L’Algérie a connu des transformations sociales et économiques importantes, ces quinze dernières années, même si ces transformations ont été voilées par la figure immobile du président. Il y a eu à la fois une réforme de l’armée et des changements dans la société civile, dans les medias et dans la constitution de groupes d’intérêt, qui ont supplanté les « services » comme figure centrale du pouvoir. C’est une révolution silencieuse, illustrée après coup par la mise à la retraite en septembre 2015 du tout puissant patron des services, le général Toufik.
La situation est beaucoup plus complexe qu’au cours des années 1990-2000, parce que de nombreux acteurs ont émergé depuis l’arrivée de Bouteflika au pouvoir. Beaucoup d’entre eux appartiennent à la Fédération algérienne du patronat, qui compte 70 % de petites ou très petites entreprises. Mais ces acteurs sont liés aux subventions publiques, ils dépendent d’elles et n’appellent ni à la libéralisation, ni à la privatisation ; ils sont pour le maintien du secteur public. Le président de cette Fédération, raconte Luis Martinez, est une sorte de synthèse de Tapie et de Bouygues. Il y a de l’opportunisme dans la démarche. Un clientélisme se développe, qui n’est pas opaque, la presse algérienne abonde en informations sur ces acteurs. Les hommes d’affaire en Algérie ne cherchent pas l’hégémonie, mais une sorte de régulation du partage. Ils agissent de manière assez rationnelle, ce qui explique en partie la stabilité politique
Quant à la Sonatrach (Société Nationale pour la Recherche, la Production, le Transport, la Transformation, et la Commercialisation des Hydrocarbures), qui a été fondée le 31 décembre 1963 et qui est la première entreprise d’Afrique, elle est un Etat dans l’Etat. Non seulement sa fonction économique est essentielle — elle est la source de la rente – et en plus de la production des hydrocarbures, elle a développé des activités dans la pétrochimie, la génération électrique, les énergies nouvelles et renouvelables, le dessalement d’eau de mer et l’exploitation minière. Elle est aussi active dans les transports maritimes et aériens. Et cependant son rôle économique est amoindri par rapport à sa fonction sociale. C’est elle qui soutient les institutions politiques et assure la paix sociale. Elle est souvent amenée à aller contre ses intérêts économiques propres, à dépenser au lieu d’investir, ce qui affaiblit sa position en Afrique et dans le monde.
La Sonatrach est nationale et elle doit le rester : pour les acteurs de l’économie algérienne, la privatiser serait vendre le sang de l’Algérie aux étrangers ! Le patronat vit des revenus que la Sonatrach lui procure. Le discours nationaliste est quelque peu intéressé.
Aussi les conflits sociaux en Algérie ont-ils pour objectif – et pour résultat – de faire augmenter les subventions de l’Etat. Les anciens combattants en Afrique se sentent mal traités ? On réinvente, un demi-siècle après la guerre, le soutien aux anciens combattants. Derrière la statue du pouvoir, les contestations sont nombreuses mais elles ne portent pas sur la figure du président, elles réclament le maintien de l’Etat dépensier. C’est une forme d’accaparement de la rente, une dispute sur sa distribution, que l’on peut mener tout en critiquant les inégalités, la corruption… l’Etat répond à la demande sociale et construit à n’en plus finir.
La jeunesse et la micro-politique
Contrairement à certaines apparences, la jeunesse algérienne n’est pas apolitique, affirme pour sa part Rasmus Boserup. Elle est apte à présenter des projets identitaires micro-politiques ; elle a un fort engagement pour la justice sociale mais elle se méfie de toute démarche officiellement ou officieusement « politique ». On peut l’imaginer jouer un autre rôle que celui du contestataire, dit le chercheur danois, car cette transformation sociale cache une transformation politique.
En revanche le côté « islamisme modéré », tenté dans d’autres pays, ne marche en Algérie.
Il y a eu un réel bouleversement dans la prise en compte des mouvements dans le Sud du pays. Autrefois les revendications du sud ne comptaient pas politiquement, il fallait juste extraire les ressources de la région. Désormais il y a davantage de soulèvements populaires, et aussi davantage de menaces terroristes, et l’Etat ne peut plus les ignorer.
