Gérard Grunberg a écrit sur Napoléon Bonaparte un essai politique dont la lecture ne manque pas d’éveiller des échos contemporains. Ce qu’il met en lumière à propos du « petit Corse », on en a beaucoup entendu parler, ces dernières années, à propos d’un personnage moins fulgurant mais néanmoins insistant, Vladimir Poutine. La tentation est grande de lancer quelques passerelles entre deux personnages, appartenant à deux époques qui, a priori, ont peu en commun.
Les deux hommes sont apparus d’abord comme des figures de transition entre deux mondes. Que faire après la Révolution, pour Napoléon ? Sur quel pied retomber après la fin de l’Union soviétique, pour Poutine ? Pour le premier, la question était de savoir comment terminer une révolution. Il fallait feindre d’en conserver les acquis tout en neutralisant les forces qu’elle avait libérées.
Pas de séparation des pouvoirs
La solution napoléonienne fut le pouvoir absolu, pouvoir sur les mots et pouvoir sur les choses. D’abord, ne pas séparer les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire – « Je suis le pouvoir constituant », disait-il. Et empêcher l’apparition de toute sorte de pouvoir à un autre niveau, pas d’autonomie locale, pas de corps intermédiaire. « Des grains de sable » sous le pas du chef. Pas de liberté, bien sûr, la liberté est dangereuse. La presse muselée (censure, limitation du nombre des journaux, responsabilité des imprimeurs, toutes les mesures répressives furent bonnes), le commerce contrôlé – et sans développer ici les conséquences économiques qu’eut le blocus contre l’Angleterre, on peut rappeler que la liberté du commerce ne fut pas tolérée plus que les autres.
Et voilà que se dessine l’image d’un Etat non pas totalitaire – le concept sera forgé plus tard —, mais en tous cas policier. Les Etats policiers ont tous recours aux mêmes méthodes. Il s’agit de surveiller et de réprimer. Napoléon aurait déjà bien voulu mettre tout le monde en fiches. Pour lui comme pour Vladimir Poutine, la question de la culpabilité des accusés était plutôt secondaire. Il l’a bien montré dans le procès contre le général Moreau. Ce général très populaire, dont Bonaparte était jaloux, avait été arrêté à l’occasion d’un complot, mais le tribunal était prêt à l’acquitter en l’absence de preuves. Furieux l’empereur ordonna de le condamner à la prison et finalement à l’exil
La pratique du président russe n’est pas très différente. Absence de garanties judiciaires, détentions arbitraire, internement dans des asiles psychiatriques d’opposants politiques, détention sans jugement des « prisonniers d’Etat » (sous Napoléon), déportation, exil, tous ces procédés leur sont communs pour tenter de juguler l’opposition politique.
La stabilisation après le chaos
Vladimir Poutine aussi s’est présenté comme le passeur entre deux mondes. Comme s’il avait pour tâche de surmonter « la plus grave catastrophe géopolitique du XXème siècle » qu’avait été, selon lui, la fin de l’Union soviétique, afin de conduire la Russie vers la modernité. Mais pas plus que Napoléon, il ne compte sur les institutions pour assurer la stabilisation et le développement du pays après ce qu’il considère comme le chaos de l’époque eltsinnienne.
La Douma est d’abord privée de toute représentation de ce qui pourrait ressembler à une opposition, voire à une critique du pouvoir du chef – le vojd —, avant d’être réduite à de la simple figuration. Les opposants sont emprisonnés ou réduits au silence d‘une manière ou d’une autre, souvent définitive.
