En dépit de la fronde antigouvernementale du printemps dernier, place Taksim à Istanbul, et des violentes manifestations de rue, Recep Tayyip Erdogan a réussi son pari. Sérieusement contesté dans les médias et sur les réseaux sociaux à travers une campagne alimentée par la confrérie de l’imam Fethullah Gülen, son ancien allié qui l’accuse de corruption et de dérive autoritaire, il a remporté les élections municipales et réalisé le « grand chelem » en plaçant l’AKP (45% des voix) à la tête des mairies des grandes villes.
Conforté dans son pouvoir, Erdogan a promis de « faire payer » ceux qui, selon lui, ont ourdi une machination pour le faire tomber. « Nous les poursuivrons jusque dans leur repaire. L’heure du nettoyage devant la justice est venue », a-t-il lancé à l’issue de l’élection.
Mais cette victoire confortable ne devrait pas mettre fin à la crise politique qui déstabilise la Turquie depuis un an. D’autres scrutins se profilent dans les prochains mois : la présidentielle en août et des législatives, au plus tard en 2015.
L’opposition n’est en tout cas pas parvenue à rassembler au-delà de son électorat traditionnel. Le CHP (centre-gauche), qui réalise 27,9 % à l’échelle nationale, ne réussit pas à l’emporter dans les grandes agglomérations, sauf dans les villes d’Izmir et de Hatay. Le Parti de l’action nationaliste (MHP, ultranationaliste) stagne à 15,2 %. Dans la capitale, Ankara, le scrutin a été particulièrement serré et le résultat contesté par la rue qui demande un recomptage ainsi que dans une quinzaine de mairies où des pannes d’électricité suspectes ont perturbé le décompte. Dans le sud-est du pays, à majorité kurde, les électeurs qui soutiennent massivement le BDP, vitrine politique du PKK, place ce parti en position favorable pour négocier avec le gouvernement.
Stratégie de la tension
« Le peuple a aujourd’hui déjoué les plans sournois et les pièges immoraux (...) ceux qui ont attaqué la Turquie ont été démentis », a scandé Erdogan, paradant devant des milliers de partisans en liesse réunis le 30 mars devant le quartier général de l’AKP à Ankara. « Il n’y aura pas d’Etat dans l’Etat, l’heure est venue de les éliminer », a poursuivi le chef du gouvernement face à la foule de ses partisans qui proclamait : « la Turquie est fière de toi ».
Après douze ans d’un pouvoir sans partage à la tête de la Turquie, le Premier ministre confirme ainsi qu’il reste le personnage le plus charismatique du pays mais aussi le plus controversé : acclamé par ceux qui voient en lui l’artisan du décollage économique du pays, mais décrit par l’opposition comme un « sultan » ou un « dictateur » islamiste.
Le ton est donné et les prochains mois devraient accroître les tensions entre le pouvoir et l’opposition. Malmené par les révélations, le gouvernement a répondu par des purges dans l’administration et des mesures autoritaires, notamment le blocage de Twitter et de YouTube, qui lui ont valu une avalanche de critiques en Turquie comme à l’étranger.
Malgré les appels au calme du chef de l’Etat Abdullah Gül, la crise politique qui agite le pays semble devoir se poursuivre jusqu’à la présidentielle ou plus en cas de victoire de Recep Tayyip Erdogan, qui est soupçonné de vouloir modifier la constitution pour instaurer un régime présidentiel.
« Erdogan va devenir plus autoritaire et la Turquie se polariser, avec des risques d’émeutes », affirme Soner Cagaptay, du Washington Institute, cité par l’AFP.
Cette analyse rejoint celle du politologue Ahmet Insel, qui affirme dans un entretien publié dans le quotidien français Libération à la veille des élections : « Erdogan est mortellement blessé, mais il ne tombera pas tout de suite. Quoi qu’il arrive, il ne pourra plus se libérer de ces accusations. Soit il est jugé, ce qui suppose qu’il perde son immunité, soit il cherchera à les étouffer. Mais combien de temps le pourra-t-il ? Même s’il cherche à étouffer les affaires, il sait qu’elles risquent de lui exploser à tout moment à la figure. Il va donc se mettre en position défensive, ce qui chez lui veut dire l’attaque. Jusqu’à présent, cette stratégie de tension s’est toujours révélée payante pour Erdogan ».