En septembre 1931, la Friedrich-List-Gesellschaft organisait à Berlin, au siège de la Reichsbank, une conférence réunissant une trentaine d’experts pour examiner les voies de sortie de la Grande Dépression qui frappait l’Allemagne comme l’ensemble des pays capitalistes, et porter un jugement sur le « plan Lautenbach ». Wilhelm Lautenbach, directeur au ministère de l’économie, proposait un programme de grands travaux dont le coût – 1,5 milliard de Reichsmarks – devait être financé par la banque centrale. Ce plan s’opposait à la politique déflationniste menée par le chancelier Heinrich Brüning.
Les débats devaient rester confidentiels pour permettre aux participants dont certains avaient des responsabilités politiques ou administratives, de s’exprimer librement. Sous le titre « Tout s’est déjà passé une fois », le journaliste de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, Gerald Braunberger, rappelle que le plan Lautenbach prévoyait ni plus ni moins que de faire marcher la planche à billets pour financer une relance de l’activité. « Les similitudes avec la politique actuelle sautent aux yeux, écrit-il, même si les sommes en jeu à l’époque sont beaucoup plus faibles qu’aujourd’hui ».
La Friedrich-List-Gesellschaft, du nom de l’économiste Daniel Friedrich List (1789-1846), un des fondateurs de l’économie politique allemande, avait été créée en 1925. Elle s’est auto dissoute en 1935 pour échapper aux pressions des nazis. Elle renaîtra en 1954 sous le nom de List-Gesellschaft. Aujourd’hui comme hier, son but est d’être un forum des discussions entre les hommes politiques et les scientifiques.
Il faut se replacer dans la situation de 1931. Le chômage touche 6 millions de salariés en Allemagne et l’on s’attend à une augmentation d’un million supplémentaire dans l’année qui suit. L’espoir que la crise se résorbera d’elle-même, sous l’effet des mécanismes stabilisateurs du capitalisme, s’éloigne. Le marché est impuissant à se corriger lui-même. Keynes lui-même a cessé d’être « keynésien ». “Le problème numéro un, déclare-t-il dans une conférence donnée à Hambourg, est d’éviter une crise financière de grande ampleur. Il n’est plus possible d’atteindre un niveau normal de production à échéance raisonnable. Nos efforts doivent être dirigés vers la réalisation d’objectifs plus modestes. Peut-on prévenir un effondrement total de la structure financière du capitalisme moderne ? Personne ne peut contester que le problème le plus urgent est d’empêcher une débâcle financière et non de stimuler l’activité industrielle. La restauration de l’industrie viendra après ».
L’intervention de l’Etat semble être indispensable. La question est de mesurer ses possibilités d’action, sa marge de manœuvre et ses capacités de financement. « Jadis comme aujourd’hui, écrit Braunberger, il n’y a pas que l’économie qui soit en crise mais aussi la théorie économique dominante à coloration libérale ».
L’idée s’impose peu à peu que pour remédier aux défaillances du marché, l’Etat doit donner l’impulsion initiale qui relancera l’économie. C’est la proposition développée par Lautenbach devant la Friedrich List Gesellschaft. La position opposée à cette thèse ne vient pas d’un libéral mais d’un marxiste : Rudolf Hilferding, théoricien du « capital financier », deux fois ministre des finances de la République de Weimar, dirigeant du parti social-démocrate (SPD). Ses arguments sont doubles. La position officielle du SPD est que l’Etat ne doit pas venir au secours du capitalisme, être comme il le dit, « le médecin au pied du lit de mort du capitalisme ». L’autre raison avancée par Hilferding, était la crainte que la création de monnaie par la banque centrale ne provoque une inflation galopante. Il n’était pas fondamentalement opposé au « traitement social du chômage », contrairement à un libéral pur et dur comme Friedrich von Hayek, mais il n’en attendait pas grand-chose. Il pensait en tous cas qu’il fallait laisser la crise aller à son terme et épuiser ses effets.
Deux jeunes économistes, Wilhelm Röpke (1899-1966) et Walter Eucken (1891-1950), présentent une position plus nuancée. Ils seront tous les deux les théoriciens de « l’Ordolibéralisme » (ou libéralisme organisé) qui sera la source d’inspiration de l"’économie sociale de marché" en Allemagne fédérale après la deuxième guerre mondiale. En 1931, ils appartiennent à la famille libérale mais la crise les a amenés à douter des seules vertus du marché. Röpke fait la distinction entre deux sortes de crise conjoncturelle : dans le cas le plus courant d’une crise légère, on peut faire confiance aux forces régulatrices du marché. En revanche, dans les cas exceptionnels d’une spirale de dépression et de déflation avec les conséquences économiques, politiques et sociales inacceptables d’une politique attentiste, l’intervention de l’Etat pour donner l’impulsion initiale est non seulement raisonnable mais nécessaire.
Röpke pense qu’en 1931, l’Allemagne se trouve dans cette situation parce qu’une « fatigue entrepreneuriale exceptionnelle » rend les investissements publics, notamment dans les chemins de fer et les infrastructures routières, indispensables. Ses amis libéraux sont scandalisés et le renient. Les keynésiens se réjouissent mais trop tôt. Car Röpke est hostile à une intervention permanente de l’Etat dans la vie économique et à des investissements publics sur une longue période, par crainte des conséquences inflationnistes. Il reste jusqu’à la fin convaincu que les principes libéraux sont justes même si des situations exceptionnelles exigent l’engagement de l’Etat.
Toutefois il n’était pas en mesure de résoudre à la question fondamentale, à savoir : à partir de quel moment la crise est-elle considérée comme suffisamment profonde pour que l’Etat doive se substituer aux mécanismes du marché ? Sa réponse ne pouvait tenir lieu de guide pour les dirigeants politiques, car il s’en remettait au bon sens et à l’expérience des responsables.
Gerald Braunberger rappelle que le plan Lautenbach en faveur d’un coup de pouce de l’Etat dans les transports et le logement ainsi qu’une fixation plus souple des prix et des salaires ne fut pas accepté par le chancelier Brüning. Une des raisons implicites de ce refus : en laissant la crise aller à son terme, les dirigeants allemands espéraient échapper aux réparations que le traité de Versailles leur imposait de payer pour la guerre de 1914-1918. Seize mois après la conférence de la Friedrich-List-Gesellschaft, Adolf Hitler devenait chancelier du Reich.