L’actualité emporte nos regards vers le Proche et le Moyen-Orient et vers l’Afrique, vers ces terres d’islam secouées par tant de conflits. Nos catégories géopolitiques sont insuffisantes pour analyser la situation, parce que les mots véhiculent une longue histoire de luttes religieuses un peu oubliée mais qui remontent à la surface.
Le schisme religieux qui met aujourd’hui face à face les sunnites et les chiites n’est pas né de divergences théologiques, il a surgi d’une question de pouvoir. En 632, à la mort du prophète Mohamed, qui n’avait que des filles et n’avait pas préparé sa succession, les partisans de son gendre Ali ont trouvé chez les premiers disciples des rivaux qui ont pris la tête des croyants, en faisant d’Abou Bakr, contre Ali, le premier calife.
La prise du pouvoir ensuite par Ali vingt-cinq ans plus tard, son assassinat, puis celui de son fils Hassan, la mort aussi de son second fils Hussein, tué lors de la bataille de Kerbala, et le retour des sunnites à la tête de l’islam lorsque Muawiya se proclame calife et fonde à Damas la dynastie des Omeyyades, ces événements tragiques ont contribué à approfondir la rupture religieuse marquée dès l’origine par l’attachement des sunnites à la tradition, au nom de laquelle ils avaient pris le pouvoir à la mort du prophète. La sunna pour eux est l’essentiel de la foi. Il n’y a pas d’intermédiaire entre le croyant et Dieu, donc pas de clergé. Le Coran est divin et la pratique religieuse doit être d’imitation du prophète. Chez les partisans d’Ali au contraire (shia signifie « parti »), le Coran doit être interprété par la raison humaine (cela choque beaucoup les sunnites orthodoxes) et le rôle de l’imam, celui qui est en avant, le guide de la foi, est déterminant.
Les cartes ne sont pas superposées
C’est le fait même que l’islam soit une religion théocratique qui applique cette divergence théologique sur la possession de territoires, dont les cultures propres, les archéologies sociales, lui ont apporté des différenciations religieuses, sociales et politiques. Les divers courants de chacune des deux branches principales de l’islam sont ancrés dans des régions particulières, même si plusieurs ont essaimé ailleurs.
Le schisme ne sépare pas les peuples sur la base de leur différence d’origines ethniques et de langues. Les chiites aujourd’hui (environ 10% des musulmans) sont concentrés surtout sur les rives du Golfe persique ; ils sont majoritaires en Iran, en Azerbaïdjan, en Irak et à Bahreïn, mais il existe des communautés chiites dans plusieurs autres pays, dont l’Arabie saoudite, souvent très différentes dans leurs origines comme dans leurs pratiques. Des trois pays à majorité chiite, seuls l’Iran est perse.
Les autres chiites sont pour la plupart arabes, comme les minorités de la péninsule arabique par exemple, voire turcophones comme les azéris dont la religion majoritaire est le chiisme duodécimain. Ancienne république soviétique, l’Azerbaïdjan est en principe un Etat laïc.
L’Indonésie héberge la plus grande communauté musulmane du monde. Ce sont des sunnites très majoritairement, qui oppriment une minorité chiite. Les sunnites sont aussi majoritaires parmi les musulmans de l’Inde. Les sunnites sont essentiellement arabes dans les pays du Nord de l’Afrique, Maghreb et Machrek, du Maroc à l’Egypte), dans la péninsule arabique et certains pays du Proche – Orient, mais sont turcs, parfois kurdes, en Anatolie. En Afrique subsaharienne ils appartiennent à différents peuples.
Chef politique ou guide de la foi ?
La différence entre les deux branches de l’islam n’est pas dans le dogme, mais sur le plan doctrinal seulement, écrit Aziz Benyahia, (Algérie-Focus.com) en ce que pour les sunnites, le successeur du prophète est doté seulement de compétences politiques, alors que pour les chiites il doit être un guide à la fois politique et religieux, d’où l’importance de leur clergé.
Les chiites ont longtemps représenté une branche dissidente de l’islam, pure et persécutée. « De ce destin tragique des partisans d’Ali et de ses fils, vénérés jusqu’à aujourd’hui comme martyrs, va naître ce chiisme contestataire que l’on connaît aujourd’hui, écrit Henri Tincq dans Slate, toujours en guerre contre le tyran, obsédé par une violence révolutionnaire de type messianique, par des pulsions de pureté et de mort et par l’exaltation du « martyre » offert pour le triomphe de la justice et du véritable islam. »
Les alides (les partisans d’Ali) ont eux-mêmes connus plusieurs scissions, dont la plus connue est celle des ismaéliens, ou septimaniens, dont l’Aga Khan est le chef spirituel, et qui date de la mort du sixième imam chiite, Jafar as-Sadiq (VIIIème siècle). C’est parmi eux que dans la Perse du XIème siècle se forma la secte des Haschichin, jeunes hommes bien entraînés et prêts à tuer et à mourir pour retrouver le paradis que la drogue leur avait fait entrevoir.
