Il y a peu de temps encore la question était : la Turquie peut-elle devenir membre de l’Union européenne et si oui, quand ? Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis plus de dix ans et qui vient de se faire élire président de la République pour y rester plus longtemps, est en train d’apporter lui-même la réponse. Par sa politique vis-à-vis de « Da’ech », l’Etat islamique en Irak et au Levant, il disqualifie son pays. Les Européens peuvent-ils accepter dans leur club un gouvernement qui bombarde sa propre population, comme vient de le faire l’aviation turque contre le Parti kurde PKK ? Certainement pas.
Voilà un Etat, membre de l’OTAN, candidat depuis des décennies à l’UE, membre théorique d’une coalition contre les djihadistes, et qui mène une politique contraire aux objectifs de ses soi-disant alliés et contraire aussi à ses propres intérêts à long terme. Erdogan passait pour un politicien habile et nul doute qu’il le soit. Il a porté au pouvoir son parti l’AKP, qualifié d’islamique modéré. Si quelques Européens considéraient avec méfiance les poussées de dogmatisme de l’AKP, d’autres voyaient dans cette formation un parti fondé sur des principes religieux, un peu comme les mouvements démocrates-chrétiens d’Europe occidentale.
Erdogan a utilisé les exigences de réformes avancées par l’UE pour se débarrasser de la tutelle des militaires turcs qui se présentaient en gardiens de la révolution kémaliste. Sous couvert de démocratisation, il a peu à peu affaibli les institutions traditionnelles pour étendre l’influence de l’AKP. Est-il depuis le début animé d’un grand dessein visant à transformer la Turquie laïque en un Etat musulman, fut-il modéré ? Ou l’appétit du pouvoir a-t-il grandi en l’exerçant ? Toujours est-il que les libertés ont reculé sous son règne, ce qui a éloigné la Turquie de l’Europe.
Le même constat vaut en politique étrangère. Avec son ministre des affaires étrangères devenu son premier ministre, Ahmet Davoutoglou, adepte d’une stratégie « néo-ottomane », Erdogan voulait « zéro problème » avec les voisins, qu’ils soient syriens, iraniens, voire arméniens ou grecs. Cinq ans après la Turquie est en conflit larvé ou ouvert avec la plupart d’entre eux. Loin d’avoir trouvé des accommodements, elle est de plus en plus isolée. Elle n’a pas réussi à se faire élire membre du Conseil de sécurité, ce qui aurait été impensable il y a encore quelques mois.
Vis-vis de Bachar el-Assad, de « Da’ech », des Américains, des Israéliens, etc., Erdogan a voulu jouer un jeu compliqué qui ne lui vaut que des inimitiés. Alors qu’un processus de paix semblait bien engagé avec les Kurdes du PKK, la guerre en Irak et en Syrie a réveillé les vieilles craintes. Plus que l’Etat islamique, le gouvernement de l’AKP a peur des Kurdes et de la possible création d’un Etat kurde à ses frontières. Il préfère « Da’ech » au Kurdistan. D’où le double jeu mené depuis l’intervention de la coalition contre les djihadistes. La Turquie a laissé passer armes et combattants vers « Da’ech » mais a bloqué les Kurdes qui voulaient se battre, notamment à Kobané.
Curieusement soutenue par la France, elle souhaite la création d’une zone tampon dans le nord de la Syrie qui paralyserait les Kurdes du PYD, le parti frère du PKK. Erdogan prend le risque de rallumer les hostilités avec les Kurdes de Turquie, réduisant à néant des mois d’efforts d’apaisement. Un bilan calamiteux, à l’intérieur comme à l’extérieur, dont il devra un jour rendre compte.