Napoléon était un ennemi déclaré de la presse – parce qu’un journal touche beaucoup de monde, beaucoup plus qu’un « harangueur de club » : il impose donc un censeur à chaque journal. Il déteste « la chose imprimée parce qu’elle fait appel à l’opinion et non à l’autorité ». Il exile Madame de Staël parce qu’elle a une passion incontrôlable pour la liberté. La même passion que Anna Politkovskaïa, journaliste qui fit la lumière sur les atrocités de la guerre en Tchétchénie. Elle a été tuée, comme Boris Nemtsov, un ancien ministre des finances qui s’opposait à la guerre en Ukraine. Poutine est-il derrière ses assassinats politiques ? Rien ne le prouve mais comme le dit Andreï Gratchev, ancien porte-parole de Mikhaïl Gorbatchev, la « verticale du pouvoir » revendiquée par Vladimir Poutine implique aussi une « verticale de la responsabilité ».
Le président russe ne s’appuie pas sur les institutions, mais sur les siloviki, sur les organes de forces. Napoléon les appelait simplement « l’épée ».
Le dernier mot reste à la force
Les temps ont changé, les grandes batailles n’ont plus cours, mais la force reste la force. Napoléon avait besoin de la gloire des victoires militaires pour arriver au pouvoir (et il n’a jamais distingué dans son pouvoir le civil et le militaire), et il avait besoin, de son point de vue, de constantes conquêtes pour s’y maintenir. Vladimir Poutine est arrivé au pouvoir, d’abord comme Premier ministre de Boris Eltsine en août 1999 puis comme président à partir de 2000, à la faveur de deuxième guerre en Tchétchénie, et sans doute a-t-il vu dans le dépeçage de la Géorgie en 2008 et dans l’annexion de la Crimée en 2014 les moyens de consolider son emprise sur la société russe. Car ses autres batailles ont lieu aussi sur le champ intérieur.
Pas plus que les autres libertés Napoléon, on l’a dit, ne tolérait celle du commerce. Le blocus instauré pour interdire le continent – le grand Empire – aux marchandises anglaises ruinait les ports et les villes, provoquant crises et mécontentements. L’empereur répondait par la répression et le rétablissement du « livret ouvrier » destiné à domestiquer les mouvements de la force de travail.
Le problème est qu’il n’y a pas de grande entreprise commerciale sans liberté. Vladimir Poutine en fait l’expérience après Napoléon. Lorsqu’en Russie des oligarques réussissent à acquérir par leur propre développement une marge de liberté susceptible de les rendre indépendants du pouvoir, s’ils ne lui prêtent pas allégeance, on leur coupe les ailes voire la tête, en faisant mourir en prison leur avocat, comme Sergueï Magnitkski, ou en les emprisonnant pour une dizaine d’années, comme Mikhaïl Khodorkovski, quand on ne les empoisonne pas directement.
Ce qui était le « blocus » napoléonien a pris des formes plus modernes. On peut désormais, quand on détient un monopole, moduler le prix du gaz en fonction de la soumission des Etats-clients, et ainsi asphyxier économiquement ceux qui auraient des velléités d’indépendance. Le chantage a marché avec l’Arménie ; il a échoué avec l’Ukraine. Mais la Russie se débat aujourd’hui avec les représailles qu’elle a décidées en réponse aux sanctions économiques.
En finir avec l’humiliation
Un thème revient chez Napoléon comme chez Poutine : celui de l’humiliation. L’empereur s’est souvent plaint d’être humilié par les souverains d’Europe, qui ne l’auraient pas considéré comme l’un des leurs à cause de ses origines roturières. Il vient de la canaille, n’est-ce pas ? Il en tire argument pour les attaquer et conquérir leur territoire. Le loubard de Leningrad passé par le KGB a aussi des comptes à régler. Il s’identifie à cette Russie supposée humiliée par les Occidentaux à la fin de la guerre froide et il veut lui redonner son statut d’antan, quand elle se présentait sous les apparences d’une grande puissance nommée Union soviétique. Outre que cette idée d’une Russie humiliée par l’Occident après 1991 est largement fausse, il ne faudrait pas oublier non plus, quand on parle d’humiliation, tous les « petits » peuples d’Europe et d’Asie centrale qui ont été humiliés par Moscou, au cours de l’Histoire, comme le rappelle opportunément le politologue Pierre Hassner.