La majorité des chiites actuellement appartiennent au courant duodécimain, reconnaissant douze imams, descendants d’Ali et ses successeurs spirituels et temporels, dont le dernier ne serait pas mort mais aurait seulement été « occulté » aux yeux des hommes en attendant la fin des temps où il reviendra apporter la justice et le bien-être sur terre.
Les autres courants sont très minoritaires parmi les alides ; les plus connus sont aujourd’hui les Druzes, par exemple, en Syrie et au Liban, ou les Zaidites, au Yémen.
Chiites pour se démarquer des ottomans sunnites
Ecartés de la politique pendant huit siècles, les chiites ont fait un « retour fracassant » lorsque la dynastie safavide, issue d’un ordre religieux soufi d’origine kurde d’Ardebil, fut fondée en 1502 par le chef de la congrégation, le cheik Ismaïl, réclamant le pouvoir sur les contrées iraniennes. Dès lors « l’Iran, jusqu’alors pays musulman sunnite, devint officiellement chiite duodécimain », notamment « pour se démarquer du pouvoir grandissant des Ottomans sunnites » (Afsaneh Pourmazaheri, Esfandiar Esfandi in Revue de Téhéran). La création d’une théocratie, avec un « Guide parfait » devait permettre « l’homogénéisation nationale et ethnique » de la diversité ethnique des territoires iraniens, menacés à l’est par les Ouzbeks et à l’ouest par les Ottomans. C’était le premier territoire autonome par rapport au pouvoir central sunnite arabe ou turc, avec une séparation effective entre l’Etat et les centres administratifs religieux.
La dynastie Palhévie, dont était issu le dernier shah, a été fondée en 1925 par un général cosaque. Elle avait semblé apporter une ère de modernité en Iran, à la manière du voisin Atatürk, en menant en particulier une profonde réforme du droit, fort mal vue des religieux. Les grandes réformes de la société iranienne, émancipant les femmes, furent approuvées massivement en 1963 par un referendum que boycottèrent les religieux, dont les biens fonciers étaient mis en cause, et par les grands propriétaires hostiles à la réforme agraire. Le clergé déclencha des émeutes. Parmi les meneurs un certain Ruollah Khomeiny, qui fut expulsé l’année suivante. C’est lui qui, après l’insurrection de 1978, devenu ayatollah, fit à Téhéran le 1er février 1979 un retour triomphal.
Le second retour des chiites
« Le rétablissement de la charia et les restrictions apportées aux libertés individuelles entraînent une émigration massive dans les couches les plus privilégiées et les plus cultivées de la population, mais le nouveau régime n’en a cure tant est forte sa volonté de « purification » du pays. Les masses populaires se reconnaissent en revanche en lui en ce qu’il prend le contre-pied d’une occidentalisation assimilée à la corruption et au relâchement des mœurs.
Pour le peuple iranien, la réislamisation prend la dimension d’une affirmation identitaire face à un Occident perçu comme étranger et hostile. Le nouveau régime se gagne également le soutien des déshérités en mettant en œuvre une politique sociale égalitaire qui vise à l’augmentation des salaires ouvriers, en subventionnant les petits paysans et en organisant le partage des grands domaines abandonnés par les émigrés. Cette « réislamisation » désigne un ennemi, l’Occident corrompu, mais cet ennemi est celui à qui l’Iran a dû arracher son propre pétrole après la mort de Mossadegh– ce n’est qu’en 1973 qu’il a pris le contrôle de son industrie pétrolière. La nouvelle République islamique va se trouver sur ce terrain aussi en face du concurrent sunnite de toujours.
Hégémonies régionales
La révolution islamique de l’ayatollah Khomeiny en 1979, renversant le shah et la monarchie sunnite, a marqué la victoire des chiites iraniens. Elle a ensuite « transformé l’antagonisme chiite-sunnite en une ligne de fracture géostratégique entre l’Iran et l’Arabie saoudite, qui pratique un islam wahhabite. Le chiisme dans le monde arabe est alors devenu – ou a été perçu – comme le relais d’une stratégie iranienne hégémonique. Les réseaux financés par l’Arabie saoudite pour la contrer ont engendré des mouvements djihadistes qui ont fini par échapper à son contrôle. »
Pour résumer l’aspect politique actuel du schisme, François d’Alençon explique dans La Croix comment la guerre de huit ans (1980-1988) menée contre l’Iran par l’Irak que soutenaient les Occidentaux et la « quasi-totalité » du monde arabe a poussé Téhéran à chercher des alliés en Syrie où la dynastie alaouite d’Hafez el-Assad est issue du chiisme, et au Liban, où il a soutenu le parti du Hezbollah, chiite lui aussi.
