C’est à l’initiative de Cem Özdemir, président du parti Vert, lui-même d’origine turque, que le Bundestag, après bien des hésitations, a mis à son ordre du jour cette résolution à propos de la déportation et de l’extermination des Arméniens de l’empire ottoman, pendant la Première guerre mondiale.
Le point d’achoppement résidait dans la qualification de « génocide »portée sur ces événements. La Turquie officielle récuse ce terme pour parler de « guerre civile ». Si Recep Tayyip Erdogan a accepté de présenter ses condoléances au peuple arménien pour les souffrances qu’il a endurées – c’était au moment d’une tentative de normalisation entre Ankara et Erivan, qui a fait long feu —, il considère que toute allusion à un génocide est une attaque contre son pays. Avant et après le vote de la résolution du Bundestag, il a menacé l’Allemagne de mesures de rétorsion non précisées.
Pour la diplomatie allemande, ce vote ne pouvait pas arriver à un plus mauvais moment. Mais l’Allemagne est une démocratie parlementaire où l’ordre du jour des députés n’est pas dicté par la seule volonté de l’exécutif. Les députés de tous les groupes parlementaires ont pris leur responsabilité. Seule une députée chrétienne-démocrate a voté contre, en expliquant a posteriori qu’il ne revenait pas à un Parlement d’écrire l’Histoire. La résolution était présentée par trois groupes parlementaires, le centre-droit, la gauche et les Verts. Elle était aussi soutenue par la gauche radicale qui n’a pas été autorisée à se joindre aux trois autres.
Des absents de marque
Angela Merkel a fait savoir qu’elle était d’accord avec la résolution mais elle était absente lors du vote « pour des raisons de calendrier ». Le président du SPD, Sigmar Gabriel, par ailleurs vice-chancelier et ministre de l’économie brillait aussi par son absence, tout comme le ministre des affaires étrangères Frank Walter Steinmeier (social-démocrate). Cette abstention pas très glorieuse s’explique sans doute par le souci de ne pas provoquer inutilement les Turcs alors que l’Allemagne compte sur eux pour contrôler le flot de réfugiés en provenance de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan.
L’accord passé entre l’Union européenne et Ankara, sous l’impulsion d’Angela Merkel, ne tient qu’à un fil. Le président Recep Tayyip Erdogan, de plus en plus critique vis-à-vis de Bruxelles, a menacé à plusieurs reprises de le dénoncer si les Européens continuaient à poser leurs conditions à la suspension des visas pour les touristes et les hommes d’affaires turcs se rendant dans l’UE. C’est un des points de l’accord – avec le versement de 6 milliards d’euros pour l’entretien des camps de réfugiés en Turquie et la reprise des négociations d’adhésion. Il se heurte au refus de la Turquie de modifier sa loi antiterroriste qui vise aussi bien les combattants du PKK kurde que les journalistes et les députés contestataires.
Cumhuriyet : la « solitude de 1915 »
Les premières réactions turques au vote du Bundestag ont été très vives. Ankara a rappelé en consultation son ambassadeur à Berlin et convoqué le chargé d’affaires allemand. Le ministre turc des affaires étrangères a qualifié la résolution « d’irresponsable et sans fondement », le porte-parole du gouvernement de « nulle et non-avenue ». La presse turque peint la chancelière avec la moustache et la mèche de Hitler. Les parlementaires allemands d’origine turque sont dénoncés comme des « traitres ». Seul le journal libéral Cumhuriyet parle de la « solitude de 1915 » pour souligner l’isolement dans lequel s’enferme la Turquie à propos des crimes des Jeunes turcs dans l’empire ottoman finissant. Le nouveau Premier ministre, Binali Yildirim, a tempéré le courroux officiel, en déclarant que « quelles que soient les circonstances, [son gouvernement] continuerait ses relations avec ses amis et ses alliés », soulignant que l’Allemagne et la Turquie étaient « deux alliés très importants ».
Indispensable travail de mémoire
Si la résolution du Bundestag est une condamnation des crimes de génocide perpétrés par l’empire ottoman à l’encontre des Arméniens et d’autres minorités chrétiennes, elle n’élude ni la responsabilité spécifique de l’Allemagne à l’époque ni le fardeau du IIIème Reich. Pendant la Première guerre mondiale, la Turquie était une alliée du Reich. Malgré les avertissements de diplomates, Berlin n’a rien entrepris pour empêcher le génocide quand il n’en a pas été complice. Se refusant à donner des leçons aux Turcs et tout en soulignant que la Turquie actuelle ne porte pas de culpabilité dans le génocide, les députés allemands rappellent le travail de mémoire (Vergangenheitsbewältigung) accompli dans leur pays après la Deuxième guerre mondiale. Ils exhortent les Turcs à suivre ce chemin douloureux, si possible en compagnie des Arméniens.