Fascination et popularité
Si Napoléon Bonaparte exerçait une réelle fascination sur ses contemporains, il faut bien admettre que Vladimir Poutine recueille aussi un large consensus parmi les Russes, d’après des sondages qui ne sont pas tous falsifiés. Les ressorts en sont comparables. En inventant le concept de la souveraineté populaire, la révolution avait ouvert les vannes aux pires détournements.
Si le peuple souverain désigne son mandataire (le plébiscite est plus pratique que l’élection), celui-ci aussitôt devient son maître, surtout s’il n’y a aucun obstacle entre eux, aucun corps intermédiaire ou organe représentatif. Quel besoin de pouvoir législatif, puisque le chef est la représentation directe du peuple souverain, quel besoin d’opposition, puisque le peuple s’est déjà exprimé en faveur de ce souverain ? Il n’y a aucune médiation entre le maître et ses sujets, c’est le despotisme démocratique. Poutine a inventé la « démocratie souveraine » et la « verticale du pouvoir » qui ne sont pas des concepts très différents.
Le lien direct entre le chef et son peuple est renforcé par les exploits extérieurs. La gloire dont s’enorgueillissait Napoléon ne le cède en rien à la fierté nationale que Poutine exalte pour justifier une politique expansionniste dont le moteur est l’appartenance à la nation, voire à l’ethnie, russe. L’objectif principal n’est pas la recherche d’un équilibre entre les puissances mais une visée hégémonique utilisant à la fois la politique du fait accompli et la tromperie comme moyen de la politique. Pour l’un comme pour l’autre, pacta delenda sunt – jamais servanda – les traités sont destinés à être déchirés, ils ne sont que des trêves pour gagner du temps. Gérard Grunberg évoque le « plaisir de tromper » que semblait éprouver Napoléon et qui renvoie au cynisme de Poutine.
Il y a cependant une grande différence. Poutine pense les relations internationales dans les termes qui scellèrent la fin du système napoléonien et se réfère implicitement à l’Europe des puissances réunies au Congrès de Vienne en 1815 pour revendiquer au bénéfice de Moscou un droit de regard sur l’avenir des peuples européens. S’il montre quelque parenté avec l’empereur, le président russe souscrit à la solution diplomatique antinapoléonienne. Deux siècles après, un nouveau Yalta sur le modèle du Congrès de Vienne serait au sens premier du mot « réactionnaire » car il reviendrait à effacer les fragiles acquis de l’après-guerre froide qui bannissaient et le recours à la force et les zones d’influence.
De l’absence de doctrine au syncrétisme
Madame de Staël reprochait à Bonaparte de n’avoir su « fonder ni une institution dans l’Etat, ni un pouvoir stable pour lui-même » ; Metternich remarquait aussi que « Napoléon, tourmentant, modifiant continuellement les relations de l’Europe entière, n’ait pas encore fait un seul pas qui tende à assurer l’existence de ses successeurs ». Il ajoutait, écrit Gérard Grunberg, que Bonaparte était « un homme sans doctrine ».
Il n’avait pas pour ambition première de propager la doctrine universaliste révolutionnaire. Il n’avait avec la liberté d’autre rapport qu’instrumental. Chez Vladimir Poutine, ce qui frappe, ce n’est pas l’absence de doctrine, c’est le trop plein. Dans sa volonté de réaliser la synthèse de toutes les tendances politiques et philosophiques qui ont traversé la Russie depuis des siècles, il emprunte aussi bien au communisme qu’à la religion orthodoxe, à l’eurasisme qu’au panslavisme. Rien n’émerge vraiment de ce magma sinon la nécessité de combler le vide laissé par la disparition du soviétisme et d’empêcher toute autre idéologie, surtout l’idéologie libérale, de s’introduire dans cet espace. L’Etat absorbe et dilue la politique au profit d’un système nomenklaturiste dont la clef de voûte est le chef.