médiatisé en Pologne, en Hongrie et en Roumanie, beaucoup moins en Bulgarie, en République tchèque ou en Slovaquie.
Dans certains pays, les transformations institutionnelles sont majeures. En Hongrie, une nouvelle Constitution a été adoptée, ainsi que de nombreuses lois qui ont altéré le fonctionnement des institutions judiciaires ou changé les règles du jeu politique, comme les lois électorales. Le pouvoir de l’exécutif est consolidé au détriment du Parlement et de la justice. En Pologne, le parti Droit et Justice ne bénéficie pas d’une majorité aussi solide comme Viktor Orban en Hongrie, ce qui explique pourquoi certaines réformes ont été adoptées en transgressant la Constitution.
L’économie fait partie de ce programme compréhensif de transformation au nom de la souveraineté. Après son élection, Viktor Orban a annoncé son ambition de voir la Hongrie débarrassée des banques étrangères et des bureaucrates. Le gouvernement polonais a aussi exprimé son ambition de « re-poloniser » l’économie et le secteur bancaire.
De nouvelles politiques – très différentes – ont été adoptées dans le domaine social. Alors que la Pologne a mis en place un programme social favorisant les familles, en Hongrie Viktor Orban a limité les droits sociaux et l’investissement social. Si les politiques menées en Pologne s’apparentent à des programmes inclusifs qui soutiennent les « perdants » de la lourde transition économique post-1989, en réalité elles reposent sur des idées conservatrices. Si après son élection le Parti de Jarosław Kaczyński a réalisé l’une des grandes promesses de la campagne électorale – à savoir la mise en place du programme « 500 + », soit 116 € d’allocation octroyée à chaque famille –, d’autres mesures visent à sévèrement limiter des droits, comme la délégalisation de l’interruption volontaire de grossesse.
La société dans son ensemble est au centre de ce processus. Une conception plus restrictive de la nation émerge. Les liens entre partis et société sont renforcés soit à travers la cooptation par ces partis des organisations et des intellectuels conservateurs, soit à travers la cooptation et la création de réseaux d’acteurs économiques.
Ces transformations ne restent pas sans conséquences pour l’Union européenne, traversée par de nombreuses crises et de conflits variés, générés par des divisions socio-économiques de plus en plus creusées et par des tensions autour d’enjeux sociétaux comme la religion, la famille, le multiculturalisme, le genre et, de manière plus générale, la démocratie et l’État de droit. Ces transformations donnent certes lieu à une plus grande visibilité et à une politisation accrue des enjeux européens et nationaux. Le risque est néanmoins de voir se creuser un vide entre des sociétés de plus en plus polarisées, gouvernées par des élites qui mettent au centre de leur conception de la politique l’ancien adage « diviser pour régner ».