Mikhaïl Gorbatchev est arrivé à Berlin, où il est toujours fêté comme un héros, précédé du soupçon de s’être rallié à la politique étrangère de Vladimir Poutine. Dans des déclarations à l’agence de presse officielle russe, il avait donné l’impression d’approuver non seulement l’annexion de la Crimée, ce qu’il avait fait dès le début, mais encore les manœuvres du président russe soutenant les séparatistes de l’est de l’Ukraine.
Dans la capitale de l’Allemagne réunifiée, il a cherché à nuancer sa position. Il maintient ses critiques à l’égard de Vladimir Poutine, en particulier à l’égard de sa politique intérieure qu’il considère contraire à une évolution démocratique. Mais s’il ne défend pas sans condition l’attitude du président russe vis-à-vis de l’Ukraine, il ne veut pas mettre en cause une politique qu’il considère dictée par les intérêts de la Russie. Opposé aux sanctions, partisan d’un dialogue entre la Russie et les Occidentaux, Américains et Européens, il interprète le discours virulent récemment prononcé par Vladimir Poutine à Sotchi comme une offre de négociations cachée derrière une dénonciation peut-être maladroite mais purement rhétorique de la politique américaine : « Malgré la dureté de la critique à l’égard de l’Occident et en particulier des Etats-Unis, je vois dans ce discours un désir de trouver un moyen de faire baisser la tension, a-t-dit, et en dernière analyse de construire une base nouvelle pour un partenariat. »
Si cette interprétation est la bonne, elle serait toutefois plus crédible si elle n’intervenait pas après une violation évidente des principes décidés en commun depuis près de quarante ans (les accords d’Helsinki de 1975) sur l’inviolabilité des frontières et l’interdiction de l’usage de la force pour les modifier. C’est pourquoi aussi la proposition de Dmitri Medvedev, alors président russe, en 2008, de négocier un nouveau système de sécurité avait peu de chance d’être acceptée alors qu’elle intervenait au lendemain de la guerre menée par la Russie contre la Géorgie.
Les Etats-Unis croient avoir gagné la guerre froide
Réunification de l’Allemagne, indépendance des Etats d’Europe centrale et orientale, fin du système communiste, les acquis des années 1989-1990, n’ont pas permis de créer un nouvel ordre mondial ni d’intégrer la Russie dans des institutions paneuropéennes. Pour Mikhaïl Gorbatchev, pour les intervenants russes et pour de nombreux observateurs occidentaux, la raison tient à la croyance qui s’est répandue parmi les dirigeants américains que les Etats-Unis avaient gagné la guerre froide.
Pendant ce moment « unipolaire », les Américains ont agi sans tenir compte ni des intérêts des autres puissances, ni des institutions internationales. Ils ont décidé unilatéralement d’intervenir en 1999 dans les Balkans pour imposer par les armes l’indépendance du Kosovo et ont envahi l’Irak en 2003 pour se débarrasser de Saddam Hussein. Cette guerre est à l’origine du mouvement islamiste contre lequel les Etats-Unis interviennent aujourd’hui après avoir, avec la France et la Grande-Bretagne, précipité la chute de Khadafi et par conséquence le chaos en Libye.
Une politique contraire aux principes gorbatchéviens
Cette lecture univoque de l’histoire écoulée depuis la réunification de l’Europe et la dissolution de l’URSS explique, sinon justifie, la politique de Vladimir Poutine. Mikhaïl Gorbatchev le laisse entendre sans le dire ouvertement. Comme s’il était conscient que l’annexion de la Crimée et l’aide aux séparatistes de l’est de l’Ukraine sont en contradiction avec les principes de non-ingérence, de solution pacifique des différends, etc. qu’il a imposés à la fin des années 1980, contre les pratiques diplomatico-militaires de ses prédécesseurs à la tête de l’URSS.
La « doctrine Poutine », par laquelle la Russie s’octroierait le droit d’intervenir dans les pays étrangers pour « protéger » les Russes ou les russophones, n’est pas très différente de la « doctrine Brejnev » qui permettait à l’URSS d’intervenir dans les « pays frères » pour sauver le socialisme. En mettant officiellement fin à cette « doctrine Brejnev », Mikhaïl Gorbatchev a ouvert la voie à la libération des Etats d’Europe centrale et orientale dont il continue à tirer une fierté justifiée.
Restaurer la place de la Russie
Au-delà de la conscience qu’il a de son rôle historique, le dernier président de l’URSS – et le premier à avoir fait l’objet d’un vote populaire, même indirecte – a l’impression qu’il n’a pas été payé de retour par ses pairs occidentaux quand il a bouleversé la diplomatie soviétique traditionnelle. Au sommet de Londres en juillet 1991, une majorité de membres du G7 ont refusé de l’admettre dans leurs rangs. Il pense, à tort ou à raison, que l’histoire aurait été différente, s’il avait été adoubé par les dirigeants des grands pays industrialisés et avait reçu l’aide financière qu’il en attendait pour sauver une économie soviétique à la dérive.
Sans le dire, il trouve dans la politique Poutine la volonté de restaurer la place de la Russie dans le monde, d’en refaire l’interlocuteur privilégié des Etats-Unis. Il ne désavoue pas les objectifs, même s’il n’approuve pas les moyens.
Le double jeu de Poutine
Les plaidoyers en faveur de la reprise du dialogue et du rétablissement de la confiance auraient plus de poids si Vladimir Poutine ne jouait pas double jeu et ne donnait pas l’impression aux dirigeants occidentaux, y compris ceux qui seraient le mieux disposés à son égard, de les mener en bateau. Par exemple en niant, contre toute évidence, l’implication de soldats russes dans les combats à l’est de l’Ukraine ou en refusant d’imposer un respect des accords obtenus à Minsk, au début septembre, dont la Russie est pourtant signataire.
Deux récits historiques sur ce qui s’est passé après la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide s’opposent. Une réconciliation des lectures du passé récent apparaît comme une condition préalable à la recherche d’un nouveau système paneuropéen de sécurité.