On a tendance en Algérie à traiter les contestations comme des frustrations (apolitiques) et à pratiquer à leur égard une politique de « contention », parce qu’il y a beaucoup de contestations, presque chaque jour, mais pas de révolution, une absence de transgression. Baisse de la révolution, montée de la rébellion, cela confirme l’ordre et le contrat social ; le système réagit comme on le lui demande.
Où cela peut-il mener en période de printemps arabe ? Tant qu’il y a de l’argent… la politique de distribution en Algérie fonctionne alors que pour Ben Ali en Tunisie ou Moubarak en Egypte ça ne marchait pas parce qu’ils n’avaient pas les mêmes moyens. En réponse à la question de la stabilité à long terme, le livre « Algeria Modern » montre un système capable de bien résister, de résister aux partis, à la société, aux rebelles du sud, avec une culture du peuple et de la jeunesse qui ne demandent pas un changement révolutionnaire. Mais un autre scenario est possible, conclut Rasmus Boserup, si l’argent venait à manquer.
La dynamique des groupes d’intérêt
Pour tenter de comprendre le fonctionnement de l’Etat algérien et d’identifier les forces de transformations potentielles, trois clefs s’offrent à l’analyste.
La première voit l’Algérie gouvernée par des clans. C’est une hypothèse ancienne, datant des années 1950 et des travaux pendant la guerre d’indépendance. On parlait de coalitions partisanes, d’appartenances régionales ou même tribales. Cette analyse a perduré et est toujours très présente en Algérie. Il est certes un peu difficile de savoir qui est dans quel clan, etc. mais finalement ce type d’analyse conduit à s’en remettre au pouvoir occulte. Et « si le pouvoir est occulte, alors Toufik est Dieu en Algérie » dit le proverbe !
L’opacité du système algérien, si souvent mise en avant ces dernières années, est pour Abdennour Benantar, « une notion socialement construite », génératrice de légendes et de mythes. Elle conduit à une surappréciation des services de sécurité. Ce n’est pas parce qu’on a compris l’essentiel d’une chose qu’il faut oublier le reste, l’idée de l’opacité ne doit pas tout masquer. Il y a des indicateurs non seulement « macro » mais aussi « micro », comme ceux qui montrent par exemple une convergence certaine contre la peine de mort. L’intérêt porté à l’opacité risque aussi de masquer la dynamique des « associations de la société civile » ou les contradictions entre le code la famille et la participation des femmes à la vie de la cité, en particulier dans l’administration de la justice.
L’Algérie a une politique de sécurité, mais elle n’a pas de corpus qui la représente, affirme Abdelnnour Balantar. Les institutions séparent ceux qui élaborent la décision et ceux qui ont à la prendre (le Haut Conseil de sécurité, et l’état-major de l’armée). Or dans cette armée, l’ANP, la professionnalisation entraîne des transformations essentielles : d’abord, certes, une modernisation des armements, avec un budget colossal. On y a réduit rapidement la durée du service militaire, dans un contexte international instable. Les dirigeants de l’armée voulaient du sang neuf, avec plus de jeunes et moins de vieux généraux. On observe aussi la montée en puissance des femmes dans l’ANP – il y a actuellement quatre générales. Des choix stratégiques ont d’autre part été faits pour montrer un Etat responsable : un « certificat d’utilisation finale » doit être décerné aux armes obsolètes pour éviter qu’elles ne tombent aux mains de terroristes. L’armée bénéficie d’une bonne image en Algérie.
Un autre outil d’analyse est donné par l’étude des institutions. Les institutions fonctionnent en Algérie, on en veut pour preuve que le président, arrivé avec les militaires, a pu prendre sa place dans un système institutionnel durable. On le voit aussi avec l’armée, les services de sécurité. Mais elles n’expliquent pas le changement.
C’est vers une analyse en termes de groupes d’intérêt que se sont tournés les auteurs. On n’y rencontre pas de pouvoir personnalisé, mais des acteurs influents dans des domaines spécifiques.
Les groupes d’intérêt sont identifiables (armée, syndicats…) Ils ne sont pas dans l’opacité mais dans la complexité. De plus, ils sont accessibles aux chercheurs, parce qu’ils ont besoin de communiquer et d’être visibles. Les dynamiques de changement qu’ils introduisent dans les domaines militaires, économique, social et politique vont-elles entraîner un changement de la nature du régime ?