Au Liban, le pays résonne de la rivalité régionale entre l’Iran et l’Arabie saoudite, et accueille aujourd’hui plus d’un million de réfugiés syriens. Le Hezbollah chiite est proche de Téhéran et soutient le régime de Bachar el-Assad en Syrie. Riyad soutient le Courant du Futur du sunnite Rafic Hariri, et les sunnites libanais sont plutôt favorables aux rebelles syriens.
Le Hezbollah a produit en son chef Hassan Nasrallah le « héros arabe » de la guerre contre Israël qui manque aux sunnites, entrainant des conversions au chiisme. Christophe Ayad compare l’assassinat de Rafic Hariri, le 14 février 2005 à celui de l’archiduc Frédéric d’Autriche, le 28 juin 1914 : « un « crime fondateur », dont tous ceux qui étaient concernés comprirent qu’il allait mettre en branle des forces conduisant à un conflit long et sanglant, à savoir le conflit chiites-sunnites qui est en quelque sorte la « première guerre mondiale » du Proche Orient » (Le Monde du 17 février 2015).
La guerre américaine en Irak
L’invasion américaine en Irak enfin, en 2003, et la chute de Saddam Hussein, avaient changé la donne. Les sunnites qui n’y représentent qu’un tiers de la population mais détenaient le pouvoir sous Saddam Hussein, se sont sentis écartés par une « république » dans laquelle les chiites sont majoritaires. Beaucoup parmi les anciens fonctionnaires et les militaires, désœuvrés, se sont radicalisés et ont rejoint Daech, implanté depuis 2014 dans des régions de l’ouest et du nord du pays.
En 2004, le roi Abdallah de Jordanie a ouvert une vaste polémique en parlant d’un « croissant chiite de Téhéran à Beyrouth en passant par Bagdad et Damas » — centré en Iran il joindrait même le Pakistan au Liban en passant par l’Irak et la Syrie – et menacerait l’ « arc sunnite » ou plus exactement l’Arabie saoudite comme puissance régionale, et ses alliés.
Leur crainte que la « révolution islamique » iranienne ne soit exportée est peut-être avant tout celle de l’instauration d’une « démocratie arithmétique » dans laquelle la voix d’un pauvre chiite du Hassa voudrait celle d’un prince saoudien. Si les chiites sont minoritaires en Arabie saoudite, ils sont concentrés principalement dans cette région où se trouve la majorité des ressources pétrolières et gazières du pays.
Bahreïn est peuplé majoritairement de chiites, mais la monarchie qui règne sur le pays depuis 1783 est sunnite et a réprimé sévèrement, avec l’aide de l’Arabie saoudite et de ses amis, les manifestations des chiites, au moment des printemps arabes, pour protester contre les discriminations dont ils sont l’objet.
La guerre par procuration
Au Yémen l’Arabie saoudite et l’Iran s’affrontent par milices interposées avec une intervention de Riyad et de ses amis arabes. Les Houthis s’étaient révoltés contre le pouvoir central, le pouvoir d’Arabie saoudite réprime le mouvement, avec des frappes aériennes depuis mars 2015, et accuse Téhéran de soutenir les rebelles. Les Houthils sont issus de la communauté chiite Zaïdite.
L’Afghanistan et le Pakistan sont des pays à majorités sunnites ; pendant la guerre en Afghanistan au début des années 2000 le soutien financier de l’Arabie saoudite au Pakistan avait permis le développement du hanbalisme et l’émergence des talibans. Au Pakistan, on se souvient que l’attentat commis le 13 mai 2015 visait un bus d’ismaéliens, (qui attendent le retour non pas du douzième mais du 7ème imam)
Interprétation ou imitation, une question politique
Du côté des sunnites, le mouvement salafiste est apparu en Arabie saoudite au début du 19ème siècle. Il défend le retour aux ancêtres (salaf). C’est « une tendance religieuse de régénération de la foi » (Antoine Sfeir), prônant le retour à l’islam des origines par l’imitation de la vie du prophète, et le respect aveugle de la sunna (la tradition), et condamnant toute interprétation théologique, en particulier par l’usage de la raison, toute « superstition », comme le culte des saints, contraire à l’unicité de Dieu, et toute influence occidentale –modes de vie mais aussi démocratie et laïcité. Les salafistes se réclamaient de l’école hanbalite, la plus rigoureuse des quatre écoles juridiques de l’islam, qui a inspiré aussi le wahhabisme réglant encore en Arabie saoudite et au Qatar.
