Beaucoup d’observateurs à Washington se plaisent à comparer les tensions sur la péninsule coréenne à une partie de poker nucléaire. Après un début plutôt calme, le jeu s’est accéléré et les mises ne cessent de monter. En décembre 2012, Kim Jong-un jette d’abord sur la table un tir d’essai de missile à moyenne portée, illégal au regard du droit international. Impassible, Barack Obama suit avec la résolution 2087 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, condamnant le tir et renforçant le régime de sanctions à l’égard de la Corée du Nord. En février, Kim Jong-un relance alors avec un nouvel essai nucléaire, le troisième depuis 2006. De nouveau, les Etats-Unis égalisent avec la résolution 2094 du 7 mars 2013, approuvée à l’unanimité par les quinze membres du Conseil. C’est alors le tournant de la partie. Le 12 mars, persuadé d’avoir l’ascendant psychologique, Kim Jong-un double la mise. La Corée du Nord annonce la nullité de l’armistice entre les deux Corées, en vigueur depuis 1953, et menace d’une attaque nucléaire qui transformerait Washington en une « mer de feu ». La tension monte. Les enjeux étant trop importants, Barack Obama ne peut se permettre de jeter ses cartes. Il annonce donc un programme d’installation de missiles intercepteurs sur les côtes Pacifique pour une valeur d’un milliard de dollars. Il ajoute au pot le déploiement en Corée du Sud de bombardiers B-52, ainsi que de deux bombardiers furtifs B-2, équipés de charges nucléaires. Kim Jong-un répond avec la déclaration d’un « état de guerre », ferme pour la première fois le complexe industriel de Kaesong cogéré avec la Corée du Sud, et enjoint aux étrangers de quitter Séoul afin d’échapper à une « guerre thermonucléaire » en préparation. Le prochain coup de Kim Jong-un est connu. La Corée du Nord semblerait sur le point de tester deux missiles balistiques de type Musudan, capable d’atteindre le Japon et potentiellement la base militaire américaine de Guam. Un coup de politique intérieure autant qu’extérieure A Washington, tous s’accordent à dire que Kim Jong-un bluffe et, à la tête de la Corée du Nord depuis un peu plus d’un an seulement, ne se montre dur que pour renforcer sa mainmise sur le pouvoir. Ses dernières provocations relèvent ainsi plus de la politique intérieure que de la politique étrangère. Dans une logique « orwellienne », Kim Jong-un crée un environnement conflictuel pour maintenir la cohésion interne et renforcer sa crédibilité de leader. Pourtant, beaucoup craignent que le jeune novice ne décide d’abattre ses cartes. Dans un rapport partiellement dévoilé le 12 avril, la Defense Intelligence Agency, une des agences américaines de renseignement, assure avec une « conviction prudente » (moderate confidence) que la Corée du Nord serait capable d’armer un missile balistique avec une charge nucléaire. A chaque provocation de Pyongyang, le champ d’options de Washington se réduit. Et à mesure que la confrontation dure, le risque d’une erreur de jugement ou de calcul conduisant à une catastrophe nucléaire augmente. Que peuvent donc faire les Etats-Unis ? A long terme, le changement de régime… Cette question était au cœur de deux conférences organisées cette semaine à l’International Institute for Strategic Studies (IISS) et au Wilson Center, deux think-tanks présents à Washington. Deux anciens cadres du Département d’Etat y présentaient leur analyse : Joseph DeTrani, qui fut de 2003 à 2006 le représentant spécial des Etats-Unis pour les pourparlers à six sur la Corée du Nord et désormais président de l’Alliance de sécurité nationale et de renseignement, un centre de recherche issu d’un partenariat public-privé ; et Mark Fitzpatrick, ancien sous-secrétaire adjoint délégué à la non-prolifération au Département d’Etat et directeur du programme sur la non-prolifération et le désarmement à l’IISS. Sans surprise, pour MM. DeTrani et Fitzpatrick comme pour les autres intervenants, l’issue du conflit ne fait aucun doute. La fin du régime autoritaire de Kim Jong-un va en effet dans le sens de l’Histoire. L’objectif à long-terme des Etats-Unis en Corée du Nord est alors d’accompagner un changement de régime inéluctable, doublé d’une réunification – ou plutôt d’une absorption par la Corée du Sud, dans un scénario à l’allemande. Plein d’esprit, M. Fitzpatrick introduisait sa présentation en reprenant l’intitulé de la conférence : « au cas où l’un d’entre vous doit partir avant la fin, la réponse à la question ‘un changement de régime en Corée du Nord est-il la solution ?’ est positive ». Mais ce consensus téléologique ne résiste pas au débat prescriptif sur la politique que les Etats-Unis devraient mener à l’égard de la Corée du Nord pour atteindre cet objectif. Les échanges sont une réminiscence d’un autre âge, celui de la guerre froide. C’est en effet un dilemme auquel les Etats-Unis ont déjà dû faire face, notamment dans les années précédant la chute du mur de Berlin, sous la présidence de Ronald Reagan. Confronté à un régime communiste autoritaire, faut-il refuser de négocier – être ferme – au risque d’isoler le régime et de renforcer son caractère autoritaire, ou faut-il entamer une politique de dialogue afin de venir en aide à la population, d’éviter la confrontation, et de mettre le régime sur la voie de la réforme – au risque de le « normaliser » ? Reprenant le thème fétiche des néoconservateurs – pression extérieure pour déclencher un changement de régime – MM. DeTrani et Fitzpatrick sont sur la ligne dure. Pour ce dernier, « les Etats-Unis ne peuvent se compromettre en cédant quoi que ce soit [à la Corée du Nord] ». Joseph DeTrani est du même avis : « Un chemin vers la normalisation ne sera pas possible, aussi longtemps que la Corée du Nord encouragera la contrefaçon du dollar, des médicaments, des cigarettes et enfermera les gens dans des goulags ; nous avons nos valeurs. » La meilleure stratégie est de se montrer ferme, tout en évitant une escalade qui pourrait déclencher un conflit armé – classique ou nucléaire. …mais venu de l’intérieur Pour autant, les Etats-Unis devraient-ils troquer leur politique d’ « attente stratégique » (strategic patience), qui a caractérisé jusque-là leur position vis-à-vis de la Corée du Nord, pour une politique plus active de changement de régime ? Pas exactement. « Le changement de régime ne peut être imposé de l’extérieur », précise Mark Fitzpatrick, dans une allusion à peine voilée au bourbier irakien. Interrogé sur les possibles scénarios de changement de régime, il reste évasif : « peut-être qu’une révolution de palais est le scénario le plus probable ; ou peut-être un mouvement massif de la population vers la frontière [sud-coréenne] ». Entretemps, « les Etats-Unis doivent rester ouvert au dialogue [avec le régime] – mais pas maintenant, pas sous les menaces ». Pour lui, une combinaison de sanctions, d’incitations (ou carottes) et d’information de la population nord-coréenne, serait la recette d’une politique plus efficace pour à la fois mettre la Corée du Nord sur la voie de la dénucléarisation et affaiblir le régime. Comme il le reconnait, cette approche de fermeté tempérée est également celle de l’administration Obama. Dépêché en Corée du Sud, le secrétaire d’Etat John Kerry a dénoncé le statu quo en déclarant que « la Corée du Nord ne saurait être acceptée comme une puissance nucléaire ». Toutefois, les Etats-Unis seraient prêts à « tendre la main » si la Corée du Nord s’engageait dans la voie de la dénucléarisation. Prendre en compte les intérêts de Pyongyang et de Pékin Pour Hazel Smith, professeur à l’université de Cranfield et spécialiste de la Corée du Nord, une politique qui ne prendrait pas en compte les intérêts de tous les acteurs – et notamment ceux de la Corée du Nord et de la Chine – est destinée à l’échec. Cette approche constructiviste remet clairement en question l’efficacité de la politique défendue par MM. DeTrani et Fitzpatrick et mise en œuvre par l’administration Obama. La question centrale est la suivante : « que veut la Corée du Nord » ? Le premier objectif de Kim Jong-un