Certains salafistes, au début du XIXème siècle, étaient réformistes, ne réclamant qu’une lecture épurée des textes, mais d’autres plus nombreux actuellement, sont tombés dans un littéralisme aveugle rejetant toute innovation, un fondamentalisme proche de l’extrémisme. Ils ne tolèrent pas la musique, et n’acceptent pas de donner la main aux femmes.
Trois courants salafistes
Ce mouvement s’est divisé en trois courants : le salafisme cheikhite ou quiétiste, non violent, qui se veut non politique, le « réveil islamique », qui est plus politique et le salafisme djihadiste pour lequel tout musulman a l’obligation de porter le fer contre ceux, musulmans ou non, qui oppriment les « musulmans pieux ».
Le salafisme djihadiste, explique Antoine Sfeir, est né au cours de la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan, dans les années 1980. Il est le fruit de la rencontre entre la doctrine traditionnaliste saoudienne et la stratégie de prise du pouvoir des Frères musulmans. C’est là le terreau des futurs terroristes islamiques de la planète. C’était le djihadisme d’Al Qaïda, c’est maintenant celui des combattants du Califat.
La confrérie des Frères musulmans avait été créée en Egypte en 1928 dans l’objectif de libérer les pays des Britanniques et de prendre le pouvoir en rendant l’Egypte aux valeurs de l’islam sunnite. Comme le feront plus tard les islamistes algériens, ils organisent le « secours populaire » tout en diffusant la religion. L’assassinat de leur fondateur Hassan al-Banna en 1949 les jette dans la violence. Ils finiront par s’imposer sur la scène politique jusqu’à faire élire leur candidat à la présidence de l’Egypte, Mohamed Morsi, en juin 2012. Les manifestations de contestation, notamment celles de la place Tahrir, finiront par faire tomber son gouvernement mais laisseront l’armée reprendre le pouvoir, en la personne du général al-Sissi.
Au Maghreb la culture institutionnelle et sociale méditerranéenne s’opposait au fondamentalisme religieux, bien que ces régions aient été islamisées par des alides. Des principes « chiites », il reste peut-être la survivance des marabouts, et d’autres témoins d’un islam plus ouvert… Que serait la culture du Maghreb sans l’« andalouz » ? Pas plus imaginable qu’un Liban où des fondamentalistes voudraient interdire Fairouz.
Des querelles importées au Maghreb
Des Algériens d’aujourd’hui, sunnites, se demandent ce qu’ils font dans cette galère de la sifna, cette « querelle très ancienne, qui nous est tout à fait étrangère », comme l’écrit Aziz Benyahia pour Algérie-Focus.com. Pour lui, ce sont les grandes puissances qui l’ont ranimée, et on ne comprend pas en quoi le peuple est concerné. « Pourquoi un paysan du fin fond de l’Algérie se met brusquement à haïr les chiites ? »
« Cette brutale intrusion est la conséquence directe de celle aussi brutale d’une vision dévoyée de l’islam, ramenée en Algérie dans les bagages de « missionnaires » formatés dans des universités et officines wahhabites pour accentuer l’hostilité envers son ennemi héréditaire, à savoir La Perse ».
« L’apport des musulmans persans a été par exemple essentiel, écrit encore Aziz Benyahyia, dans l’exégèse coranique dans la mesure où ils ont accordé la plus grande importance à la notion d’ « ijtihad » (effort sanctifié de compréhension) dès le XIème siècle. Cette démarche avait été complètement occultée par les quatre grandes écoles sunnites et cette occultation a eu pour conséquence la momification de l’islam et son enfermement jusqu’à aujourd’hui, pour le grand bénéfice des wahhabites et des salafistes, opposés à tout progrès dans la réflexion et à toute ouverture au monde moderne et au progrès. »
Et si l’auteur est nostalgique de cet âge d’or où savants et poètes s’exprimaient indifféremment en arabe ou en persan, il moque l’habit religieux des guerres actuelles : « jamais la société des hommes de science et de culture ne s’était encombrée à leur égard de considérations aussi ridicules et réductrices que leurs appartenances à telle ou telle obédience de telle ou telle croyance. »