est d’assurer la survie de son régime, en arrachant notamment aux Etats-Unis des garanties en termes de sécurité. La perspective d’une nouvelle intervention militaire des Etats-Unis sur la péninsule coréenne hante en effet Pyongyang depuis la fin de la guerre de Corée, en 1953. Mais si la Corée du Nord a pu par le passé agiter l’arme nucléaire comme monnaie d’échange, la dénucléarisation n’est clairement pas dans l’intérêt du régime, qui a fait de son arsenal nucléaire l’instrument de choix de sa politique étrangère. Kim Jong-un n’oublie pas que le renoncement de la Lybie et de l’Iraq à leur programme nucléaire a ouvert le champ à une intervention américaine. Comme le rappelle Hazel Smith, les intérêts chinois doivent aussi être pris en compte. Si la Chine craint une Corée du Nord dotée de l’arme nucléaire, elle redoute encore plus la fin brutale du régime de Pyongyang, avec son lot de réfugiés ; ainsi qu’une réunification des deux Corées, qui pourrait signifier le stationnement permanent de troupes américaines au nord du 38ème parallèle. Alliée de toujours de la Corée du Nord, la Chine s’est pourtant récemment montrée plus ferme vis-à-vis de la politique d’agression et des velléités nucléaires de son voisin. Retour à la « méthode Kissinger » ? Pour Hazel Smith, les Etats-Unis ne peuvent donc pas se permettre de jouer la montre en réclamant la dénucléarisation de la Corée du Nord comme condition préalable à la négociation. Au contraire, les Etats-Unis doivent faire avancer leur agenda en rassurant la Chine sur ses intentions et en donnant des gages à la Corée du Nord. Dans cette perspective, Mme Smith prône un retour à la « méthode Kissinger » de diplomatie sans préconditions qui pourrait conduire à la signature d’un traité de paix entre la Corée du Nord et les Etats-Unis, et au déblocage d’aide au développement. Mais ce n’est pas la position de Barack Obama, qui affirme que les Etats-Unis resteront insensibles aux menaces de la Corée du Nord. Les risques d’une politique d’attente ou de fermeté passive sont trop importants. De l’aveu de Mark Fitzpatrick, la situation actuelle est plus dangereuse que jamais, pour deux raisons. D’abord, « le programme nucléaire nord-coréen est plus avancé », ce qui renforce le coût matériel et humain d’un conflit armé. Ensuite, Kim Jong-un est un novice, sans expérience diplomatique, mais qui a besoin de faire ses preuves. Les équipes diplomatiques des Etats-Unis, de la Chine, de la Corée du Sud et du Japon sont également en transition, suite à des élections. A chaque tour, le risque d’un coup de poker augmente. Si ces nouveaux joueurs vont trop vite au tapis avec une paire de deux, ils pourraient bien perdre la partie. Interrogé sur le risque d’un dérapage, M. Fitzpatrick répond, laconique : « J’affirme avec assurance que la Corée du Nord n’utilisera pas l’arme nucléaire – mais je me trompe peut-être ». L’International Institute for Strategic Studies (IISS-US) est un think-tank basé à Londres et également établi à Washington. Créé en 1958, le centre de recherche se présente comme la figure d’autorité sur les questions de sécurité internationale, de risque politique et de conflit armé. L’IISS publie annuellement le rapport The Military Balance qui mesure les forces militaires de 171 pays, et organise des rencontres entre chefs d’Etat et diplomates. Dans le classement mondial des think-tanks de 2011, il occupait la 12ème place. Le Wilson Center (ou Woodrow Wilson International Center for Scholars) est un centre de recherche issu d’un partenariat public-privé créé pour commémorer l’éponyme 28th président des Etats-Unis, le seul à avoir obtenu un diplôme de doctorat. Woodrow Wilson, l’auteur des Quatorze Points qui contenaient sa vision d’un nouvel ordre international après la Première guerre mondiale, avait œuvré à la création de la Société des nations. Le centre couvre un vaste champ de recherche, de la politique intérieure aux affaires internationales. Dans le classement mondial des think-tanks de 2011, il était à la 15ème place.